Suisse-UE, nouvelle phase

Cet article est le dernier à paraître sur le blog « A propos de souverainisme non identitaire » hébergé par le site du Temps (qui a annoncé la suppression de son espace blogs au 30 juin). Depuis son ouverture il y a quatre ans (septembre 2019), notre blog a totalisé plus de 170 000 visiteurs uniques et près de 300 000 visites (1). 

« A propos de souverainisme non identitaire » se poursuivra depuis le 1er juillet sur la plateforme WordPress, à l’adresse https://schaller-blog.com (déjà active). Les articles publiés depuis 2019 sur le site du Temps y ont été transférés (2).

Nous avons la vanité de penser que les recherches, vérifications, mises en perspective, lors de la première année en particulier, ont contribué aux débats intenses sur la politique européenne de la Suisse. Tant en Suisse alémanique qu’en Suisse romande d’ailleurs, du côté de la Berne fédérale surtout, où nos travaux ont été suivis depuis le début. 

Aucune évaluation économique des Accords sectoriels bilatéraux I n’avait été aussi accessible, concrète et complète. Dans le flot continu et ritualisé d’explications apocalyptiques à ce sujet (3), notre background factuel et de bon sens a permis de mieux se rendre compte à quel point l’importance très relative de ces accords ne justifiait pas que l’on cherche à les préserver à tout prix et dans la précipitation. Le réalisme incite également à garder son sang-froid face aux sanctions économiques et menaces continuelles exercées par la Commission européenne depuis la présidence Juncker.            

La fréquence de nos articles s’est réduite depuis deux ans, l’actualité de la politique européenne ayant baissé en intensité. Nous attendons sans impatience que le nouveau cycle de négociations entre Berne et Bruxelles avance vers un projet d’accord susceptible d’être soumis à référendum. D’ici là, de nouveaux épisodes intermédiaires vont à coup sûr requérir certains suivis de notre part. 

A ce stade, nous constatons avec pas mal de soulagement, et même de… fierté, que les divers combats menés contre le projet d’Accord institutionnel (Insta) ont produit d’importants effets. En passant enfin d’une logique d’intégration à une optique de coopération, la politique européenne de la Suisse a même connu un véritable changement de perspective. Cette réorientation, après trois décennies de vaines tentatives de rattrapage par rapport à l’échec de l’adhésion aux institutions de l’EEE, demande encore à se concrétiser dans des accords formels acceptables. 

Précisons : la lettre et l’esprit de l’Insta finalement abandonné relevaient d’une approche intégrative des relations Suisse-UE. Cet accord institutionnel devait ouvrir une nouvelle phase dans l’intégration de la Suisse par subordination accélérée au droit européen unifié. Il s’agissait encore de la « voie » bilatérale ouverte après le vote historique de décembre 1992. Voie menant au lent alignement de la Suisse sur l’Espace économique européen (EEE), en mode individuel toutefois, c’est-à-dire « bilatéral » par opposition à « multilatéral » (avec les autres membres de l’AELE). 

Le terme « voie bilatérale » est aujourd’hui conservé en politique intérieure, par souci de continuité (bien qu’il suffirait de parler de bilatéralisme). Il n’est plus question cependant d’intégration, mais de « coopération » à approfondir. C’est-à-dire d’un ensemble d’accords dotés de différents dispositifs de mise à jour et de règlement des différends (par « paquets » selon le terme de l’administration fédérale, cette approche institutionnelle étant qualifiée de « verticale »). 

En ce sens, il semblerait que la relation s’achemine vers quelque chose s’apparentant aux accords de « coopération » entre l’UE d’une part, le Royaume-Uni et le Canada de l’autre. Coopération certainement plus étroite, la Suisse ayant une position plus centrale, ne serait-ce que sur le plan géographique. Elle pratique surtout la libre circulation des salariés et indépendants avec l’UE, et fait partie de l’espace Shengen/Dublin, ce qui n’est pas le cas des deux autres.

Encore faudra-t-il que l’Union Européenne supporte de négocier sur une base d’égalité entre Etats (au sens juridique du terme). L’optimisme n’est pas incongru en l’occurrence. La Commission n’a-t-elle pas fini par abandonner son objectif d’intégration tardive du partenaire suisse ? Ne paraît-elle pas aujourd’hui résignée à envisager une certaine verticalité institutionnelle (4) ? 

En créant une sorte de précédent indirect, le Brexit a certainement contribué à rendre enfin la chose possible. Si la grande et glorieuse Europe peut vivre avec un « autre » Etat à quelque trente kilomètres de ses côtes, elle devrait également pouvoir fonctionner, sur des bases assez différentes, avec un corps bien moins étranger enclavé dans son territoire. (Quant au Royaume-Uni, même l’incurie de ses gouvernements conservateurs successifs n’est pas encore parvenue à provoquer l’effondrement post-Brexit annoncé.)    

Trois groupements interpartis issus de milieux économiques (5), aux objectifs à peu près similaires, ont émergé en Suisse alémanique depuis l’abandon du projet d’accord cadre institutionnel en 2021. Constatant l’équivalence de vue, je me suis aussitôt affilié au premier, autonomiesuisse.ch, qui regroupe des dirigeants d’entreprise, indépendants ou encore économistes soucieux d’une relance de la relation Suisse-UE entre égaux et sur des bases désidéologisées. 

Pour une Suisse ouverte sur le monde en d’autres termes, libre et performante, plutôt que de se lier plus que nécessaire à une Union Européenne de plus en plus défensive, protectionniste, passablement larguée dans les technologies et le renouvellement industriel par rapport aux Etats-Unis et à l’Asie. Garder ses distances sur le plan du droit devient une condition nécessaire au maintien d’un système social performant, finançable et durable en Suisse. Je suis membre depuis cette année du comité d’autonomiesuisse, ce qui n’entrave en rien ma liberté de pensée et d’expression. 

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(1) 171 553 visiteurs uniques le 29 juin 2023, et 299 894 visites.

(2) Le blog hébergé par La Temps, dans son état au 30 juin 2023, sera toujours accessible sur https://blogs.letemps.ch/francois-schaller/    

(3) Il s’agit en premier lieu des Accords industriels de reconnaissance mutuelle (ARM) et de la recherche subventionnée, qui ont fait récemment l’objet d’interventions susceptibles de recadrage dans les médias romands. Nous y reviendrons prochainement.   

(4) C’est en tout cas l’impression que le commissaire européen Maros Sefcovic a laissée lors de son passage à Fribourg et Berne à la mi-mars. Les circonstances du retrait de la secrétaire d’Etat Livia Leu, annoncé deux mois plus tard, ont en revanche suggéré que la Commission n’évoluait pas dans sa perception du dossier.

(5) Voir autonomiesuisse.ch, kompasseuropa.ch (dont je suis également membre) et fairerbilateralismus.ch (de création plus récente). 

 

Suisse-UE : le réchauffement tourne à l’enthousiasme

Ou comment interpréter la succession d’événements qui a transformé le temps de réflexion en course contre la montre depuis l’élection d’Elisabeth Baume-Schneider au Conseil fédéral (photo)

 1- Le souffle KKS

22 juin 2014 :  début des négociations sur un accord cadre institutionnel (InstA)

1er semestre 2017 : le Conseil fédéral prend conscience des difficultés de politique intérieure et perspectives de blocage auxquelles mène un projet qui lui échappe de plus en plus. Démission du conseiller fédéral Didier Burkhalter (remplacé par Ignazio Cassis en novembre). Début de vaines tentatives de révision des points les plus sensibles.

31 janvier 2018 : Roberto Balzaretti à la direction des Affaires européennes comme secrétaire d’Etat (jusqu’en octobre 2020, remplacé ensuite par Livia Leu).

