Covid-19 : la justice vaudoise amorce sa reprise. A l’étranger, les procès virtuels sont déjà une réalité.

 

La justice vaudoise a amorcé sa reprise en début de semaine.

Le 16 mars 2020, toutes les audiences jugées non urgentes – plus de 2000 – avaient été annulées, et la notification des décisions judiciaires suspendues.

Depuis le 6 avril 2020, les tribunaux et procureurs vaudois ont progressivement recommencé à notifier leurs décisions.

De nombreux justiciables s’en réjouissent, préoccupés qu’ils étaient de voir le traitement de leur cause ralenti. Que ceux dont l’audience initialement fixée à fin mars, et annulée en raison de la pandémie de coronavirus, ne se réjouissent toutefois pas trop vite. L’ordre judiciaire vaudois annonce en effet que les plannings sont déjà pratiquement complets pour mai et juin 2020.

Or, en juillet, débutent les féries d’été – qui s’étendent du 15 juillet au 15 août. En clair, cela signifie qu’une audience initialement fixée à fin mars et annulée en raison de la situation sanitaire liée au Covid-19 sera vraisemblablement réagendée après les féries d’été. Soit dans le meilleur des cas dès fin août – début septembre 2020. Il faudra donc encore un peu de patience, à tout le moins s’agissant des affaires soumises aux féries. S’agissant des causes non soumise aux féries, à l’image des procédures pénales, ou des procédures civiles sommaires – par exemple des mesures provisionnelles, les justiciables peuvent espérer que les audiences puissent éventuellement être appointées plus tôt.

Délais suspendus

Les tribunaux civils et administratifs ne tiennent en effet généralement pas audience pendant les féries judiciaire. Celles-ci sont fixées par la loi aux périodes suivantes : du septième jour avant Pâques au septième jour qui suit Pâques inclus (sauf cette année, les féries de Pâques ayant exceptionnellement été étendues et avancées pour être fixées du 21 mars au 19 avril 2020 par ordonnance du Conseil fédéral du 20 mars 2020 sur la suspension des délais dans les procédures civiles et administratives pour assurer le maintien de la justice en lien avec le coronavirus), du 15 juillet au 15 août inclus et du 18 décembre au 2 janvier inclus. Ainsi, durant ces périodes, la majorité des délais ne courent pas.

Si elle était considérablement ralentie durant la deuxième partie du mois de mars, la justice n’était cependant pas totalement arrêtée. En effet, les audiences considérées comme urgentes n’ont, elles, pas été annulées. Tel était le cas des audiences concernant des personnes détenues, de celles relatives à des placements à des fins d’assistance, ou d’autres audiences urgentes.

S’agissant de la notification des décisions, qui a repris dans le canton de Vaud depuis le début de la semaine, les délais de recours commenceront immédiatement à courir pour les causes pénales et les autres affaires qui ne sont pas soumises à la suspension des délais. S’agissant des causes civiles et administratives qui bénéficient des féries, les délais de recours ne commenceront à courir qu’à partir du jour qui suit la fin de la période de suspension pascale, soit dès le 20 avril 2020.

Pas d’audiences de jugement par vidéoconférence

Le fait que les audiences annulées ne pourront pas être refixées à brève échéance n’est probablement pas un mal en cette période de pandémie puisque celles-ci impliquent en principe la présence physique des parties, à tout le moins de leurs avocats, et impérativement celle des juges.

Les tribunaux suisses ne tiennent en effet pas d’audience de jugement par vidéoconférence, contrairement à ce qui se pratique désormais en France et au Québec. Dans l’Hexagone, on verra en effet le 8 avril 2020 Christian Quesada, ancien champion d’un jeux télévisé, accusé de délits sexuels, comparaître par vidéoconférence depuis son lieu de détention provisoire en raison du coronavirus. Cette audience vidéo se tiendra à huis clos.

Au Québec, la tenue de procès virtuels dictés par la crise sanitaire a déjà débuté. C’est ainsi que s’est tenu fin mars 2020 le premier procès entièrement virtuel. Magistrats, parties, avocats, et témoins, étaient tous à distance et pouvaient se voir et s’entendre via leurs tablettes ou téléphones. « Une fois que les parties à l’audience ont été branchées au système, cela venait créer une salle d’audience virtuelle où chacune d’elles pouvait interagir avec le juge qui présidait l’audience. Celui-ci s’est assuré que toutes les consignes, particulièrement celles relatives à la confidentialité de l’audience, soient respectées », a précisé le ministère de la Justice à La Presse Canadienne.

La Suisse ne connaît pas une telle pratique. Certes, les auditions par vidéoconférence se pratiquent en matière d’entraide internationale, ainsi que dans des procédure pénales nationales. Le code de procédure pénale prévoit en effet la possibilité, pour le ministère public ou le tribunal d’ordonner la une audition par vidéoconférence si la personne à entendre est dans l’impossibilité de comparaître personnellement ou ne peut comparaître qu’au prix de démarches disproportionnées (art. 144 CPP).  Cela concerne toutefois les auditions réalisées en cours d’enquête. Il ne s’agit pas encore de tenir des audiences de jugement totalement virtuelles.

Dans le canton de Vaud le rapport annuel de gestion du Tribunal cantonal 2019, qui vient de paraître le 6 avril 2020 souligne la poursuite des travaux, dans le cadre du programme suisse d’harmonisation de l’informatique dans la justice pénale (HIJP), en matière de vidéoconférence. Toutefois, là encore, il ne s’agit à ce stade que de permettre aux autorités de disposer de solutions de vidéoconférence pour procéder à des auditions. La tenue d’audiences de jugement entièrement virtuelles, à l’image de ce qui se pratique en France et au Québec, n’est pas (encore?) prévue.

