L’appel de Rome

Pourquoi Rome ? C’est là une interrogation récurrente dès que l’on discute de notre lieu de travail avec d’autres collègues chercheurs/ses. Comparée aux pôles technologiques que sont la Silicon Valley, la Chine florissante ou les universités anglo-américaines renommées telles que MIT, Harvard ou Oxbridge, l’Italie semble occuper une place marginale dans l’esprit des scientifiques.

Pourquoi passer du temps à Rome alors qu’il existe d’autres options attrayantes pour qui pense avant tout choix de carrière? Alors que de nombreux chercheurs/ses d’exception sont originaires de la péninsule italienne et beaucoup de recherches excellentes sont en cours dans des institutions italiennes, l’Italie serait moins attractive pour nos chercheurs ?

Du point de vue d’un historien qualifié qui entretient une relation forte avec le passé, une telle affirmation est plutôt difficile à avaler. On est alors amené à répondre par des platitudes, en affirmant que c’est une expérience qui en vaut la peine ou en déclarant quelque chose du genre « en raison de sa riche histoire ». Mais qu’est-ce que Rome a vraiment à offrir pour les personnes qui se consacrent à la recherche ?

Bien sûr, il n’existe pas de réponse simple. Outre les prédilections personnelles, je pense qu’il est possible de défendre l’offre romaine sans avoir recours à une vision de Rome qui reproduit inlassablement sa grandeur historique et ses prétentions impériales. Au-delà des nobles idées, l’histoire joue un rôle essentiel. Je ne peux pas penser à d’autres villes où le passage du temps serait encore plus tangible qu’à Rome. Strates après strates, l’histoire s’inscrit physiquement dans la roche solide, gravant ainsi l’empreinte de la ville, du tumulte de la Rome d’aujourd’hui aux vestiges d’un passé classique largement célébré. Cette situation produit néanmoins d’importants problèmes pratiques, comme par exemple la lenteur d’exécution notoire des grands travaux dans l’enceinte de la ville. Il me suffit d’évoquer la nouvelle ligne C (linea C) du métro de Rome en cours de construction ou, pour être plus précis, constamment interrompue par des régulières découvertes archéologiques. Cela fait partie de la réalité exaspérante des ouvriers romains du bâtiment qui aimeraient probablement achever leur ouvrage plus rapidement. Cependant, cette conscience historique attachée à la ville peut potentiellement agir comme un stimulus.

Permettez-moi de m’expliquer en vous donnant un exemple concret. À quelques pas du Colisée, entre l’ancienne arène et la Basilique Saint-Jean-de-Latran, se trouve la Basilique Saint-Clément-du-Latran, dédiée au pape Clément I, qui selon la tradition fut le quatrième évêque de Rome. À première vue, et face aux multiples églises magnifiques qui peuplent la capitale italienne, cet édifice du début du douzième siècle n’apparaît pas comme un ouvrage particulièrement spectaculaire. Un vaste et grandiose atrium est suivi d’une basilique à trois nefs, garnie d’une abside dorée et d’une voûte décorée de superbes ornementations. Mais c’est en visitant ses espaces souterrains que les véritables réjouissances commencent. Car l’Église est construite sur le sommet d’un bâtiment antérieur datant du quatrième siècle, également composé de trois nefs aux murs richement décorés. En prenant la prochaine volée de marches, des structures encore plus anciennes émergent. Outre les vestiges d’un édifice du premier siècle, on trouve également l’étonnante représentation bien conservée d’un temple de Mithra de la fin du deuxième siècle ou du début du troisième siècle, dédié à la divinité romaine dont le culte fut l’une des plus puissantes croyances rivales des débuts du christianisme. Ces différents niveaux reposent à leur tour sur les fondations d’un autre ensemble architectural, possiblement datant de l’ère républicaine, qui aurait été détruit par l’incendie dévastateur de l’an 64 de notre ère.