23 novembre 2018 : la Commission européenne considère que les négociations sont terminées, ce que la Suisse conteste.

5 décembre 2018 : élection de la Conseillère fédérale libérale-radicale Karin Keller-Sutter, parfois très critique sur la politique européenne du gouvernement. Elle va peser sur le dossier. La Commission fait pression de son côté pour une signature rapide de l’accord à Berne.   

Janvier 2019 : enlisement assumé côté suisse, début des sanctions économiques de la part de Bruxelles (ou « mesures de rétorsion » selon diverses formulations). Blocage des autres dossiers, non renouvellement de l’équivalence boursière en juillet. Non-association au programme de recherche Horizon Europe, fin des mises à jour dans les accords de reconnaissance mutuelle (ARM).

7 juin 2019 : demande de clarifications de la part de Berne sur trois points du projet d’accord : protection des salaires, droit de la citoyenneté européenne en Suisse, aides d’Etat. Les éclaircissement n’apporteront rien de nouveau.

14 octobre 2020 : Livia Leu remplace Roberto Balzaretti à la direction des Affaires européennes.

13 avril 2021 : le président de la Confédération Guy Parmelin se rend à Bruxelles pour officialiser le refus par la Suisse de l’Accord cadre institutionnel en l’état. Discussions exploratoires prévues sur les suites possibles du partenariat. Neuf discussions auront lieu jusqu’au 30 mai 2022).

25 février 2022 : le trio exécutif en charge de la politique européenne du Conseil fédéral (Ignazio Cassis, Karin Keller-Sutter et Guy Parmelin) est en conférence de presse à Berne. Objectif : clarifier la position du gouvernement (1). Il n’y aura pas d’Insta 2. Le projet d’accord cadre institutionnel horizontal, c’est-à-dire applicable à tous les secteurs, est résolument abandonné : «L’Accord institutionnel n’est pas un thème » (Cassis).»  Le gouvernement veut une approche « verticale », chaque accord sectoriel ayant ses propres dispositions institutionnelles (reprise dynamique du droit européen ou non, règlement des différends, etc.).
Les discussions exploratoires vont donner toute l’année l’impression de ne pas avancer. Livia Leu se plaint à plusieurs reprises de la mauvaise volonté des Européens, « qui continuent de faire comme si la Suisse était dans l’UE » (et demandait juste des exceptions). 

2 – Le souffle EBS

7 décembre 2022. Election de la socialiste Elisabeth Baume-Schneider au Conseil fédéral. Il s’agit d’une récente directrice, puis présidente de la Haute Ecole de travail social et de la santé à Lausanne (HETSL). L’une des composantes d’un lobby académique et de la recherche publique très impatient et pressant sur le dossier européen, en vue d’une pleine association au programme Horizon Europe.

En tant que cheffe du Département de Justice et Police, Elisabeth Baume-Schneider va remplacer Karin Keller-Sutter dans le team UE du Conseil fédéral (avec Cassis et Parmelin). A noter que ce trio entièrement latin (mais probablement transitoire) pourrait poser des problèmes de crédibilité en Suisse alémanique sur des questions européennes sensibles (voir le précédent de 1992 avec Delamuraz, Felber et Cotti).  

16 décembre 2022 : dans un entretien avec la NZZ, Ignazio Cassis revient en arrière par rapport aux déclarations du 25 février actant que l’InstA n’était plus un thème. Il précise contre toute attente que l’Accord institutionnel (InstA) est resté la référence dans les discussions avec l’UE (2). On comprend que la Commission le veut ainsi, et que Livia Leu ne parvient pas à en sortir.  

27 février 2023 : une étude économique germano-austro-suisse  (IfW/WIFO/IWP) documente et valide un dépassement de la voie bilatérale, vers un accord de coopération et de partenariat d’inspiration euro-canadienne, ambitieux, incluant les accords bilatéraux actuels. C’est dans l’air du temps depuis deux ans en Suisse, on sait que cela prendra du temps, mais le Conseil fédéral semble avoir subitement rétrogradé. A Berne, on préfère parler de réchauffement dans la relation avec Bruxelles. 

15 et 16 mars 2023 : visite du commissaire européen Maros Sefcovic à Fribourg, à l’invitation d’Astrid Epiney, rectrice de l’Université, fer de lance du lobby académique. Entretien avec le conseiller fédéral Cassis. Le vice-président de la Commission européenne, en charge du dossier suisse, se veut ouvert et rassurant. Il  confirme publiquement que la commission est prête à se rapprocher du verticalisme institutionnel poursuivi par Berne, plutôt que de s’obstiner dans une solution horizontale commune à tous les accords. Sefcovic parle de négociations qui devraient aboutir en été 2024 (avant les changements de personnel à la Commission suite aux élections européennes de juin). Le réchauffement tourne à l’enthousiasme.  

24 mars : déclaration de soutien de la Conférence des gouvernements cantonaux à de nouvelles négociations. « Les cantons accompagneront le Conseil fédéral et le Parlement ». Le communiqué mentionne cependant d’importantes réserves. « La reprise dynamique devra se limiter aux accords sectoriels d’accès au marché intérieur. » Les Accords sectoriels I en d’autres termes, sans qu’il soit précisé si l’approfondissement de la libre circulation des personnes y prendra aussi une tournure dynamique (citoyenneté en particulier).

26 mars : sondage Gfs Bern, commandé par Interpharma. L’association du secteur pharmaceutique communique à ce sujet, en faisant ressortir que les citoyens suisses sont prêts à de nouveaux compromis dans la relation bilatérale avec l’UE. Sur la réserve depuis plusieurs mois, l’organisation faîtière des grandes entreprises (economiesuisse.ch) s’engouffre dans la brèche : « Le dernier sondage de gfs.bern sur la politique européenne montre qu’une majorité croissante de Suisses souhaite développer la voie bilatérale et est prête à accepter des compromis pour y parvenir » (29 mars). Autonomiesuisse.ch, regroupement d’entreprises opposées à l’InstA et à la subordination étendue du droit suisse au droit européen, fait toutefois ressortir que la partie la plus substantielle de l’enquête montre surtout, point par point, l’attachement des Suisses à leur souveraineté.      

29 mars : dans un communiqué totalement inattendu, le Conseil fédéral « arrête la marche à suivre en vue d’un mandat de négociation ». Cette formulation couvre tout ce qui doit être initié ces prochaines semaines à l’échelle de l’administration fédérale, des cantons et des partenaires sociaux pour pouvoir commencer de négocier avec Bruxelles. Un sous-titre parle de « Renforcer l’adhésion politique sur le plan intérieur » (3) : « Concernant la protection des salaires, précise le texte, le Conseil fédéral a chargé le Département fédéral de l’économie, de la formation et de la recherche (DEFR), en collaboration étroite avec les cantons et les partenaires sociaux, d’élaborer des propositions à même de garantir, par des mesures complémentaires, le niveau de protection actuel sur le marché du travail. »

L’idée de manœuvre semble assez claire : introduire des salaires minimaux sectoriels par conventions collectives obligatoires. Obtenir ainsi l’adhésion des syndicats (qui ne commentent pas pour l’instant). A partir de là, un vote populaire positif sur un nouvel accord devient possible. Avec les syndicats, la ratification d’un Accord institutionnel 2 – quel qu’il soit – ne serait pas joué d’avance, mais certainement jouable.

Il sera intéressant d’observer dans quelle mesure la « nouvelle » politique européenne s’immiscera dans la campagne des élections fédérales d’octobre prochain. Interférence transpartisane qu’aucun parti gouvernemental ne souhaitait… sauf la très souverainiste UDC.