Coronavirus: quelles sanctions pour les contrevenants ?

(Image par Pete Linforth de Pixabay)

Le 16 mars 2020, le Conseil fédéral a durci les mesures destinées à lutter contre le coronavirus : interdiction des manifestations publiques ou privées, fermeture des magasins, restaurants et établissement de divertissement.  Quelles sont les sanctions en cas de non respect de ces règles?

Loi sur les épidémies

La loi sur les épidémies (LEp) prévoit à son article 82 des sanctions allant de la peine pécuniaire à la peine privative de liberté de trois ans au plus pour réprimer notamment le comportement de celui qui, par exemple, enfreint une interdiction totale ou partielle d’exercer sa profession ou certaines activités.

Celui qui se soustrait à une surveillance médicale, une quarantaine ou un isolement qui lui ont été imposés peut pour sa part être puni d’une amende allant jusqu’à 5000 francs (art. 83 LEp). Il en va de même de celui qui contrevient à des mesures visant la population (comme la fermeture des écoles, de certains bâtiments, l’interdiction de manifestations) ou enfreint des dispositions sur l’entrée ou la sortie du pays.

Ordonnance 2 COVID-19

L’Ordonnance 2 sur les mesures destinées à lutter contre le coronavirus telle que modifiée le 16 mars 2020 prévoit que quiconque, intentionnellement, s’oppose aux mesures prises, est puni d’une sanction allant de la peine pécuniaire à la peine privative de liberté de trois ans au plus (art. 10 d).

Cela dit, le comportement d’une personne qui contreviendrait aux mesures prises par le Conseil fédéral pourrait même être puni plus sévèrement. Tel sera le cas si son comportement constitue une infraction plus grave réprimée par le droit pénal, par exemple la propagation d’une maladie de l’homme.

Code pénal

L’art. 231 du code pénal réprime la propagation d’une maladie de l’homme. Cette disposition légale permet de punir celui qui, par bassesse de caractère, aura propagé une maladie de l’homme dangereuse et transmissible. Dans ce cas, la sanction minimale est la peine privative de liberté pour un an au moins. Elle peut aller jusqu’à cinq ans au plus.

La maladie propagée doit être dangereuse, c’est-à-dire propre, avec une probabilité élevée, à causer la mort, un danger de mort ou des atteintes graves à la santé. Cette disposition pénale, qui a d’abord concerné des épidémies telles que la peste ou le choléra, a ensuite été appliquée dans des cas de transmission du VIH. La grippe saisonnière n’a jamais été considérée comme entrant dans le champ d’application de cette norme. Il en ira à n’en pas douter différemment du coronavirus qui sévit actuellement. L’Office fédéral de la santé publique a en effet confirmé que le Covid-19 est une maladie dangereuse au sens de l’article 231 du code pénal.

L’infection intentionnelle, par exemple par haine, esprit de vengeance ou vilenie, d’une seule personne suffit a priori pour que cette infraction puisse être réalisée, car elle met en danger un nombre indéterminé de personnes (la jurisprudence ayant précisé que cette mise en danger pouvait revêtir un caractère abstrait). En clair: il suffit qu’une seule personne soit atteinte par la maladie dans la mesure où elle peut à son tour contaminer un ou des tiers.

La propagation du coronavirus pourrait également tomber sous le coup des infractions de lésions corporelles intentionnelles ou par négligence.  On peut également penser, dans des cas extrêmes, aux infractions contre la vie: meurtre ou homicide par négligence.

Bien évidemment, il faut espérer que la responsabilité individuelle et le bon sens prévaudront et que les les nouvelles règles seront scrupuleusement respectées, sans qu’il ne faille en arriver à sanctionner.


Mise à jour du 21 mars 2020

On vient d’apprendre qu’une première condamnation a été prononcée par le ministère public valaisan à l’encontre d’un gérant de bar-restaurant au motif que le 17 mars, vingt personnes consommaient sur la terrasse de son bar-restaurant. Le gérant de l’établissement a été condamné par ordonnance pénale à une peine pécuniaire de 60 jours-amende avec sursis durant deux ans et à 2000 francs d’amende.

La liberté d’expression prime dans l’affaire Ramadan

Tariq Ramadan (By Irfan kottaparamban (Own work) [CC BY-SA 4.0], via Wikimedia Commons)
Dans un arrêt du 16 janvier 2020 (TF 1B _435/2019), rendu public début février, le Tribunal fédéral a confirmé le refus du Ministère public genevois d’ordonner à la femme ayant déposé plainte le 13 avril 2018 et à ses avocats de garder le silence sur la procédure.

Le Tribunal fédéral a rappelé qu’à l’exception des membres des autorités pénales, les parties et autres participants à la procédure (à l’exception du ministère public) ne font en principe l’objet d’aucune interdiction de communiquer les faits dont ils ont connaissance dans le cadre d’une telle procédure. Les parties à un procès pénal bénéficient en effet en principe du droit de s’exprimer librement sur l’affaire.

Le silence imposé doit rester exceptionnel

Notre code de procédure pénale prévoit néanmoins la possibilité d’obliger la partie plaignante, d’autres participants à la procédure ainsi que leurs conseils juridiques à garder – provisoirement – le silence sur la procédure et sur les personnes impliquées, lorsque le but de la procédure ou un intérêt privé l’exige (art. 73 al. 2 CPP). La direction de la procédure doit toutefois faire preuve de retenue dans le prononcé d’une telle injonction. En pratique une telle interdiction de communiquer n’est d’ailleurs pas fréquente.

