Suisse-UE : le réchauffement tourne à l’enthousiasme

Ou comment interpréter la succession d’événements qui a transformé le temps de réflexion en course contre la montre depuis l’élection d’Elisabeth Baume-Schneider au Conseil fédéral (photo)

 1- Le souffle KKS

22 juin 2014 :  début des négociations sur un accord cadre institutionnel (InstA)

1er semestre 2017 : le Conseil fédéral prend conscience des difficultés de politique intérieure et perspectives de blocage auxquelles mène un projet qui lui échappe de plus en plus. Démission du conseiller fédéral Didier Burkhalter (remplacé par Ignazio Cassis en novembre). Début de vaines tentatives de révision des points les plus sensibles.

31 janvier 2018 : Roberto Balzaretti à la direction des Affaires européennes comme secrétaire d’Etat (jusqu’en octobre 2020, remplacé ensuite par Livia Leu).

23 novembre 2018 : la Commission européenne considère que les négociations sont terminées, ce que la Suisse conteste.

5 décembre 2018 : élection de la Conseillère fédérale libérale-radicale Karin Keller-Sutter, parfois très critique sur la politique européenne du gouvernement. Elle va peser sur le dossier. La Commission fait pression de son côté pour une signature rapide de l’accord à Berne.   

Janvier 2019 : enlisement assumé côté suisse, début des sanctions économiques de la part de Bruxelles (ou « mesures de rétorsion » selon diverses formulations). Blocage des autres dossiers, non renouvellement de l’équivalence boursière en juillet. Non-association au programme de recherche Horizon Europe, fin des mises à jour dans les accords de reconnaissance mutuelle (ARM).

7 juin 2019 : demande de clarifications de la part de Berne sur trois points du projet d’accord : protection des salaires, droit de la citoyenneté européenne en Suisse, aides d’Etat. Les éclaircissement n’apporteront rien de nouveau.

14 octobre 2020 : Livia Leu remplace Roberto Balzaretti à la direction des Affaires européennes.

13 avril 2021 : le président de la Confédération Guy Parmelin se rend à Bruxelles pour officialiser le refus par la Suisse de l’Accord cadre institutionnel en l’état. Discussions exploratoires prévues sur les suites possibles du partenariat. Neuf discussions auront lieu jusqu’au 30 mai 2022).

25 février 2022 : le trio exécutif en charge de la politique européenne du Conseil fédéral (Ignazio Cassis, Karin Keller-Sutter et Guy Parmelin) est en conférence de presse à Berne. Objectif : clarifier la position du gouvernement (1). Il n’y aura pas d’Insta 2. Le projet d’accord cadre institutionnel horizontal, c’est-à-dire applicable à tous les secteurs, est résolument abandonné : «L’Accord institutionnel n’est pas un thème » (Cassis).»  Le gouvernement veut une approche « verticale », chaque accord sectoriel ayant ses propres dispositions institutionnelles (reprise dynamique du droit européen ou non, règlement des différends, etc.).
Les discussions exploratoires vont donner toute l’année l’impression de ne pas avancer. Livia Leu se plaint à plusieurs reprises de la mauvaise volonté des Européens, « qui continuent de faire comme si la Suisse était dans l’UE » (et demandait juste des exceptions). 

2 – Le souffle EBS

7 décembre 2022. Election de la socialiste Elisabeth Baume-Schneider au Conseil fédéral. Il s’agit d’une récente directrice, puis présidente de la Haute Ecole de travail social et de la santé à Lausanne (HETSL). L’une des composantes d’un lobby académique et de la recherche publique très impatient et pressant sur le dossier européen, en vue d’une pleine association au programme Horizon Europe.

En tant que cheffe du Département de Justice et Police, Elisabeth Baume-Schneider va remplacer Karin Keller-Sutter dans le team UE du Conseil fédéral (avec Cassis et Parmelin). A noter que ce trio entièrement latin (mais probablement transitoire) pourrait poser des problèmes de crédibilité en Suisse alémanique sur des questions européennes sensibles (voir le précédent de 1992 avec Delamuraz, Felber et Cotti).  

16 décembre 2022 : dans un entretien avec la NZZ, Ignazio Cassis revient en arrière par rapport aux déclarations du 25 février actant que l’InstA n’était plus un thème. Il précise contre toute attente que l’Accord institutionnel (InstA) est resté la référence dans les discussions avec l’UE (2). On comprend que la Commission le veut ainsi, et que Livia Leu ne parvient pas à en sortir.  

27 février 2023 : une étude économique germano-austro-suisse  (IfW/WIFO/IWP) documente et valide un dépassement de la voie bilatérale, vers un accord de coopération et de partenariat d’inspiration euro-canadienne, ambitieux, incluant les accords bilatéraux actuels. C’est dans l’air du temps depuis deux ans en Suisse, on sait que cela prendra du temps, mais le Conseil fédéral semble avoir subitement rétrogradé. A Berne, on préfère parler de réchauffement dans la relation avec Bruxelles. 