Toutes ces strates peuvent être observées sur place, elles révèlent ainsi l’histoire mouvementée d’un lieu particulier. Mais quel est le rapport entre la sédimentation historique sous la basilique St-Clément et la capacité de la capitale italienne à attirer le monde de la recherche ? Personnellement, je pense qu’elle forme le point de départ d’une réflexion, entre autres choses, sur les impondérables du temps, la fluidité de l’espace et le changement constant de la société. Pour d’autres, bien sûr, elle peut signifier quelque chose de complètement différent. L’essentiel ici, c’est que l’inspiration est nécessaire à l’exercice de la recherche et à cet égard, Rome a beaucoup à offrir. En tant que chercheur et spécialiste passionné de l’histoire du christianisme primitif, il est probable que mon opinion soit partiale quant à l’importance de la pensée historique. Je maintiens cependant l’idée qu’une vision historique permet de mettre l’actualité en perspective. On est immédiatement tenté de penser aux disciplines les plus évidentes telles que l’histoire, l’archéologie, la philosophie, la littérature et l’art, pour lesquelles Rome a souvent été un lieu de référence. Mais d’autres domaines d’expertise tels que l’architecture, la sociologie, l’économie, les sciences politiques et celles de l’environnement, bénéficient également de ce contexte réflexif – que ce soit pour réfléchir au changement climatique, à la numérisation, au développement urbain, au patrimoine culturel ou encore à l’identité civique.

Outre le terrain fertile qui nourrit les idées, l’aptitude à établir des liens avec la communauté scientifique est un autre facteur clé de la production du savoir. À une époque où les problèmes d’envergure mondiale ne peuvent plus être résolus à l’échelle d’un état – et encore moins par une discipline isolée – des espaces où les chercheur·se·s peuvent se rencontrer et interagir, c’est-à-dire échanger sur leurs résultats, communiquer leurs idées et établir des contacts, sont absolument nécessaires. Rome offre des dispositions unique pour ce type d’activités. Bien sûr, comme dans toutes les grandes villes, nous trouvons des universités, telles que La Sapienza, Tor Vergata ou encore Roma Tre. De plus, la ville accueille des organisations internationales comme l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture ou encore L’Institut européen de recherches spatiales à Frascati. On y trouve également les représentations académiques de divers pays. Leur existence peut être expliquée historiquement : dès le dix-neuvième siècle, lorsque les nations étaient animées d’un enthousiasme pour l’antiquité classique, les gouvernements étrangers ont ressenti le besoin d’établir leur présence dans la ville éternelle. L’Istituto Svizzero a été l’un des derniers à participer à cet engouement. Néanmoins, tout comme les institutions françaises, allemandes, britanniques et américaines, nous sommes un membre actif et fier de cette communauté unique qui offre des opportunités pour la recherche et l’échange.

Au final, en termes d’inspiration et d’interaction, il y a beaucoup à gagner d’une résidence  de recherche romaine, les résidents de Roma Calling l’expérimentent tous les jours !


Adrian Brändli est responsable du programme scientifique de l’Institut suisse. Avec un doctorat en histoire ancienne de l’Université d’Oxford, il a mené des recherches sur l’histoire de l’Antiquité tardive et du christianisme primitif avec une attention particulière aux dynamiques sociales des conflits religieux. Il a commencé sa carrière académique à l’Université de Berne où il a obtenu son diplôme en 2010 avec une thèse sur Cyprien de Carthage. Par la suite, il a été lauréat d’une bourse d’études de la Fondation Berrow qui lui a permis de poursuivre son doctorat au Lincoln College d’Oxford. Adrian Brändli a précédemment occupé des postes académiques à l’université de Berne et d’Oxford. Il est actuellement enseignant à l’Université de Zurich.

Istituto Svizzero

L’Istituto svizzero a plus de 70 ans. Il souhaite se faire mieux connaître et illustrer, grâce aux récits de ses résidents de Rome, Milan ou Palerme, comment cette plateforme interdisciplinaire permet à des artistes et à des scientifiques venus de toute la Suisse de développer leurs projets en croisant leurs expériences et leurs pratiques. Sous l’impulsion d’une nouvelle équipe et de Joëlle Comé, sa directrice depuis quatre ans, l’institut a ouvert des résidences à Milan, la ville du design, de l’architecture et de la mode. Mais aussi à Palerme, la cité qui se situe depuis toujours au carrefour des civilisations et de la Méditerranée. Le blog donne la parole aux résidents et permettra de suivre ces chercheurs tout au long de leur séjour et de leur cohabitation inédite à l’Istituto svizzero. Il informera de l’avancée de leurs recherches qui vont, de l’archéologie à l’architecture, en passant par les arts visuels, la composition musicale ou l’histoire de l’art. Et ainsi de les accompagner dans leur découverte de l’Italie et des trois villes de résidence.