Selon les juges de Mon-Repos, le silence ne saurait ainsi être imposé aux parties que pour des motifs importants, notamment en présence d’indices concrets d’un risque d’influence sur le cours de la procédure ou d’un risque d’atteinte aux droits de la personnalité d’une autre partie.

Pas de préjudice à la présomption d’innocence

Dans l’affaire qui nous occupe, le Tribunal fédéral a considéré que les articles dont se plaignait le prévenu faisaient état d’éléments antérieurs à l’ouverture de l’enquête ou ne révélaient pas le contenu même de l’instruction. Le Tribunal fédéral a précisé que rien ne permettait d’affirmer que la plaignante ou ses conseils auraient été la source des fuites et informations parues dans la presse.

Notre haute Cour a enfin souligné que le prévenu et ses conseils ne manquaient pas eux aussi de s’exprimer dans la presse. Dans ces conditions selon le Tribunal fédéral, il n’y a pas à craindre une information unilatérale par les médias préjudiciable à la présomption d’innocence ou au déroulement de la procédure pénale.

Sans surprise, les juges de Mon-Repos ont ainsi confirmé la décision du Ministère public de la République et canton de Genève ayant refusé d’imposer le silence à la partie plaignante et à ses avocats.

Le Liban, la nouvelle prison de Carlos Ghosn?

Carlos Ghosn (crédit : wikimedia)

Lors de la conférence de presse qu’il a donné le 8 janvier Carlos Ghosn s’est dit prêt à rester longtemps au Liban. Heureusement pour lui, car il risque de n’avoir guère d’autre choix. D’ailleurs, le 9 janvier, les autorités libanaises lui ont interdit de quitter le territoire libanais.

Notice rouge non contraignante

Depuis la fuite de l’homme d’affaires franco-libano-brésilien en fin d’année dernière, le Japon a obtenu l’émission d’un avis de recherche international par l’Organisation internationale de police criminelle (Interpol). Cette « notice rouge » a pour but de localiser et arrêter l’ex-patron de Nissan, en vue de son extradition. Il ne s’agit toutefois pas d’un véritable mandat d’arrêt puisque Interpol ne peut pas contraindre un pays à arrêter une personne faisant l’objet d’une telle notice. Au contraire, chaque pays membre est libre de décider de la valeur juridique à accorder à une notice rouge. Il n’en demeure pas moins que cette situation rend hasardeux tout voyage à l’étranger.

On le sait, l’ancien patron de Nissan ne risque pas d’être extradé du Liban, pays dont il détient la nationalité et qui n’extrade pas ses ressortissants. Par contre, hors des frontières de ce pays, le danger d’arrestation ne saurait être exclu. Et il existe même à bien des frontières, l’Organisation internationale de police criminelle Interpol comptant 194 pays. Aussi, Carlos Ghosn respectera sans nul doute l’interdiction qui lui a été signifiée le 9 janvier par les autorités libanaises.

Mandat d’arrêt européen

Le système de la « notice rouge » se distingue des obligations qui découleraient par exemple d’un mandat d’arrêt européen. Celui-ci est en effet contraignant. De plus, dans l’hypothèse d’un mandat d’arrêt européen, les États membres de l’UE ne peuvent en principe pas refuser de remettre leurs propres ressortissants. Enfin, selon le mécanisme du mandat d’arrêt européen, la demande émanant de l’autorité judiciaire d’un État membre de l’UE en vue de l’arrestation d’une personne dans un autre État membre et de sa remise pour l’exercice de poursuites pénales à son encontre impose aux autorités judiciaires sollicitées de statuer abstraction faite de toute considération politique.

Interdiction de quitter le Liban

Le 9 janvier 2020 la justice libanaise a interdit à l’homme d’affaires de quitter le Liban. Elle a demandé aux autorités japonaises de lui transmettre le dossier concernant son ressortissant afin de déterminer si des poursuites pénales doivent être engagées contre lui au Liban en application du droit libanais. Notons que si Carlos Ghosn devait être jugé au Liban pour les faits objet de l’enquête pénale japonaise, qu’il soit acquitté ou condamné, il n’est pas certain qu’il puisse opposer ce jugement aux autorités du pays du soleil levant. En effet, l’application du principe selon lequel nul ne peut être jugé deux fois à raison des même faits (ne bis in idem) dépend de la teneur du droit interne national et des conventions internationales trouvant application. Ce principe est par exemple garanti par les accords de Schengen (art. 54 CAAS), auxquels ne sont partie ni le Liban ni le Japon.

Le Japon acceptera-t-il de transmettre le dossier de Carlos Ghosn au Liban ? Dans l’affirmative, il prend le risque que le Liban fasse une autre appréciation des faits objets de la procédure. Dans la négative, il prend le risque d’une certaine perte de crédibilité liée à un tel refus.

Extradition selon mandat d’arrêt européen (MAE)

Au moment de décider de fuir, l’homme d’affaires aurait également pu songer à se rendre en France, dont il possède aussi la nationalité, et qui n’extrade pas non plus, en principe, ses ressortissants. Le fait que deux enquêtes pénales soient pendantes à son encontre en France, notamment pour d’abus de biens sociaux et corruption l’en a peut-être découragé.

Surtout, la France faisant partie de l’Union européenne, elle est soumise au système du mandat d’arrêt européen (MAE) décrit ci-dessus. Certes, un tel mandat ne peut pas être décerné par le Japon. Mais, si Carlos Ghosn s’était réfugié en France, et qu’il devait par hypothèse être l’objet d’une autre enquête pénale ouverte dans un autre pays de l’Union européenne, la France, compte tenu du mécanisme du mandat d’arrêt européen (MAE), aurait pu être contrainte de le remettre à cet autre Etat européen. Et cela malgré sa nationalité française. Selon les circonstances, cet autre Etat européen aurait alors pu quant à lui être amené à son tour à remettre l’intéressé au Japon.