15 et 16 mars 2023 : visite du commissaire européen Maros Sefcovic à Fribourg, à l’invitation d’Astrid Epiney, rectrice de l’Université, fer de lance du lobby académique. Entretien avec le conseiller fédéral Cassis. Le vice-président de la Commission européenne, en charge du dossier suisse, se veut ouvert et rassurant. Il  confirme publiquement que la commission est prête à se rapprocher du verticalisme institutionnel poursuivi par Berne, plutôt que de s’obstiner dans une solution horizontale commune à tous les accords. Sefcovic parle de négociations qui devraient aboutir en été 2024 (avant les changements de personnel à la Commission suite aux élections européennes de juin). Le réchauffement tourne à l’enthousiasme.  

24 mars : déclaration de soutien de la Conférence des gouvernements cantonaux à de nouvelles négociations. « Les cantons accompagneront le Conseil fédéral et le Parlement ». Le communiqué mentionne cependant d’importantes réserves. « La reprise dynamique devra se limiter aux accords sectoriels d’accès au marché intérieur. » Les Accords sectoriels I en d’autres termes, sans qu’il soit précisé si l’approfondissement de la libre circulation des personnes y prendra aussi une tournure dynamique (citoyenneté en particulier).

26 mars : sondage Gfs Bern, commandé par Interpharma. L’association du secteur pharmaceutique communique à ce sujet, en faisant ressortir que les citoyens suisses sont prêts à de nouveaux compromis dans la relation bilatérale avec l’UE. Sur la réserve depuis plusieurs mois, l’organisation faîtière des grandes entreprises (economiesuisse.ch) s’engouffre dans la brèche : « Le dernier sondage de gfs.bern sur la politique européenne montre qu’une majorité croissante de Suisses souhaite développer la voie bilatérale et est prête à accepter des compromis pour y parvenir » (29 mars). Autonomiesuisse.ch, regroupement d’entreprises opposées à l’InstA et à la subordination étendue du droit suisse au droit européen, fait toutefois ressortir que la partie la plus substantielle de l’enquête montre surtout, point par point, l’attachement des Suisses à leur souveraineté.      

29 mars : dans un communiqué totalement inattendu, le Conseil fédéral « arrête la marche à suivre en vue d’un mandat de négociation ». Cette formulation couvre tout ce qui doit être initié ces prochaines semaines à l’échelle de l’administration fédérale, des cantons et des partenaires sociaux pour pouvoir commencer de négocier avec Bruxelles. Un sous-titre parle de « Renforcer l’adhésion politique sur le plan intérieur » (3) : « Concernant la protection des salaires, précise le texte, le Conseil fédéral a chargé le Département fédéral de l’économie, de la formation et de la recherche (DEFR), en collaboration étroite avec les cantons et les partenaires sociaux, d’élaborer des propositions à même de garantir, par des mesures complémentaires, le niveau de protection actuel sur le marché du travail. »

L’idée de manœuvre semble assez claire : introduire des salaires minimaux sectoriels par conventions collectives obligatoires. Obtenir ainsi l’adhésion des syndicats (qui ne commentent pas pour l’instant). A partir de là, un vote populaire positif sur un nouvel accord devient possible. Avec les syndicats, la ratification d’un Accord institutionnel 2 – quel qu’il soit – ne serait pas joué d’avance, mais certainement jouable.

Il sera intéressant d’observer dans quelle mesure la « nouvelle » politique européenne s’immiscera dans la campagne des élections fédérales d’octobre prochain. Interférence transpartisane qu’aucun parti gouvernemental ne souhaitait… sauf la très souverainiste UDC.

10 mai : le transfert à sa demande de la Secrétaire d’Etat Livia Leu à Berlin suggère aussi que l’agréable amélioration des relations euro-suisses pourrait assez vite ressembler à un trivial effet de galerie. Livia Leu incarnait le « tout sauf un InstA 2 ». Moins ambitieuse et plus directe, la phase qui s’engage commence fort, mais pourrait très vite durcir les positions. On ne voit pas très bien pourquoi, ni comment l’appareil bruxellois, que la diplomate griso-zurichoise connaît dans ses recoins, se serait tout d’un coup ouvert au verticalisme et aux aspirations suisses. La simple hypothèse selon laquelle l’influence française, jusque-là décisive et très défavorable à la Suisse, serait au plus bas du côté de Bruxelles (à l’image du président Macron), ne manque pas de vraisemblance mais ne parvient guère à convaincre par elle-même.

Côté suisse, on ne voit pas très bien non plus pourquoi l’adhésion des syndicats en échange de salaires minimaux sectoriels ne pouvait pas être obtenue au moment de ratifier l’InstA original. C’est dire si l’affaire ne se réduisait pas à la protection des salaires, ce qui n’a pas changé. En tout état de cause, l’étendue et l’importance des questions ouvertes rend peu réaliste la finalisation d’un accord au premier semestre de l’an prochain, conformément à l’agenda du commissaire Sefcovic. Cette nouvelle phase inaugurée par l’élection d’Elisabeth Baume-Schneider s’annonce cruciale, comme les précédentes, et pas moins intéressante pour l’avenir d’un petit Etat européen qui ne se lasse pas de défendre ses intérêts face à la souveraineté bien comprise des grandes puissances.

