Eloge de l’ignorance

 

 

Dans la loi suisse sur l’analyse génétique humaine, il est un article sublime  dont le titre résume toute une pensée politique : « Le droit de ne pas savoir ». Si une femme enceinte bénéficie d’une analyse, qui révèle que le bébé à naître souffrira d’une maladie génétique grave, elle peut néanmoins refuser de l’apprendre. Elle ne sera pas  confrontée à un choix difficile. Elle ne choisira donc pas, en toute ignorance de cause. Elle sera dès lors une victime, mais pas une responsable : l’aveuglement est la meilleure attitude de repli devant un réel insoutenable.

Et ce n’est qu’un exemple parmi beaucoup d’autres. En certaines circonstances, sous l’éventualité d’une menace sur la santé, l’économie, le climat, la sécurité, certains préfèrent ne pas savoir. Ou pour dire les choses brutalement, ils préfèrent ignorer. La culture politique du pays possède un droit, qui n’est drôlement pas noté dans la constitution fédérale : le droit à l’ignorance.

Ce droit furtif va à l’encontre de deux articles explicites de la Constitution, le droit à la formation (Art. 19 et 20 Cst) et le droit à l’information (Art. 16 et 17 Cst). Nuance importante : ce sont des droits mais pas des devoirs. Car aucun citoyen n’est tenu de réussir son école obligatoire, ni d’acheter des journaux, ni de regarder la télévision, ni d’assister à des réunions électorales. Peut- être devrait-on ajouter un alinéa à l’article 10  Cst : « tout être humain a le droit à l’ignorance ».

En premier lieu, une ignorance réelle et spontanée permet d’imaginer des solutions simples à des problèmes compliqués, ainsi que des solutions apparentes à des problèmes insolubles. C’est le vaste domaine du yaka, yakapa, isufi. C’est l’évocation rituelle du bon sens, qui est la chose la mieux partagée du monde, puisque chacun pense en être pourvu, voire en être le détenteur privilégié. Or, c’est le concierge de l’esprit : il ne laisse pas pénétrer les idées suspectes parce que nouvelles. Pour les intellectuels en revanche, cette lamentable secte, l’intelligence commence précisément là où s’arrête le bon sens, dont ils sont donc dépourvus. Leur bon sens se perd par l’étude, la réflexion, la pensée, l’introspection, la formation.

En Suisse, on se lamente vertueusement sur le taux d’abstention lors des votations ou des élections. On devrait plutôt s’en réjouir, car il mesure le taux des ignorants, une majorité de braves gens qui ne savent pas quel parti adopter, qui ne savent même pas que l’on vote ou même qu’ils ont le droit de vote. C’est de la modestie, voire de l’humilité. Pour autant, ceci ne signifie pas que la minorité de ceux qui votent tout de même ne comprendrait pas elle aussi une majorité d’ignorants. Mais ces derniers font au moins l’effort de ne pas apparaitre pour ce qu’ils sont. C’est l’hommage révélateur du vice à la vertu. Ils votent ainsi au hasard ce qui entache les prévisions des sondages d’une marge d’erreur considérable. Prédire le résultat d’un vote ressemble de plus en plus à prévoir la sortie d’un numéro à la roulette. La science de la démocratie référendaire s’apparente de la sorte à la mécanique quantique qui est le lieu d’un hasard essentiel.

A côté de cette masse naturelle d’ignorants innocents, il est une classe d’ignorants délibérés. Ce sont ces prétendues élites que l’on daube actuellement : universitaires, journalistes, politiciens, artistes, sondeurs, et même des milliardaires simulant l’inculture pour se faire élire par la masse. Dans la mesure où ils ont accès à toute l’information et où ils jouissent par leur formation de la capacité de l’apprécier, ils sont placés devant un choix redoutable : comment démêler la complexité inextricable du monde, sinon en ignorant délibérément des faits, en simplifiant outrageusement la réalité, en éliminant les facteurs gênants pour aboutir à une situation simple qui dicte une politique évidente.

Cependant, toutes les élites ne pratiquent pas une commune ignorance et elles ne travestissent pas réalité de la même façon : c’est pourquoi il y a une droite qui néglige le social, l’écologique, le souhaitable en un mot et une gauche qui omet la finance, le marché, le possible en bref. Chaque aile ferme un œil pour mieux ouvrir l’autre. Ces deux travestissements du monde définissent l’enjeu de la politique, réduite à une sorte de match de football entre deux équipes portant des maillots de couleurs différentes, qui chantent cependant à l’unisson l’hymne national au début de la partie.

 

Jacques Neirynck

Jacques Neirynck est ingénieur, ancien conseiller national PDC et député au Grand Conseil vaudois, professeur honoraire de l'École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), d'origine belge, de nationalité française et naturalisé suisse. Il exerce la profession d'écrivain.