Extradition hors convention internationale

Il n’est en effet pas nécessaire qu’il existe une convention d’extradition entre le pays dans lequel se trouve une personne recherchée et celui qui en demande l’extradition pour qu’une telle extradition puisse intervenir. En Suisse par exemple, les conditions auxquelles nos autorités accordent l’extradition à la demande de pays tiers, hors toute convention internationale, sont régies par la loi fédérale sur l’entraide internationale en matière pénale (EIMP).

Si Carlos Ghosn était appréhendé en Suisse

Ainsi si l’ancien patron de Nissan était arrêté en Suisse, par exemple s’il devait y faire escale pour se rendre en France, il pourrait en théorie être extradé vers le Japon. Et cela en dépit de l’absence de convention d’extradition entre la Suisse et le Japon.

Avant d’ordonner une telle extradition, les autorités helvétiques devraient toutefois s’assurer que le Japon respecte, en termes des droits de la défense, les standards prescrits par le Convention européenne des droits de l’homme. En effet, selon la loi suisse, une demande de coopération en matière pénale est irrecevable si la procédure étrangère n’est pas conforme aux principes de procédure fixés par la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) (art. 2 let. a EIMP). La Suisse devrait donc vérifier les critiques émises par Carlos Ghosn à l’égard du système judiciaire japonais, s’agissant notamment de la présomption d’innocence et des facilités nécessaires à la préparation de la défense d’un accusé (art. 6 CEDH), et pourrait, selon son appréciation, refuser d’ordonner son extradition.

Attention à ce que vous dites à votre avocat

Le Tribunal fédéral vient tout récemment de rappeler qu’il est possible de se rendre coupable de diffamation ou de calomnie par les propos que l’on tient à l’égard de son avocat (TF 6B_127/2019 du 9 septembre 2019 mis en ligne mardi). Il confirme ainsi sa jurisprudence, très stricte, malgré les critiques émises en doctrine.

Se rend notamment coupable de diffamation celui qui, en s’adressant à un tiers, aura accusé une personne ou jeté sur elle le soupçon de tenir une conduite contraire à l’honneur (art. 173 al. 1 CP). Si l’auteur connaissait la fausseté de ses allégations, on parle de calomnie (art. 174 ch. 1 CP). A défaut de «tiers» à qui de tels propos sont relatés, la commission des infractions de calomnie ou de diffamation est exclue.

L’avocat peut être un tiers

En l’espèce, Ministère public genevois avait refusé d’entrer en matière sur la plainte pénale dont il avait été sais au motif que les propos incriminés avaient été tenus dans le cadre du mandat confié par l’intéressé à son avocat. Selon le procureur, ce mandataire revêtait ainsi la qualité de «confident nécessaire», ce d’autant que les propos tenus ne devaient pas être communiqués à d’autres tiers.

Les juges de Mon-Repos ont  au contraire estimé qu’il n’était pas exclu que l’intéressé ait transmis les informations incriminées à son avocat dans le but que son conseil s’en serve. Il n’était par conséquent pas possible, préalablement à toute instruction, de nier que l’avocat puisse avoir la qualité de tiers et de refuser d’entrer en matière sur la plainte pénale pour ce motif.

Pas de condamnation si l’on est de bonne foi

Notre haute cour a rappelé ce qu’elle avait déjà énoncé dans un ancien arrêt: La personne qui est l’objet d’une poursuite pénale ou qui souffre de difficultés financières ou autres doit pouvoir s’épancher dans le cabinet de son mandataire. Le client doit toutefois s’en tenir à des assertions qui se rapportent à son affaire et qui ne sont pas absolument dénuées de fondement. A condition de respecter ces limites, le client échappera à toute condamnation pénale. Il pourra en effet se prévaloir d’un motif suffisant et administrer les preuves libératoires énoncées à l’art. 173 ch. 2 CP.

En effet, selon l’art. 173 ch. 2 CP l’inculpé n’encourra aucune peine s’il prouve que les allégations qu’il a articulées ou propagées sont conformes à la vérité ou qu’il avait des raisons sérieuses de les tenir de bonne foi pour vraies. Ainsi, il suffira à l’intéressé d’invoquer certains indices à l’appui de ses déclarations pour établir sa bonne foi conformément et obtenir son acquittement. 

 


 

Revirement de jurisprudence dans un arrêt rendu le 29 septembre 2022 (TF 6B_1287/2021, cons. 2.3.3) :

De la même manière, il ne saurait être fait abstraction du contexte particulier dans lequel s’inscrit un entretien entre un avocat et son client.  
Il faut en effet prendre en considération que, par la nature de ses activités de conseil juridique ainsi que par le secret professionnel auquel il est soumis (cf. art. 13 LLCA), l’avocat assure à son client un climat de confiance qui leur permet de communiquer d’une manière libre et spontanée, le client pouvant ainsi se livrer en faisant part de sa version des faits, mais également de ses émotions, de son ressenti et de ses opinions. Le client est d’ailleurs bien souvent en conflit avec la personne objet des déclarations litigieuses et se trouve alors animé par une certaine passion. Il en découle que les paroles tenues peuvent parfois dépasser sa pensée, tout comme une forme d’exagération est à cet égard prévisible, ce dont l’avocat, destinataire des propos en cause, est parfaitement conscient (cf. sur ces aspects: BOHNET/MELCARNE, Le client peut-il diffamer en se confiant à son avocat?, in: RSJ 11/2020 p. 369). 
Au vu du cadre particulier décrit ci-avant, le sens de propos tenus à un avocat ne saurait dès lors être apprécié de la même manière que celui de déclarations exprimées à l’égard de n’importe quel autre tiers. Aussi, afin de ne pas compromettre l’exercice d’une communication libre et spontanée entre avocat et client, il se justifie, dans un tel contexte, de n’admettre une atteinte à l’honneur qu’avec retenue. Tel peut en particulier être le cas lorsque les propos en cause n’ont pas de lien avec l’affaire dans laquelle intervient l’avocat et que ceux-ci ne tendent en définitive qu’à exposer la personne visée au mépris (cf. en ce sens: arrêt 6B_229/2016 du 8 juin 2016 consid. 1.3; BOHNET/MELCARNE, op. cit., p. 370). 