10 mai : le transfert à sa demande de la Secrétaire d’Etat Livia Leu à Berlin suggère aussi que l’agréable amélioration des relations euro-suisses pourrait assez vite ressembler à un trivial effet de galerie. Livia Leu incarnait le « tout sauf un InstA 2 ». Moins ambitieuse et plus directe, la phase qui s’engage commence fort, mais pourrait très vite durcir les positions. On ne voit pas très bien pourquoi, ni comment l’appareil bruxellois, que la diplomate griso-zurichoise connaît dans ses recoins, se serait tout d’un coup ouvert au verticalisme et aux aspirations suisses. La simple hypothèse selon laquelle l’influence française, jusque-là décisive et très défavorable à la Suisse, serait au plus bas du côté de Bruxelles (à l’image du président Macron), ne manque pas de vraisemblance mais ne parvient guère à convaincre par elle-même.

Côté suisse, on ne voit pas très bien non plus pourquoi l’adhésion des syndicats en échange de salaires minimaux sectoriels ne pouvait pas être obtenue au moment de ratifier l’InstA original. C’est dire si l’affaire ne se réduisait pas à la protection des salaires, ce qui n’a pas changé. En tout état de cause, l’étendue et l’importance des questions ouvertes rend peu réaliste la finalisation d’un accord au premier semestre de l’an prochain, conformément à l’agenda du commissaire Sefcovic. Cette nouvelle phase inaugurée par l’élection d’Elisabeth Baume-Schneider s’annonce cruciale, comme les précédentes, et pas moins intéressante pour l’avenir d’un petit Etat européen qui ne se lasse pas de défendre ses intérêts face à la souveraineté bien comprise des grandes puissances.

(1) https://www.eda.admin.ch/eda/fr/dfae/dfae/aktuell/news.html/content/eda/fr/meta/news/2022/2/25/87349
(2) https://www.nzz.ch/schweiz/bundespraesident-cassis-die-katerstimmung-ist-verflogen-die-dynamik-mit-der-eu-ist-positiv-ld.1717055
(3) https://www.eda.admin.ch/eda/fr/dfae/dfae/aktuell/news.html/content/eda/fr/meta/news/2023/3/29/94020

De l’empire des Habsbourg à l’Union Européenne

CAROLINE DE GRUYTER (photo). Basée à Bruxelles, la journaliste et politologue néerlandaise tente une robuste mise en forme de ce qui apparaît couramment comme une simple analogie malveillante.  

Qu’est-ce au juste que l’Union Européenne ? Officiellement, une association d’Etats d’un genre très particulier (sui generis). Les « pères » de l’Europe, à commencer par les français Jean Monnet et Robert Schuman, avaient en tête le modèle fédéral américain (Etats-Unis d’Europe). Jusqu’à Jacques Delors compris, la difficulté fut de le réaliser sans passer par de nouvelles guerres d’indépendance ou de sécession. Depuis 2005 et l’échec du projet de constitution européenne, rejeté par référendum en France et aux Pays-Bas, il n’est plus question de fédération. La thématique identitaire s’est passablement brouillée.

A quoi voudrait-on d’ailleurs que l’Union Européenne ressemble ? A rien justement, pour la paix du ménage continental, inestimable dans cette grande famille géopolitique. Elle se met dès lors à ressembler plus encore au Saint Empire romain-germanique, objet réputé si peu définissable. En quelque sorte devenu franco-germanique avec l’UE, après trois guerres nationales dans le bassin du Rhin. Et « saint » pour les valeurs laïcisées mais néanmoins sacrées de la démocratie libérale, sur lesquelles les Européistes refusent de transiger. Qu’ils rêvent même d’imposer au reste du monde. Par l’exemple tout au moins, au risque de ne susciter qu’ironie et exaspération.  

Signalé par Isabelle Ory sur Twitter, « journaliste en Europe » comme elle s’intitule, Bretonne basée à Bruxelles pour rtsinfo à Genève et L’Express à Paris, ce livre tout à fait insolite signé d’une autre correspondante rompue aux institutions communautaires, Caroline de Gruyter : «Monde d’hier, monde de demain, voyage à travers l’empire des Habsbourg et l’Union Européenne» (*). Le titre original néerlandais est un peu moins vague si l’on en croit Google translate  : « Ce n’est pas mieux maintenant », pourrait-on dire (« Beter wordt het niet »).

Caroline de Gruyter, qui porte bien sa particule, a aussi passé quelques années à Vienne. Elle s’est mieux rendu compte là-bas à quel point l’Union Européenne, à force de vouloir ne ressembler à rien, faisait irrésistiblement penser à l’Europe des Habsbourg : hétéroclite, divisée, indécise, maladroite, impuissante. Mais formidablement résiliente. Avis à celles et ceux qui redoutent ou espèrent la dislocation de l’UE à l’occasion de chaque nouvelle crise politique : entre le Saint Empire romain-germanique(962-1806) et l’Empire austro-hongrois qui l’a prolongé jusqu’en 1918, ce grand ensemble a duré près de mille ans.

Il s’étendait au XIXe sur une bonne partie de l’Europe centrale, Ukraine comprise à l’Ouest du Dniepr. Sa périphérie n’a cessé d’évoluer jusqu’à la fin de la Première-Guerre mondiale, lorsque les monarchies impériales se sont effondrées dans le sillage de la Révolution russe. Nul ne sait aujourd’hui ce que le monde sera devenu dans longtemps, où en seront la Chine et les Etats-Unis par exemple, le protectionnisme ou les idéologies en général, mais le scénario d’une Union Européenne millénaire n’est peut-être pas complètement irréaliste. Impossible en revanche de se représenter son contenu politique et institutionnel dans… ne serait-ce qu’un ou deux siècles. Surtout s’il change à chaque génération.    

« Avant le Brexit, lance Caroline de Gruyter, il y avait trois grands pays dans l’Union : l’Allemagne, la France et le Royaume-Uni. Les Allemands sont légalistes, les Français étatistes, les Britanniques libéraux. A Bruxelles, ces trois cultures n’arrêtaient pas de s’opposer. L’approche libérale a maintenant disparu. Son effacement renforce la puissance de l’Allemagne et de la France. Quand ces deux pays veulent quelque chose – par exemple le plan NextGenerationEU, pour pallier les conséquences de la pandémie – les pays plus modestes peinent à s’opposer à leurs projets. Ils parviennent tout au plus à faire passer quelques nuances et retouches. Ils créent des coalitions informelles, souvent opposées les unes aux autres, pour réduire l’influence de l’axe franco-allemand. » C’est à peu près ce qui se passait dans l’Empire des Habsbourg par rapport à l’Autriche et à l’ingérable Hongrie (déjà).  

L’auteure interroge Emil Brix, directeur de la prestigieuse Académie de diplomatie de Vienne, sur ce qui lui paraît être le plus important actuellement : le libéralisme a-t-il un avenir en Europe ? Et si oui, jusqu’où peut-il aller ? «La réponse vient toujours en premier lieu d’Europe centrale, répond l’ancien ambassadeur. A la fin de son existence, l’empire des Habsbourg a été le théâtre d’une grande expérience libérale. Les années précédant 1914 coïncidait avec une phase de mondialisation triomphante. Mais le système ne pouvait supporter un tel choc. Les décisions venaient de trop haut. L’empire était trop décadent. Les provinces ne suivaient pas. Ceux qui croient qu’une union politique pourrait fonctionner en Europe se bercent d’illusions. L’expérience des Habsbourg le montre : c’est impossible. Elle a été tentée, et tout ce qu’elle a donné, c’est deux guerres mondiales. » Aïe. Ne nous voilà guère avancés par rapport au libéralisme, mais la loi de Godwin et cet art de l’esquive font apparemment partie du jeu.

