Les piliers de la démocratie sont la formation et la culture

La démocratie se mérite. Elle s’apprend. C’est tellement difficile qu’il faut compter en siècles. Est-ce un hasard si les pays scandinaves et la Suisse réussissent leurs démocraties ? Leurs racines se situent dès le Moyen Age. En sept siècles, la majorité des citoyens peut apprendre que le but de la politique n’est pas d’imposer le pouvoir de cette majorité, mais de respecter toutes les minorités qu’elles soient d’origine linguistique, ethnique, religieuse ou même sexuelle En fin de compte. la démocratie se résume au respect de chaque personne dans sa singularité. Elle est à la fois libérale parce que la responsabilité matérielle de chacun est nécessaire et cependant sociale car la solidarité s’impose en cas de malheur.

En sens contraire, il est des cas d’école. La France ne réussit pas à se dépêtrer de son modèle monarchique et aristocratique, car le petit peuple n’a que très peu voix au chapitre et que la simple idée d’une législation avec la soupape du référendum fait horreur. D’autres pays sont encore plus loin du compte : la Russie, la Chine, la Turquie, l’Arabie saoudite. Même si le processus est enclenché, sa réussite n’est pas en vue.

La grande découverte de cette semaine est la réalité décevante des Etats-Unis. Longtemps présentés comme une démocratie modèle, comme la matrice sur laquelle réformer toutes les dictatures du monde, la victoire de Trump a dévoilé la reine des nations. Ce qui semble aujourd’hui le plus inconcevable, c’est le déni des valeurs des Pères Fondateurs de la nation, ces immigrants venus du monde entier précisément pour fuir l’oppression et construire un pays de liberté, auquel une statue gigantesque prête un visage dès le port de New York. Comment peut-on depuis quatre siècles respecter des valeurs et subitement les nier ? Comment un personnage grossier, vulgaire, sexiste, affairiste, menteur s’est fait élire pour incarner les valeurs fondatrices ?

Les explications sont demeurées à la superficie : ce serait la mondialisation, la numérisation, les crises financières, l’écume des finances. Or, une composante révélatrice du discours trumpien est ce procès des élites représentées par Hillary Clinton. Il a donc fallu que la majorité du peuple ne se sente pas en consonance avec ces élites. On le comprend tout de suite en effectuant un voyage d’une côte à l’autre et en rencontrant l’Amérique profonde. Elle n’a rien à voir avec la Nouvelle Angleterre ou la Californie. C’est sur les rives océanes que se situent les universités prestigieuses, les meilleures du monde, accessibles en payant des dizaines de milliers de dollars chaque année comme minerval. Là se trouvent les théâtres, les salles de concert, les musées, les galeries de peinture, les librairies, les cinémas, en un mot les lieux de culture.

En revanche le reste du pays constitue un désert culturel. La presse locale ne se consacre qu’à la vie régionale, avec une ignorance totale de ce qui se passe dans le reste du monde. Les écoles, les universités sont de bas niveau. Le seul spectacle est dispensé par la télévision, dont les grandes chaines sont financées uniquement par la publicité. Elles diffusent des émissions stupides afin de collecter des téléspectateurs suffisamment abrutis pour être influençables par des séquences publicitaires interrompant les programmes jusque deux fois par quart d’heure.

Les migrants qui ont peuplé le centre des Etats-Unis provenaient des couches les plus défavorisées de l’Europe, fuyant la pauvreté, la persécution, même la famine. Ils n’ont pas emporté leur culture d’origine parce qu’ils n’y avaient pas accès. Dans un village de l’Amérique profonde, même dans une petite ville, inutile de chercher un commerce de proximité, un boulanger, un boucher, un vrai restaurant. Et donc, la défaillance de la démocratie était prévisible. La majorité du peuple américain ne dispose pas des outils pour en faire l’apprentissage en profondeur. Elle est ignorante et inculte.

Dès lors on doit se poser la même question pour les pays européens. Si le pouvoir d’achat de la classe moyenne est manipulé par la publicité et s’oriente vers des gadgets numériques au détriment de ce qui fait la joie de vivre, on aboutira au même résultat paradoxal. Bien que le revenu moyen en parité de pouvoir d’achat aux Etats-Unis (53001 $) soit comparable à celui de la Suisse (53997$), l’usage qui en est fait est totalement différent. Par rapport à un Suisse, l’Etatsunien ordinaire est moins bien logé, nourri, habillé, soigné, distrait ou formé. Le résultat global se mesure à l’espérance de vie, quatre année de moins qu’en Suisse

Il est des Trumps à l’affut en Europe et même en Suisse. Dans la logique de leur action, ils s’efforcent de démanteler le service public de la télévision, ils s’en prennent aux universités, ils rechignent à subventionner la culture, ils veulent boucler les frontières, ils se moquent du droit international. Si on les laisse faire, même ici on aboutira au même résultat. L’ignorance et l’inculture sont les piliers de la dictature.

Jacques Neirynck

Jacques Neirynck est ingénieur, ancien conseiller national PDC et député au Grand Conseil vaudois, professeur honoraire de l'École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), d'origine belge, de nationalité française et naturalisé suisse. Il exerce la profession d'écrivain.