 

L’enregistrement des auditions au service de la justice

Lors de sa séance du 28 août 2019, le Conseil fédéral a pris acte des résultats de la procédure de consultation relative à la modification du code de procédure pénale et approuvé le message à l’intention du Parlement. Parmi les modifications retenues par le Conseil fédéral figure l’enregistrement des auditions par des moyens techniques.

Actuellement, la loi exige l’établissement d’un procès-verbal écrit dans lequel les dépositions faites en audition sont consignées séance tenante, pendant que l’audition a lieu. Certes, l’enregistrement de l’audition est en théorie possible durant les débats devant un tribunal – et non pas dans la phase de l’enquête préliminaire –, mais le tribunal doit toujours tenir, en plus, séance tenante, un procès verbal écrit.

Le projet de modification du code de procédure pénale prévoit la possibilité d’établir un procès-verbal ultérieurement, sur la base des enregistrements effectués en audience. Le juge ne sera donc plus obligé, si le projet est retenu en l’état, de consigner immédiatement les déclarations des personnes qui comparaissent. De plus, la possibilité d’enregistrer des auditions sera étendue à la phase de l’instruction qui précède l’audience devant le tribunal.

Pas d’obligation

Toutefois, le projet ne prévoit pas de rendre les enregistrements des auditions obligatoires. C’est regrettable à mon sens, car une telle obligation aurait non seulement le mérite d’uniformiser les pratiques, mais constituerait à n’en pas douter un outil fiable au service de la manifestation de la vérité. Qu’il s’agisse de l’audition d’un témoin, d’un prévenu ou d’une partie plaignante, il faudrait selon moi que chaque déposition soit enregistrée.

Cela permettrait non seulement de couper court à toute discussion sur ce qui a été dit exactement, mais éclairerait le juge qui statuera sur le sort du prévenu sur la manière dont cela a été précisément exprimé. Cela parait d’autant plus opportun qu’en règle générale, les témoins entendus durant la procédure préliminaire ne seront pas réentendus par le tribunal qui jugera de la cause. Cela permettrait enfin d’éviter de procéder à des auditions supplémentaires des victimes, car l’on sait qu’il s’agit souvent d’une épreuve pour elles.

Un robot pour juge? Non merci

La robotisation de la justice est en marche. Après l’Estonie, la France projette de remplacer les juges par des robots dans certaines affaires jugées de peu d’importance, et de plus en plus d’avocats utilisent des logiciels de justice prédictive. Ceux-ci sont destinés à anticiper l’issue d’un litige en se fondant sur une importante masse de données. En Suisse, il n’est pour l’heure pas question de juge-robots, mais le sujet fait déjà débat.

Que nous puissions être jugés par des robots m’inquiète. Car au-delà de la science juridique, des lois et de la jurisprudence, nécessaires au prononcé d’une décision judiciaire, il y a, et il doit y avoir, l’humain. Les juges disposent d’une certaine marge de manœuvre, d’un pouvoir d’appréciation, dans l’application du droit. C’est ainsi qu’ils s’assurent de rendre des décisions justes, non pas seulement techniquement, mais aussi humainement. Comment peut-on confier ce travail à un logiciel?

Le résultat : des décisions standardisées et prévisibles, mais figées et inhumaines 

Certes, confier à une machine le prononcé de jugements assurerait très certainement une meilleure harmonisation des pratiques et des jugements plus prévisibles. Ceci dit, penser que l’intelligence artificielle rendrait des décisions plus «justes» que celles prononcées par des êtres humains, et exempt de tout biais, est un leurre. N’oublions pas que le logiciel en question est conçu par des êtres humains, et alimenté par des données issues de jugements rendus par des hommes et des femmes.

De plus, l’avantage de la prévisibilité, souvent mis en avant, se concrétiserait au détriment de toute souplesse et de tout possibilité d’évolution de la jurisprudence. Un logiciel qui se fonde sur les décisions passées pour rendre les décisions futures figerait définitivement le droit, alors que celui-ci doit au contraire suivre l’évolution des mœurs et de la société, lorsqu’il n’en est pas le précurseur.

Des juges en chair et en os impliquent quelques incertitudes liées aux décisions inattendues, «hors-normes», et aux revirements de jurisprudence, mais aussi le formidable espoir que telle interprétation désuète cède sa place à une décision plus en phase avec l’évolution des mœurs, voire même innovante. Cet espoir est rendu totalement vain en présence d’un programme informatique, même qualifié d’«intelligent». La cristallisation de la jurisprudence à laquelle conduirait une telle forme de justice n’est pas souhaitable. Un logiciel qui ne se fonde que sur les décisions passées, ne permettra plus d’évolution jurisprudentielle. Les jugements “exceptionnels” seront totalement supprimés, et la position – même légèrement – dominante sera renforcée au fil des décisions pour devenir parole d’évangile.