L’historien viennois Josef Ehmer est de son côté intarissable sur les ressentiments persistants des « petites » nationalités par rapport à la langue allemande tellement dominante à l’époque. « Les mythes victimaires ont la peau dure. Ils compliquent singulièrement la résolution des questions relatives aux minorités. L’empire des Habsbourg a beau avoir rendu l’âme il y a un siècle, les Hongrois ne sont jamais longs à se plaindre que l’Autriche veut les dominer. (…) Ces réflexes ne disparaissent pas. La moindre critique adressée par l’Union à un ancien pays du bloc de l’Est fait grimper tout le monde aux rideaux : cela réveille le souvenir de la période communiste et des oukases honnis de Moscou. Comme si l’on pouvait comparer Bruxelles et Moscou. Ces réactions ont de quoi nous inquiéter, au sein de l’Union. »

Alors que faire ? « La réaction de l’Union est intéressante à observer, répond Ehmer. Elle déplace les problèmes sur le terrain juridique. Elle les judiciarise. Les Habsbourg procédaient exactement de la même façon. Dès que les droits d’un groupe linguistique étaient en jeu, ou qu’une question politiquement sensible se posait, ils faisaient appel au juge. Il y avait à Vienne trois hautes cours de justice susceptibles de traiter les affaires n’ayant pas trouvé de solution politique. (…) Cela permet de gagner du temps, c’est important. »

« L’armée habsbourgeoise avait des soldats loyaux, précise la journaliste-politologue dans ses conclusions, mais elle n’était ni assez grande ni assez forte pour défendre simultanément tous les districts de l’empire. Et il y avait un problème supplémentaire. L’écrasement de l’armée française entraînerait pour la France des pertes de territoire, voire la disparition de son roi, mais le pays continuerait d’exister. Cette existence découlait d’une réalité permanente. Les Habsbourg ne pouvaient s’appuyer sur rien de tel. Ils gouvernaient différents peuples qui ne continueraient peut-être pas à cohabiter sans eux.

« Cette faiblesse existentielle rendait les Habsbourg particulièrement fragiles. (…) Partagée aujourd’hui par l’Union Européenne, elle contraignait les souverains à d’incroyables numéros d’équilibrisme. (…) Cette laborieuse complexité explique par exemple pourquoi les capricieux Hongrois n’arrêtaient pas de se rebeller eux-mêmes contre la « domination viennoise », sans envisager une seconde de quitter l’empire. Ils avaient tout intérêt à y rester. Qu’ils se comportent aujourd’hui de la même manière dans l’Union en dit long sur les Hongrois. Mais cela en dit tout aussi long sur la ressemblance existant entre la Vienne de l’époque et la Bruxelles d’aujourd’hui : l’esprit du temps a changé, mais le mode de gouvernement est le même. » Le fait que la démocratie libérale est passée par là n’a pas l’air d’y avoir changé grand-chose.  

* Caroline de Gruyter : «Monde d’hier, monde de demain, voyage à travers l’empire des Habsbourg et l’Union Européenne», Actes Sud, 2023, 350 pages.           

                 

 

 

 

  

 

  

    

        

 

 

 

 

        

Le repoussoir suisse vu de Londres

L’avalanche d’explications simplistes sur la « voie bilatérale » CH/EU fait comme si le projet d’Accord institutionnel, rejeté il y a un an, était en fait appliqué depuis deux décennies.   

Le Sunday Times publie récemment un article affirmant que le premier ministre Rishi Sunak envisage de faire évoluer les relations avec l’Union Européenne dans le sens d’une intégration « à la suisse ». Les démentis instantanés n’en soulèvent pas moins une vague médiatique à Londres pendant trois jours (du 21 au 23 novembre). Avec, pour bien comprendre de quoi il s’agit, des descriptifs ultra-réducteurs et très erronés de ce modèle suisse rejeté. On peut s’en faire une idée par Google Actualités, en tapant simplement Sunak, Brexit, Swiss, model…  

Ces éléments de background donnent en gros l’image d’une Suisse juridiquement intégrée. Un cliché dominant depuis longtemps en Grande-Bretagne, mais pas seulement. La pratique régulière des revues de presse permet de se rendre compte que le mythe est également très répandu sur le continent… et même en Suisse. Le plus cocasse, c’est que le niveau supposé d’intégration atteint en gros celui qu’il eût réellement été avec l’Accord institutionnel (Insta), rejeté il y a une année par le Conseil fédéral.

Dans sa « déclaration conjointe » (1), cet accord-cadre abandonné prévoyait une reprise automatique (« dynamique ») progressive du droit économique européen (économique au sens large, incluant le social et l’environnemental). Nous en sommes loin mais, vu de l’extérieur, tout se dit et s’écrit comme si cette subordination législative était en fait réalisée depuis longtemps. Acceptée en Suisse comme la contrepartie d’un accès large (très fantasmé en réalité) au marché intérieur européen. A Londres, lorsque l’on évoque le « modèle suisse », il s’agit surtout d’expédier en deux mots ce que les adeptes du Brexit ne veulent plus. Factualité, précision ou simplement vraisemblance n’ont apparemment aucune importance.                

The Guardian
« La Suisse bénéficie d’un accès important et rentable au marché unique, et participe aux programmes de recherche et d’éducation de l’Union Européenne, tout en effectuant des paiements à l’UE et en s’alignant sur sa législation. »

A peu près tout est faux dans cette longue phrase.
– Comme nous l’avons abondamment montré depuis trois ans, en nous appuyant sur du factuel parfois rocailleux, l’accès « important » au marché ne l’est guère davantage que celui dont bénéficie actuellement le Royaume-Uni (ou les Etats-Unis, le Japon, la Corée au hasard). La Suisse ne fait pas partie de l’Union douanière européenne (qui inclut même la Turquie). Son « accès » repose sur les règles de l’OMC successives à un accord de libre-échange sommaire conclu en 1972. La part « privilégiée » due aux Accords bilatéraux I et II ne représente certainement pas 5% du montant des exportations suisses en Europe. Une valeur à relativiser sur le plan de la compétitivité industrielle, lorsque l’on sait par exemple que l’évolution de l’euro par rapport au franc a renchéri les exportations suisses de quelque 60% en deux décennies.

– La Suisse ne participe pas davantage aux programmes de recherche de l’UE que n’y participe le Royaume-Uni au terme de l’Accord de commerce et de coopération de 2020 (EU-UK). L’association britannique au programme Horizon Europe a également été suspendue par Bruxelles (rétorsion dans le différend irlandais).

–  La Suisse ne fait pas de paiements à l’UE, elle en fait pour des programmes de développement dans certains Etats membres. Ces paiements sont d’ailleurs fort modestes, ce qui reflète indirectement la part elle-même très limitée de l’accès préférentiel au marché.   

– La Suisse ne s’aligne pas sur la législation européenne, c’est bien le problème de ses relations avec l’UE depuis dix ans.     

On retrouve ces erreurs et approximations fautives dans tous les compte-rendus, en plus sommaire heureusement.

The Telegraph
Le «modèle suisse» maintient la Suisse en dehors de l’UE, mais avec un accès au marché unique en se conformant aux règles et réglementations de l’UE.

Financial Times
La Suisse a accès au marché unique de l’UE, bien que cela l’oblige à accepter certaines règles du bloc.

Bloomberg
La Suisse est membre de l’Association européenne de libre-échange qui, grâce à environ 120 accords bilatéraux, participe au marché unique pour la plupart des marchandises. Mais elle doit également accepter la libre circulation de la main-d’œuvre, les réglementations du marché de l’UE et effectuer des paiements annuels au budget du bloc.