(1) https://www.eda.admin.ch/eda/fr/dfae/dfae/aktuell/news.html/content/eda/fr/meta/news/2022/2/25/87349
(2) https://www.nzz.ch/schweiz/bundespraesident-cassis-die-katerstimmung-ist-verflogen-die-dynamik-mit-der-eu-ist-positiv-ld.1717055
(3) https://www.eda.admin.ch/eda/fr/dfae/dfae/aktuell/news.html/content/eda/fr/meta/news/2023/3/29/94020

François Schaller

Ancien de la Presse et de L’Hebdo à Lausanne. Rédacteur en chef de PME Magazine à Genève dans les années 2000 (groupe Axel Springer), et de L’Agefi dans les années 2010 (Quotidien de l’Agence économique et financière). Pratique depuis 1992 un journalisme engagé sur la politique européenne de la Suisse. Ne pas céder au continuel chantage à l'isolement des soumissionnistes en Suisse: la part "privilégiée" de l'accès au marché européen par voie dite "bilatérale" est dérisoire. C'est tout à fait démontrable avec un peu d'investigation. Des accords commerciaux et de partenariat sur pied d'égalité? Oui. Une subordination générale au droit économique, social et environnemental européen? Non. Les textes fondamentaux: Généalogie de la libre circulation des personnes https://cutt.ly/1eR17bI Généalogie de la voie bilatérale https://cutt.ly/LeR1KgK

5 réponses à “Suisse-UE : le réchauffement tourne à l’enthousiasme

  1. Fatiguée par trois décennies (depuis le “dimanche noir” de 1992) de négociations d’accords bilatéraux, puis institutionnel, la Commission européenne a visiblement décidé que dorénavant, pour la Suisse, ce sera l’adhésion ou rien. Ou plus exactement: l’adhésion ou pire. En multipliant les rétorsions administratives (équivalence boursière, accords ARM) et les exclusions de tel ou tel programme européen, l’UE croit pouvoir nous amener à accepter l’adhésion comme un moindre mal.
    Comme si la volonté d’adhérer à une institution découlait d’un simple calcul coût-bénéfice, plutôt que d’un sentiment de confiance et d’une aspiration à la solidarité; toutes choses que la Commission européenne s’emploie à saborder très efficacement par son intransigeance et ses tentatives d’intimidation.

  2. Pourquoi se mettre un fil à la patte? Cette UE est moribonde et vouée à l’échec! Pourquoi la Suisse irait y laisser des plumes? Nous n’y avons que peu d’intérêt. Depuis 2007 et la dernière phase des bilatérales, la qualité de vie en Suisse est devenue catastrophique. Entre vols, viols, agressions gratuites, mendicité, cambriolages et arnaques informatiques, c’est devenu l’enfer!! Non, nous ne voulons pas que notre pays adhère à l’UE!!!

    1. Quel rapport avec l’UE ? Les cyber attaques viennent de mafias Russes et de Corée du Nord !

  3. J’avoue ne pas comprendre où se trouve l’enthousiasme. Nous oscillons entre le réalisme, l’effet de Stockholm, le cynisme et le désir de certains de se soumettre, car ça serait plus facile. La question est toujours la même: Est-ce que les Suisses veulent majoritairement adhérer à l’UE? La réponse est non.

  4. Je lis sur le site du Temps – journal très europhile-que l’ambassadeur de l’UE aurait déclaré que la Suisse ne peut plus avoir le beurre et l’argent du beurre”.. L’ambassadeur UE feint sans doute d’ignorer que la balance commerciale de l’UE avec le reste du monde est déficitaire, alors qu’elle est excédentaire avec la Suisse.. .. le beurre, c’est donc avec la Suisse que l’UE le fait ! Je tiens à relever que la “punition” ( sortir la Suisse du système “Erasmus” )infligée par l’UE à la Suisse n ‘a pas empêché notre pays (EPFL-CHUV-UNIL)de collaborer avec la France (Université Grenoble) quant à la réalisation d’un stimulateur électronique permettant aux personnes tétraplégiques de pouvoir remarcher .. Un prix Nobel de Médecine à cette équipe franco-suisse serait une belle revanche !!
    Oui,nous avons besoin de l’UE, mais l’etat dans lequel elle se trouve, elle a aussi nettement besoin de nous.. ne serait-ce que pour offrir des emplois aux quelques 350’000 frontaliers – sans compter les résidents sur notre territoire – chômeurs potentiels chez eux .En adhérant à l’UE , la Suisse ne serait plus indépendante dans la gestion de son économie et de sa politique salariale…

Les commentaires sont clos.