Supposons en effet que selon l’analyse du logiciel, un justiciable dans une situation donnée, n’a obtenu gain de cause “que” 45 fois sur 100. Le juge robot donnera invariablement tort à toutes les personnes se trouvant dans une situation jugée identique (alors qu’elles avaient pourtant 45% de chance de gagner!). Et cette même situation sera rapidement pronostiquée comme n’ayant plus aucune chance de succès.

Le processus judiciaire ne doit pas être déshumanisé

La composante humaine est également essentielle dans le processus judiciaire. La justice ne se contente pas de se dire, elle se rend. Comparaître en audience, pouvoir s’expliquer par oral ou par écrit, être entendu, sont autant d’éléments essentiels qui participent au processus judiciaire et dont les justiciables ont souvent besoin, même dans les affaires que d’aucuns qualifieraient de « petites ».

L’outil informatique est très appréciable pour aider les femmes et hommes de lois dans leur travail, mais il doit rester à cette place. Il y a à mon sens une énorme différence entre se servir d’un logiciel de justice prédictive pour aider une prise de décision stratégique et se servir du même logiciel pour rendre un décision contraignante à l’égard d’un justiciable.

Et même lorsque l’on n’utilise l’intelligence artificielle que comme outil destiné à élaborer une stratégie, je plaide pour que les justiciables et leurs conseils osent, lorsqu’ils l’estiment juste et justifié, se lancer dans des combats pour  lesquels les logiciels ne les donnent pas gagnants. En effet, une idée nouvelle, une situation particulière ou un contexte différent peuvent et doivent pouvoir conduire à un résultat positif. Sinon, la doctrine et la jurisprudence – même légèrement – majoritaire deviendra vite pensée unique.

Un robot comme assistant, oui. Comme juge, non merci.

Lire les e-mails de son mari? Gare à la sanction

Tomber par hasard sur le mot de passe de son conjoint, parent, ami ou collègue. Ne pas résister à la curiosité d’aller jeter un oeil à ses e-mail. Gare! La sanction pénale menace. C’est ce que vient d’apprendre à ses dépens une femme qui avait accédé au compte courriel de son époux, dont elle vivait séparée, après en avoir trouvé fortuitement le mot de passe. Et dont la condamnation pour accès indu à un système informatique  au sens de l’art. 143 bis CP vient d’être confirmée par le Tribunal fédéral (arrêt 6B_1207/2018 du 17 mai 2019). Selon cette disposition, quiconque s’introduit sans droit, au moyen d’un dispositif de transmission de données, dans un système informatique appartenant à autrui et spécialement protégé contre tout accès de sa part est, sur plainte, puni d’une peine privative de liberté de trois ans au plus ou d’une peine pécuniaire.

Le tribunal fédéral a précisé que l’accès indu à un compte courriel appartenant à autrui, protégé au moyen d’un mot de passe, est punissable peu importe les circonstances dans lesquelles le mot de passe a été obtenu. Un comportement actif n’est pas nécessaire. Ainsi, le fait que ce soit par hasard que l’intéressée ait trouvé le mot de passe sur une carte que son mari avait laissée sur un bureau dans l’ancien appartement conjugal importe peu.  Même si ce n’est pas par une manoeuvre frauduleuse qu’elle a acquis le mot de passe, elle reste punissable. Le seul fait qu’elle se soit connectée à un compte e-mail qui ne lui appartenait pas en saisissant le mot de passe correspondant, la rend punissable. En effet, l’intéressée est ainsi parvenue à passer outre le système de protection censé lui en empêcher l’accès.

Au surplus, souligne le Tribunal fédéral, il est incontestable que l’épouse en question n’était pas autorisée à se connecter au compte courriel de l’homme dont elle vivait séparée. Que celui-ci ait oublié, dans l’ancien appartement conjugal, une carte sur laquelle était inscrit le mot de passe ne pouvait pas signifier qu’il consentait à un accès à son compte courriel.

Cet arrêt doit être salué. Il confirme s’il était encore besoin qu’internet n’est pas une zone de non droit. La protection de la paix informatique, et du droit du titulaire d’un système informatique d’en maîtriser l’accès ainsi que de la sphère privée (soit des biens juridiques protégés par l’art. 143 bis CP) est importante.

Entraide pénale spontanée: la Suisse bon élève face au reste du monde

L’Office fédéral de la justice (OFJ) a rendu public vendredi 24 mai 2019 son rapport d’activité 2018 sur l’entraide pénale internationale. Il y consacre tout un chapitre à «l’entraide spontanée». Et l’on y découvre des chiffres intéressants.

Aux termes de l’art. 67a de la loi sur l’entraide pénale internationale (EIMP), l’autorité de poursuite pénale suisse peut transmettre spontanément à une autorité étrangère des moyens de preuve qu’elle a recueillis au cours de sa propre enquête, lorsqu’elle estime que cette transmission est de nature à permettre d’ouvrir une poursuite pénale, ou peut faciliter le déroulement d’une enquête en cours. Cette disposition légale n’est pas nouvelle, puisqu’elle est entrée en vigueur il y a plus de vingt ans, le 1er février 1997. Cet instrument a principalement été utilisé ces dernières années par le Ministère public de la Confédération ainsi que par les Ministères publics des cantons de Genève et de Zurich. Le Bureau de communication en matière de blanchiment d’argent (MROS) en fait aujourd’hui également usage dans les cas importants.