Les 120 accords bilatéraux sont un mythe également répandu en Suisse même. Il s’agit en fait de mises à jour de l’accord de 1972 et de certains accords sectoriels bilatéraux. En plus du Traité de libre-échange de 1972, rendu largement obsolète par les règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), les accords d’accès au marché intérieur européen sur base réciproque sont au nombre de sept dans les Accords bilatéraux I et II : libre circulation du travail, transport aérien, transport terrestre, reconnaissance mutuelle des normes techniques (ARM), agriculture (viande et fromages essentiellement), produits agricoles transformés, marchés publics infra-OMC. La plupart sont d’ailleurs principalement, dans la pratique, des accords d’accès au marché suisse (libre circulation, transport terrestre, agriculture, marchés publics). L’accès privilégié au marché européen s’arrête là.        

Politico.eu
La Suisse se trouve en dehors de l’UE et de l’Espace économique européen, mais elle entretient des liens commerciaux étroits avec le bloc et bénéficie d’un accès sélectif à son marché unique, ainsi que d’une participation à l’espace Schengen et aux programmes de recherche et d’éducation. À son tour, la Suisse accepte un alignement plus étroit sur les lois de l’UE.

S’agissant de l’accès aux programmes de recherche, nous avons vu plus haut que Suisse et Royaume-Uni en sont à peu près au même point : ils peuvent encore « participer » sur l’essentiel, mais ne sont plus « associés » au financement commun. Berne et Londres paient directement pour les participations suisses et britanniques. Pour l’éducation, voir plus bas.      

New York Times (correspondant à Londres)
Les Suisses ont accès au marché unique et à moins de contrôles aux frontières, en échange de contribuer aux caisses du bloc et d’accepter certaines de ses règles.

A quels contrôles aux frontières le texte fait-il allusion ? S’il s’agit des personnes, il se réfère aux facilités de l’espace Schengen, auquel les Britanniques n’ont jamais adhéré. Pour ce qui est des marchandises, les niveaux de contrôle sont aujourd’hui très comparables entre Suisse et Royaume-Uni. Les files de poids lourds que les Britanniques ont subi au début du Brexit effectif étaient surtout dues à des difficultés d’adaptation. Par rapport aux Britanniques, les Suisses ont aussi davantage de passages frontaliers aisément praticables.    

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ANNEXE

Que signifierait plus concrètement une relation “à la suisse” entre le Royaume-Uni et l’UE ?

A l’occasion de cette épisode furtif mais animé de politique intérieure britannique, le site anglophone connexionfrance.com (2), destiné aux expatriés en France, s’est penché plus concrètement sur les différences de traitement entre ressortissants de Suisse et du Royaume-Uni. Extrait commenté.

Par exemple, la Suisse a conclu des accords supprimant certains «obstacles techniques» au commerce, qui exigent que la Suisse soit harmonisée avec les règles de l’UE sur de nombreux types de produits (les denrées alimentaires en particulier), y compris les règles concernant l’étiquetage, l’emballage ou la santé et la sécurité, de manière à supprimer ou minimiser les contrôles et formalités.

En fait, les exportateurs de tous les pays du monde vers l’UE se soumettent aux règles du marché européen. Ils ont besoin d’homologations européennes. Ce n’est pas propre à la Suisse. L’accord de reconnaissance mutuelle (ARM) des Bilatérales I, qui représente de loin le principal « accès préférentiel » au marché, admet que les produits homologués en Suisse dans des agences d’homologation agréées par l’UE sont automatiquement reconnus en Europe.

L’Accord de commerce et de coopération EU-UK  de 2020 (TCA) offre la même facilité, mais sur moins de types de produits. L’ARM entre l’UE et la Suisse est le plus étendu des ARM conclu dans le monde par Bruxelles. Mais il faut en relativiser la portée pratique. Il ne s’agit que d’une infime réduction de coûts sur les exportations. De plus, les entreprises suisses qui ont au moins une filiale en Europe homologuent en général librement dans l’UE. Les autres le font aussi, de plus en plus et depuis longtemps, directement dans une agence d’homologation basée en Europe. Ces homologateurs sont en général des entreprises privées. Ils sont souvent plus rapides et moins chers que les agences basées en Suisse (également privées). Les Pays-Bas se sont beaucoup profilés dans ce business.  

Dans le cadre d’un autre accord, la Suisse participe également au programme de formation et de stage Erasmus, que de nombreux jeunes Britanniques utilisaient pour passer du temps dans des universités françaises ou d’autres universités de l’UE.

En réalité, comme le précise le site movetia.ch (Agence nationale pour la promotion des échanges et de la mobilité), « la Suisse ne fait plus partie du programme Erasmus+ depuis 2014. Elle n’est qu’un pays partenaire. Pour que les institutions suisses puissent continuer de coopérer avec les pays du programme Erasmus+, le Conseil fédéral a adopté une solution financée par des fonds suisses. Ce programme pour Erasmus+ encourage la collaboration de personnes et d’institutions avec des pays du programme Erasmus+. Il soutient également financièrement le séjour de personnes des pays du programme Erasmus+ en Suisse (incoming). De plus, à partir de 2023, il subventionnera des mobilités dans le monde entier » (Movetia.ch). 

De son côté, le Royaume-Uni a également mis sur pied un système spécifique post-Brexit. Ce «Turing Scheme » finance les études des Britanniques dans le monde selon certains critères, sans privilégier les destinations européennes (comme la Suisse dès l’an prochain). Le Turing Scheme n’est pas non plus basé sur la réciprocité. Il ne soutient pas matériellement les étudiants étrangers au Royaume-Uni, estimant que les hautes écoles britanniques sont suffisamment attractives sans incitation financière.      

En ce qui concerne la relation réelle entre Suisse et UE, la Commission européenne affirme que la participation du pays au marché unique sous l’angle de la libre circulation des personnes est également « un pilier central », et « une partie du paquet global ». Si le Royaume-Uni devait un jour adopter cela, il y aurait de nombreux avantages pour les Britanniques ordinaires visitant ou s’installant en France.

Cette formulation de connexionfrance.com inclut la libre circulation au sens du libre accès à la domiciliation et au marché du travail, et celle qui relève de l’espace Schengen (fin des contrôles frontaliers personnels). Le Royaume-Uni n’a jamais fait partie de l’espace Schengen, et il a renoncé à la libre circulation. Renoncement tout à fait central dans la campagne politique pour le Brexit, et l’on ne voit pas du tout le Royaume-Uni revenir en arrière sur ce plan. On peut même dire que c’est la perspective de renouer avec les contraintes de la libre circulation des personnes qui rend impossible politiquement, et de manière particulièrement ostentatoire, un modèle d’inspiration suisse.

L’Accord de libre circulation des personnes entre la Suisse et l’UE n’a guère évolué depuis son application progressive en 2002. La libre circulation s’est en revanche passablement approfondie dans l’UE, en particulier avec la directive sur la citoyenneté de 2004 (considérée comme un « développement » de la libre circulation). C’est ce que le Royaume-Uni a connu jusqu’au Brexit. A noter toutefois que la Suisse n’a adopté qu’une partie des règles de libre circulation en vigueur dans l’UE. Des éléments importants de droit de la citoyenneté préexistants à la directive de 2004 avaient été laissés de côté. L’un des objets rejetés avec l’Accord institutionnel (et sa déclaration conjointe) renvoyait précisément à la citoyenneté, dont les implications vont beaucoup plus loin que les prestations sociales de base.

La relation de la Suisse avec l’UE est cependant « réduite » par rapport à l’adhésion à part entière à l’UE, poursuit connexionfrance.com, et les Suisses ne sont pas considérés comme des citoyens de l’UE. (…) Cela signifie, par exemple, que les Suisses de France ne peuvent ni voter ni se présenter aux élections européennes ou municipales. De plus, comme la Suisse ne fait pas partie de l’union douanière de l’UE, une relation “à la suisse” ne supprimerait pas toutes les exigences en matière de déclarations en douane et de taxes. De plus, la Suisse ne bénéficie pas du droit pour ses titulaires de permis de conduire de continuer à utiliser leur permis à long terme après avoir déménagé en France.

Voilà en quelque sorte ce qui ne changerait pas pour les Britanniques si le modèle suisse leur était appliqué.

Et quels seraient les principaux avantages d’une libre circulation d’inspiration suisse ? Connexionfrance.com est imbattable sur ce genre de question. Quant à vérifier point par point, on lui laisse volontiers les bénéfices du doute…

Une relation «suisse» complète signifierait que les visiteurs et résidents britanniques ne seraient plus classés comme «ressortissants de pays tiers» par l’UE, ce qui les alignerait sur de nombreuses règles relatives à l’UE, par opposition aux citoyens non européens.

Les Britanniques qui vivent au Royaume-Uni pourraient donc visiter la France sans tampon de passeport ni avoir à donner leurs empreintes digitales et leur photo dans le cadre du système européen d’entrée / sortie, qui devrait entrer en vigueur en mai 2023. Ils n’auraient pas non plus à obtenir au préalable l’approbation de leur visite avec une application Etias en ligne et payer des frais de 7 euros (cela devrait commencer fin 2023).

En conséquence, les propriétaires de résidences secondaires pourraient aller et venir sans être soumis à la règle des « 90 jours sur une période de 180 jours ». Ils pourraient revenir, s’ils le souhaitaient, à un mode de vie consistant à passer jusqu’à la moitié de l’année en France. Cela n’est actuellement pas possible sans un visa temporaire de long séjour.

Lorsqu’il existe des couloirs séparés pour l’UE et les «autres passeports», les passeports suisses sont considérés comme équivalents de ceux de l’UE.

Le Royaume-Uni serait également en mesure de délivrer des passeports pour animaux de compagnie, car la Suisse fait partie des pays de la «première partie» pour les voyages avec des animaux de compagnie, aux côtés des États de l’EEE et des micro-États européens tels que Monaco. Cela supprimerait la nécessité pour les propriétaires d’animaux de compagnie ou les personnes aveugles avec leurs chiens-guides de payer des certificats de santé animale pour chaque voyage dans l’UE. (…)

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(1) Projet d’Accord institutionnel, version française, pp 31-32

(2) https://www.connexionfrance.com/article/French-news/Brexit/What-would-UK-EU-Swiss-style-relationship-mean-for-Britons-in-bloc

L’UE et ses inversions de perspective sur la Suisse

Commentaire des passages-clés de l’entretien des journalistes Lise Bailat et Arthur Grosjean avec Petros Mavromichalis, ambassadeur de l’Union Européenne à Berne (1).

LB et AG – L’UE est-elle toujours vexée que la Suisse ait jeté à la poubelle l’accord institutionnel?

Petros Mavromichalis – L’Union européenne n’est pas vexée. Elle ne comprend pas qu’après tant de décennies de négociations, de concessions faites à la Suisse, on en soit arrivé à cette impasse. Mais notre porte reste ouverte. Il y a eu des rencontres entre Ignazio Cassis et de nombreuses personnalités de haut niveau de l’UE. (…)

« L’Union Européenne ne comprend pas qu’on en soit arrivé là »… il s’agit sans doute d’une manière de parler. En réalité, comme la suite du texte l’atteste abondamment, le Conseil européen et la Commission « comprennent » fort bien ce qui s’est passé. Puisque l’ambassadeur revient une nouvelle fois sur cette « incompréhension », prenons (encore une fois) la peine d’expliquer, au risque de tout autant nous répéter : la Suisse a tracé avec l’UE une « voie » bilatérale qui devait mener progressivement vers une intégration de niveau Espace économique européen (EEE), phase théoriquement transitoire à l’adhésion complète. Cet objectif a été abandonné en 2005 par le Conseil fédéral (puis formellement en 2016 avec le retrait de la demande d’adhésion). Il a bien fallu constater en effet que l’opinion publique n’évoluait pas comme prévu dans le sens d’une adhésion, ni même d’une adhésion au seul EEE.

Les gouvernements et parlements successifs se sont pourtant obstinés à continuer de négocier sur les mêmes bases politiques, en particulier le volet institutionnel demandé par la Commission. Cette grave erreur de la part de la Suisse ne pouvait mener qu’à la situation actuelle : un projet d’accord institutionnel longuement élaboré, ouvrant expressément (dans sa déclaration politique conjointe) sur une subordination rapide et par étapes de l’ensemble du droit économique, social et environnemental. Ce qui devait arriver est ensuite arrivé : les partis gouvernementaux se sont réveillés et n’en ont pas voulu.

Un pays comme la Suisse ne va pas se remettre du jour au lendemain d’une aussi monumentale bévue. Sa « classe » politico-médiatique n’est même pas encore en mesure de reconnaître et d’analyser ce qui s’est vraiment passé. L’idée que le projet d’accord institutionnel n’a buté que sur de « petits » problèmes d’approfondissement de la libre circulation des personnes, voire d’aides d’Etat, est encore très présente dans les narratifs.              

LB et AG – On a l’impression, comme le dit Livia Leu (secrétaire d’Etat aux affaires européennes), que l’UE joue la montre et qu’il ne se passe rien.

PM – Vous plaisantez, j’espère? Nous attendons patiemment depuis quinze ans de résoudre les problèmes institutionnels. L’UE ne joue pas la montre mais attend qu’on lui propose des solutions crédibles.

En effet. C’est plutôt la Suisse qui donne l’impression de temporiser, malgré l’urgence continuellement agitée par des lobbys et mouvements politiques. Il s’agit surtout d’une affaire intérieure, bien que les élections de 2023 ne soient probablement qu’un alibi de procrastination. Les années qui s’annoncent sans solution institutionnelle subordonnante permettront de mieux se rendre compte dans quelle mesure la Suisse peut survivre, voire davantage, en dehors de la “voie” bilatérale sanctuarisée. L’accord entre égaux juridiques conclu par l’Union Européenne avec le Royaume-Uni, qui comprend un volet institutionnel paritaire, change de toute manière l’environnement du dossier en ayant créé un important précédent.

Le royaume est très différent de la Suisse, beaucoup plus libéral par exemple (pour s’en tenir aux clichés), mais les arguments catastrophistes des remainers au moment du Brexit étaient en gros les mêmes qu’en Suisse s’agissant de s’accrocher à la voie bilatérale et à sa nouvelle étape institutionnelle. La différence est évidemment qu’en cas d’effondrement économique, social ou environnemental dans les cinq ou quinze ans, il serait beaucoup plus difficile pour le Royaume-Uni de revenir dans l’UE. Le Royaume-Uni s’est en quelque sorte condamné à réussir, ce qui n’est pas sans intérêt vu de Suisse (ou les tergiversations n’en finissent pas).

Cela dit, il est bien normal que l’UE « attende qu’on lui propose des solutions crédibles ». Dans ce genre de situation, la partie qui prend l’initiative devient demandeuse et se met en position d’infériorité. Or la Suisse, de son côté, a déjà beaucoup concédé depuis trente ans (2), ce qui ne lui laisse guère de marge de manœuvre.

LB et AG –  La Suisse a fait une proposition. Elle veut régler les aspects institutionnels de manière verticale, accord après accord. Ce n’est pas crédible?

PM – Le diable est dans les détails. Veut-on vraiment des règles différentes accord par accord? On serait alors dans une situation aussi compliquée qu’aujourd’hui. Quelles exceptions veulent les Suisses? Ce n’est toujours pas très clair.