Presque à sens unique

Observons les chiffres. Le rapport révèle que «la Suisse transmet nettement plus souvent des informations spontanées à des États étrangers qu’elle n’en reçoit». Et c’est peu dire. Entre 2009 et 2018, la Suisse a effectué 1105 transmission spontanées, à destination en premier lieu des autorités italiennes, françaises, allemandes et américaines. Durant la même période, elle n’a reçu que 41 transmissions spontanées, principalement de l’Italie, du Brésil et de l’Argentine. Si l’on ne considère que 2018, la Suisse a transmis 164 informations spontanées et n’en n’a reçu qu’une seule.

L’OFJ cite l’affaire Petrobras comme exemple de transmissions spontanées. Selon les indications rapportées par l’Office, il a été découvert en Suisse plus de mille comptes bancaires potentiellement liés à des transactions en relation avec les pots-de-vin versés dans le cadre de cette affaire. Le Ministère public de la Confédération a transmis plus de septante fois des informations spontanées relatives à l’existence d’une partie de ces comptes, à leurs détenteurs, aux ayants droits économiques ainsi que des données sur le solde et sur les transactions suspectes. Pour la majorité, ces renseignements ont conduit les États étrangers concernés à déposer les demandes d’entraide judiciaire correspondantes.

Voeux suisses

On ne peut qu’espérer, comme le souligne l’OFJ, que «dans l’intérêt d’un renforcement de la lutte contre la criminalité transfrontalière», «les autorités étrangères collaborant avec la Suisse en fassent un usage plus assidu».

 

 

Récusation: le difficile équilibre entre procès équitable et «judge shopping»

Dans un arrêt du 1er mars 2019, rendu public jeudi, le Tribunal fédéral a admis la demande de récusation qui visait le procureur qui, dans le cadre de l’enquête relative au braquage de la bijouterie veveysanne commis le 18 septembre dernier, avait laissé les autorités françaises libérer deux personnes interpellées de l’autre côté de la frontière. L’amorce d’un revirement de jurisprudence ou une décision isolée ?

Une décision inattendue

Cet arrêt du 1er mars tranche en effet d’avec la jurisprudence particulièrement restrictive rendue habituellement en la matière.

Rappelons que des décisions ou des actes de procédure erronés du procureur ne fondent pas en soi une apparence de partialité. Il faut, pour qu’un magistrat puisse être récusé, qu’il commette des erreurs particulièrement lourdes ou répétées constitutives de violation grave des devoirs du magistrat. Le Tribunal fédéral a-t-il retenu que le procureur vaudois désormais récusé aurait commis de telles erreurs ? Non. Il souligne au contraire que même si le magistrat a «vraisemblablement commis une erreur d’appréciation», c’est «insuffisant pour conclure à une apparence de prévention à l’égard des requérants».

Les juges de Mon Repos ont pourtant jugé que ce procureur devait être récusé. Pourquoi ?

La dénonciation du 1er octobre 2018 au Conseil d’Etat déterminante

Parce que dans le cas particulier, le magistrat en cause sera amené, devant le Conseil d’Etat, à justifier sa position, respectivement à défendre ses propres intérêts. Et qu’il pourrait, «être tenté, pour répondre aux reproches qui lui sont faits dans la dénonciation déposée par les recourants, de minimiser les éléments qu’il avait à sa disposition lors de l’interpellation des prénommés pour justifier leur libération».

Pourtant, selon la jurisprudence constante du Tribunal fédéral, le seul dépôt d’une plainte ou d’une dénonciation pénale contre un procureur ne suffit pas pour provoquer un motif de récusation. «Si tel était le cas, il suffirait à tout justiciable de déposer une plainte contre le magistrat en charge de la cause dans laquelle il est impliqué pour interrompre l’instruction de celle-ci et faire obstacle à l’avancement de la procédure.»

C’est d’ailleurs ce qu’avait rappelé le Tribunal cantonal dans la même affaire. Il avait estimé que les conditions d’une récusation n’étaient pas réalisées. Il avait à cet égard rappelé la jurisprudence constante du Tribunal fédéral qui rappelle régulièrement qu’il ne suffit pas de déposer une plainte ou une dénonciation contre un magistrat pour établir l’existence ou renforcer l’apparence d’un motif de récusation, « un tel procédé n’étant pas susceptible à lui seul de donner à penser que ce magistrat serait immanquablement amené à manquer d’impartialité par la suite, et pouvant même apparaître dans certains cas contraire au principe de la bonne foi en procédure ». Les juges cantonaux avaient ainsi estimé que la dénonciation du magistrat au Conseil d’Etat du 1er octobre 2018 ne constituait pas un motif valable de récusation:  «On ne discerne d’ailleurs pas l’intérêt qu’aurait eut le magistrat à favoriser les deux prénommés».

A l’inverse des juges vaudois, les juges fédéraux ont considéré que  la seule dénonciation de ce magistrat au Conseil d’Etat (sans que cette autorité n’ait encore statué) justifiait sa récusation. Pourquoi ? Car il sera amené à justifier sa position devant le Conseil d’Etat, et pourrait être tenté de minimiser les éléments qu’il avait à sa disposition lors de l’interpellation des prévenus pour justifier leur libération. Pour le Tribunal fédéral: «Dans ces circonstances particulières, les recourants peuvent légitimement redouter que le procureur ne soit pas à même de poursuivre en toute objectivité l’instruction dont il est chargé à l’encontre des deux prénommés sans faire abstraction des griefs émis par les recourants dans le cadre de la procédure de dénonciation au Conseil d’Etat qu’ils ont initiée, et cela indépendamment de l’issue de de celle-ci.» Et de juger que cet situation est de nature à faire naître un doute sur l’impartialité du procureur dans cette affaire.