Ce ne sont pas des détails. L’argument de la complexité de la situation pour Bruxelles a quelque chose de désopilant lorsque l’on fait abstraction de la Suisse, et que l’on pense à ce qui se passe actuellement en Europe. L’ambassadeur donne peut-être dans le second degré. La Commission Européenne emploie quelque 30 000 fonctionnaires (60 000 pour l’ensemble des institutions européennes). Combien sont affectés à la gestion du cas suisse et de ses petites complications ?  

LB et AG –  La Suisse veut des exceptions concernant la protection des salaires, et éviter des abus à l’aide sociale.

Prenons les éléments de réponse les uns après les autres :

PM – Ces craintes sont-elles justifiées ? A noter que l’ambassadeur pose la question sans y répondre. 

PM – L’UE lutte aussi contre le dumping vu que le niveau salarial est différent selon les pays. Que fait l’UE pour lutter contre le dumping salarial ? A notre connaissance, rien. Ou rien d’efficace. Ce serait d’ailleurs contraire à l’esprit de la libre circulation des personnes (salariés et indépendants), instituée en Europe par le Traité sur l’Union européenne de février 1992. Cette liberté fondamentale, qui met le travail et les salaires sur le même plan que les capitaux, les marchandises et les services, avait explicitement et officiellement pour finalité économique de créer un seul marché des “ressources humaines”. Ce qui devait précisément réduire les écarts salariaux entre pays membres par effet de dumping. A tel point que certains Etats « avancés » ont dû introduire des salaires minimaux (ce dont les Suisses ne veulent pas) (3).

PM – Quant aux prestations sociales, qu’est-ce qui vous fait croire que des ressortissants européens viendraient massivement profiter de l’aide sociale? Rien de très concret en effet. Il s’agit d’une intuition reposant sur un certain bon sens (si l’on ose dire). Qu’est-ce qui faisait croire aux Suisses, dans les années 1990, que la libre circulation des personnes allait provoquer une immigration européenne nette de l’ordre de 30 000 personnes par an en moyenne (sans parler du travail frontalier), alors que les prévisions scientifiques et officielles ne dépassaient pas les 8000 ? Rien non plus. Heureusement, cette immigration, qui n’avait nullement besoin d’accord sur la libre circulation des personnes pour se réaliser, a bénéficié à la Suisse. Malheureusement, ce genre de prévision fantaisiste a en revanche perdu toute crédibilité. Et l’on ne voit pas en quoi le fait de pouvoir bénéficier des mêmes prestations sociales de longue durée après seulement trois mois de séjour bénéficierait au pays d’accueil.

PM – Une étude d’Avenir Suisse conclut d’ailleurs que le coût ne serait pas très important. Nous pensons que M. Mavromichalis est mal inspiré de se référer à une étude d’Avenir Suisse, think tank libéral financé par les grandes multinationales, pour convaincre les syndicats que l’adoption du droit de la nationalité européenne dans le cadre de la libre circulation des personnes n’aurait pas d’effet significatif sur les systèmes sociaux et finances publiques en Suisse.

PM – La Suisse est pleine de médecins allemands, formés en Allemagne pour un coût de 170’000 euros. S’il s’agit de cela, alors parlons également des milliers d’étudiants européens formés chaque année gratuitement dans les hautes écoles en Suisse.

PM – Il y a un manque criant d’infirmières en Rhône-Alpes. Pourquoi? Parce qu’elles travaillent toutes dans les cantons de Genève et Vaud. Et de quoi parle-t-on ici? De l’hypothétique type qui serait au chômage et qu’il faudrait mettre à la porte après cinq ans. C’est ce qui fâche l’UE. On a l’impression que la Suisse veut le beurre, l’argent du beurre et les faveurs de la laitière. Il n’est guère question en réalité « de chômeurs qu’il faudrait mettre à la porte après cinq ans », mais de ressortissants européens qui découvriraient que les prestations sociales de base en Suisse, qu’ils y aient travaillé ou non, sont plus intéressantes qu’en Roumanie ou qu’ailleurs dans l’UE. Ce que l’ambassadeur explique ici, c’est que si les Suisses « bénéficient » d’infirmières françaises (ce n’est pas nous qui genrons), payées bien davantage qu’en France, ils doivent également accueillir des sans-emplois en mal de bonne couverture sociale de base. Il ne faut pas s’étonner que la gauche syndicale et le Parti populaire ne veuillent pas entendre parler de ce genre de nivellement par le bas. Ni qu’une partie significative des libéraux, au sens large, y voient un risque de déstabilisation des équilibres socio-économiques en Suisse.

LB et AG –  Vous profitez aussi de la Suisse. La balance commerciale penche en votre faveur et on fournit à des ressortissants de l’UE des centaines de milliers d’emplois.

PM – Tout à fait, c’est gagnant-gagnant! On parle ici de problèmes, mais les relations entre l’UE et la Suisse sont très bonnes. Il n’y a aucun pays au monde avec lequel nous ayons autant d’accords, autant de valeurs communes. Si nos citoyens viennent chez vous, et vice versa, c’est qu’ils se sentent bien.

On retiendra surtout que « les relations entre l’UE et la Suisse sont très bonnes ».

LB et AG –  Pourquoi faire pression alors?

PM – Il ne s’agit pas de faire pression. Nous ne sommes pas obligés de poursuivre un modèle de participation à notre marché intérieur qui ne nous convient pas. Absolument. Sauf que la Suisse ne « participe » pas au grand marché, à part dans quelques rares domaines : libre circulation et accord sur le transport aérien essentiellement. On peut ajouter, hors marché proprement dit, Schengen/Dublin. « Participation » (plutôt qu’« accès ») est pris ici au sens très européen de reprise automatique du droit de l’UE. Le problème, c’est que Bruxelles a tendance à considérer que la Suisse est censée « participer » à tout, sauf nombreuses et importantes exceptions destinées à disparaître. Comme l’a regretté récemment la secrétaire d’Etat Livia Leu, de retour de Bruxelles, la Commission fait comme si la Suisse faisait partie de l’UE et qu’il fallait juste avancer dans l’élimination des nombreuses exceptions à l’aide d’une formule institutionnelle. Rien de tel que cette inversion de perspective pour entretenir un dialogue de sourds. L’UE veut que la Suisse participe, la Suisse aimerait simplement avoir de bons accès sectoriels au marché, sur une base de réciprocité, comme le Royaume-Uni ou le Canada en réalité (même si le sectoriel y est moins accentué), en tenant compte en plus de son hyperproximité au centre du continent. Les importants accords de commerce et de coopération conclus par l’UE avec le Royaume-Uni ou le Canada ne sont-ils pas chapeautés par un volet institutionnel ?

PM – En 1999, lorsque nous avons signé les premiers accords bilatéraux, la Suisse avait déposé une demande d’adhésion. Aujourd’hui, c’est différent. Voilà qui ne manque ni de cohérence, ni de pertinence. Ces nouvelles conditions remettent forcément en cause la première série d’accords sectoriels, dans leur esprit tout au moins. On pourrait même admettre en droit international que les deux parties ne sont plus tenues par ces accords, tant les intentions qui les ont motivés n’existent plus. La fameuse « clause guillotine » en particulier, imposée par Bruxelles, qui lie les traités entre eux pour rendre la dynamique d’intégration irréversible, n’a plus vraiment de sens : il n’y a plus d’adhésion en perspective, plus de dynamique idéologique.              

PM – Nous ne voulons plus de cette approche sélective. Tant que les questions institutionnelles ne seront pas réglées, nous ne progresserons pas. Nous le disons depuis des années. Quelle approche « sélective » au juste ? Celle qui consiste à pouvoir choisir dans quels domaines la Suisse est prête à subordonner a priori son droit au droit européen ? La réponse vient trois questions plus loin… mais c’est assez confus, pour ne pas dire contradictoire :

LB et AG –  La Suisse veut des accords sectoriels, l’UE un accord global. Les discussions vont-elles traîner encore dix ans?