Cette décision surprend. Elle tranche en effet avec la jurisprudence habituellement très restrictive en matière de récusation. Difficile donc de ne pas voir dans l’arrêt du 1er mars 2019 un possible revirement de jurisprudence qui ne dit pas son nom.

Circonstances semblables, issue différente

Ainsi, à titre d’exemple, le Tribunal fédéral a, dans une décision du 31 octobre 2017 (1B_390/2017) refusé de prononcer la récusation d’un magistrat contre lequel une plainte pénale avait été déposée pour lésions corporelles en lien avec sa décision de mise en détention provisoire qui aurait entrainé l’hospitalisation de la prévenue.

Celle-ci plaidait que le procureur général valaisan aurait intérêt à ce que sa décision de mise en détention provisoire (qui aurait entraîné son hospitalisation) soit jugée licite et proportionnée, et donc que la condition de «forts soupçons» soit remplie. Le représentant du Ministère public aurait ainsi selon elle un intérêt personnel à ce qu’elle soit reconnue coupable dans la procédure pénale qui la visait. La recourante insistait sur le fait que depuis la plainte pénale déposée à l’encontre du magistrat instructeur, le litige aurait pris une tournure personnelle sérieuse et concrète, précisant que le Procureur général devra se défendre personnellement et directement au sujet des accusations figurant dans sa plainte pénale. Et qu’il n’était pas exclu que l’intimé, en cas de faute intentionnelle ou de négligence grave, doive répondre personnellement des conséquences financières du dommage qu’elle aurait subi.

Or, dans cette affaire là, le Tribunal fédéral a estimé ces éléments insuffisants pour faire douter de l’impartialité du procureur. Il relevait que: «la recourante ne démontre nullement que le magistrat intimé aurait répondu à la plainte pénale qu’elle a déposée contre lui de manière à mettre en doute son aptitude à statuer avec l’indépendance et l’impartialité requises. Quoi qu’en pense la recourante, le fait que le magistrat intimé puisse être entendu à la suite de cette plainte pénale ne suffit pas à faire naître des doutes quant à son impartialité.» Dans ces circonstances, le magistrat intimé n’était pas tenu de se récuser spontanément, contrairement à ce que soutient la recourante.

C’était donc à juste titre que la requête de récusation avait été jugée irrecevable parce que tardive (présentée trois mois après le comportement litigieux reproché au magistrat intimé), et rien n’imposait une récusation spontanée.

«Juge shopping»

Pourquoi, dans l’arrêt qui vient d’être rendu, le Tribunal fédéral a-t-il considéré qu’une  dénonciation au conseil d’Etat est, elle, suffisante ? Parce que le magistrat sera appelé à se justifier ? N’est-ce pas également le cas en présence d’une plainte pénale ? N’était-ce pas aussi le cas dans l’affaire qui a donné lieu à l’arrêt du 31 octobre 2017 ? La décision du TF se fonde-t-elle sur le fait que le Procureur incriminé devra se défendre d’un reproche lié directement à l’affaire ? Mais n’est-ce pas le cas également de tout procureur objet d’une plainte en lien avec une instruction particulière dirigée par ses soins ? N’était-ce pas également la situation de l’affaire précitée du Procureur général valaisan contre lequel une plainte pénale avait été déposée en lien avec sa décision de mise en détention ? Le motif est-il à rechercher dans le caractère plus ou moins fondé de la plainte ou dénonciation contre le magistrat ? On comprend en effet à la lecture de l’arrêt du 1er mars 2018 que le TF n’aurait pas approuvé la récusation s’il avait jugé la dénonciation au conseil d’Etat manifestement mal fondé, ou purement chicanière. Mais comment tracer la limite? N’est-ce pas préjuger?

La différence fondamentale entre les deux situations évoquées ci-dessus réside dans le fait que, dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt de 2017, l’administrée avait tardé à demander la récusation du magistrat, de sorte que le Tribunal fédéral a examiné la cause sous l’angle de la nécessité, ou non, d’une récusation spontanée.

Il n’en demeure pas moins que l’on doit s’interroger sur les conséquences de l’arrêt du 1er mars. Suffira-t-il désormais de dénoncer un magistrat puis d’en demander immédiatement la récusation pour l’obtenir ? L’avenir dira s’il s’agit là d’une décision isolée qui sera jugée comme ayant été rendue dans un contexte très particulier, ou si le Tribunal fédéral a ouvert là une brèche qui conduira à un changement de jurisprudence. En matière de récusation, l’équilibre est difficile à trouver. Les critères imposant respectivement permettant la récusation ne doivent être ni trop restrictifs, ni trop ouverts. S’il est trop difficile d’obtenir la récusation d’un magistrat en apparence partial – car c’est bien l’apparence qui est déterminante – il n’y a plus aucune garantie d’un procès équitable. A l’inverse, si les conditions sont trop larges, et aboutissent à des récusations trop fréquentes, le bon fonctionnement de la justice s’en trouvera ralenti et compliqué.

La garantie d’un tribunal (et de magistrats) indépendant et impartial qui découle de la Constitution fédérale suisse ainsi que de la Convention européenne des droits de l’homme est absolument fondamentale et impérativement nécessaire. Et la récusation est le mécanisme indispensable qui permet l’effectivité de cette garantie. Toutefois, l’on peut craindre, si cet arrêt du 1er mars 2019 devait être l’amorce d’un revirement, et que d’autres arrêts semblables devaient s’ajouter à celui-ci, qu’on aboutisse à une forme de «judge shopping». S’il suffit de dénoncer un magistrat pour s’en débarrasser, comment la justice fonctionnera-t-elle?

 

Miriam Mazou

Avocate et chargée de cours à l’Université de Lausanne