PM – Ce que nous voulons est assez simple: là où la Suisse participe à notre marché intérieur, elle doit respecter nos règles. Nous ne voulons pas de passe-droit. Nous voulons une solution globale. Cela ne sert à rien de nous dire: «On va reprendre vos règles dans le domaine de l’électricité mais pas pour la libre circulation des personnes. » La première partie de la réponse relève précisément de l’approche sélective (respecter les règles là où l’accord sectoriel prévoit leur reprise automatique). La seconde revient à dire au contraire que si la Suisse s’engage à subordonner un secteur particulier au droit européen, elle doit le faire dans tous les domaines. C’est précisément sur cette voie-là que l’Accord institutionnel aurait dû avancer par étapes. Avec, en ligne de mire, l’intégration économique, sociale et environnementale complète de facto. Ce qui allait peut-être faire un jour de l’adhésion, en fin de processus, une question purement formelle. Jusqu’à ce que le projet d’Accord institutionnel soit rejeté par Berne, l’UE n’avait jamais renoncé à la stratégie de l’engrenage (ratchet et spillover) théorisée par Jacques Delors, le dernier des « pères » de l’Europe (4). Petros Mavromichalis donne l’impression que l’UE ne veut plus de cette approche, parce qu’elle a compris que les Suisses ne s’y plieraient jamais, mais qu’elle ne parvient pas à s’en départir. Ce changement de paradigme a d’ailleurs tout autant de difficultés à s’imposer en Suisse.

LB et AG –  Chacun campe sur ses positions. Que faut-il pour que ça bouge?

PM – On véhicule cette image fausse en Suisse que l’UE ne fait pas de concessions. Dans les négociations sur l’accord-cadre, l’UE avait fait des concessions majeures: participation de la Suisse aux processus de décision, possibilité d’être exemptée du respect des règles moyennant compensation au cas où le peuple suisse les aurait rejetées, la création d’un tribunal arbitral pour trancher les différends. Si en plus on veut retirer la libre circulation du champ d’application d’un futur accord, il ne restera rien. L’UE s’est pliée en quatre pour satisfaire la Suisse, et ce n’est pas nous qui avons claqué la porte. Nous sommes ouverts à une approche sectorielle à condition que les problèmes soient résolus partout. Comprenne qui pourra dans cette dernière phrase. Pour le reste, c’est l’inversion classique de perspective : la Suisse est considérée comme un Etat intégré, mais auquel l’UE aurait fait d’énormes concessions. A noter tout de même que le tribunal arbitrale prévu par le projet d’Accord institutionnel était une phase intermédiaire entre le différend et sa résolution par la Cour européenne de justice (la Cour de la partie adverse). Il nous semble également abusif d’affirmer que le projet d’accord institutionnel prévoyait une participation de la Suisse aux processus de décision (processus législatifs européens si nous comprenons bien).

Retour sur les deux questions contournées :

LB et AG – Certes, mais pourquoi punir la Suisse sur le programme scientifique Horizon Europe alors que vous acceptez la Turquie ou Israël?

PM – La Turquie est un pays candidat à l’adhésion et Israël est couvert par la politique de voisinage. M. Mavromichalis est effectivement un adepte du second degré, et il s’agit là d’une réponse d’anthologie. Alors ne nous gênons pas : l’adhésion de la Turquie à l’UE est une pure fiction dont la réalisation requerrait d’énormes changements préalables dans l’UE. L’approbation de tous les Etats membres ne serait-elle pas nécessaire ? Or, après la Grèce, la France, sans laquelle rien ne peut se faire d’important, est certainement l’Etat européen le plus opposé à l’adhésion de la Turquie. Le nouveau venu serait sensiblement plus peuplé qu’elle, avec le risque que le Saint Empire franco-germanique devienne un Saint Empire turco-germanique. Et que la France soit reléguée au rang des Etats fondateurs, mais un peu secondaires comme l’Italie. La France, qui se considère comme une « grande nation » vouée au leadership européen (Macron), a d’ailleurs introduit en 2005 une disposition constitutionnelle prévoyant un référendum obligatoire si la Turquie devait adhérer. Sans parler des oppositions en Turquie même. La candidature de la Turquie est toutefois maintenue formellement des deux côtés pour des raisons géopolitiques (par rapport à la Russie en particulier). Cela dit, loin de nous l’idée que la pleine association de la Turquie aux programmes de recherche européens est illégitime, ou simplement une mauvaise chose.

LB et AG – Donc vous êtes plus voisin avec Israël qu’avec la Suisse?

PM – Israël fait partie de la politique de voisinage à laquelle la Suisse n’a pas souhaité s’associer.

La Politique européenne de voisinage (PEV), dont il n’est à peu près jamais question en Suisse, a été élaborée par étapes depuis les années 1990. Elle couvre aujourd’hui quinze Etats non-candidats à l’adhésion. Une partie d’entre eux sont situés à l’Est de l’Europe, une autre dans le bassin méditerranéen. Il s’agit officiellement d’ « une politique bilatérale entre l’UE et chaque pays partenaire, qui s’accompagne d’initiatives de coopération régionale : le Partenariat oriental et l’Union pour la Méditerranée » (5).

Il semble assez étrange d’entendre l’ambassadeur de l’UE affirmer que la Suisse n’a pas « souhaité » s’y associer. S’associer à quoi ? Au Partenariat oriental, ou à l’Union pour la Méditerranée ? A quel moment n’a-t-elle pas souhaité s’associer ? En tout état de cause, considérer le Royaume-Uni et la Suisse comme de « simples » voisins de l’UE paraîtrait vite incongru (surtout dans le cas de la Suisse, complètement enclavée). Il s’agit plutôt, disons… d’hyper-voisinage. Soit dit en passant, l’un des principaux défauts de la politique européenne de la Suisse est de n’être pas parvenue dès le départ à séparer clairement les questions commerciales et de coopération (agriculture, homologations industrielles, etc), des questions spécifiques de voisinage (circulation des personnes, accord sur les transports terrestres, etc).

PM – La Suisse n’est pas exclue, elle n’est pas pleinement associée (aux programme scientifique Horizon Europe). C’est exact, et l’opinion publique a tendance à l’oublier en Suisse.    

PM – (…) Cette image d’une UE méchante qui punit la Suisse est très éloignée de la réalité.

LB et AG – Mais l’équivalence boursière, Horizon Europe, ce sont quand même des punitions!

PM – Ce n’est pas une punition mais une décision de notre part de ne pas poursuivre l’approche sélective. Inaudible. La fin de l’équivalence boursière a été explicitement présentée par le président Jean-Claude Juncker comme une mesure destinée à faire pression sur les Suisses (un « bâton » selon ses propres termes, rapportés par le Financial Times). La non-association à Horizon Europe relevait ouvertement – et relève encore – de la même intention. Le Royaume-Uni en est également privé pour n’avoir pas, selon l’UE, complètement respecté les arrangements sur l’Irlande.  

PM – Je vais vous donner un exemple de vraie punition: pendant des décennies, on vous a cassé les pieds avec les problèmes liés au secret bancaire et vous nous avez ignorés. Pas tout à fait quand même. Toutes les négociations sur les Accords bilatéraux II ont été dominées par les concessions que la Suisse étaient prêtes à faire en matière de secret bancaire, et qui ont donné l’important Accord sur la fiscalité de l’épargne de 2004. La coopération judiciaire portant sur des montants d’une certaine importance fonctionnait déjà depuis longtemps.   

PM – Après, un autre partenaire est arrivé avec son gros bâton, a administré des amendes en milliards de dollars et la Suisse a très vite fait volteface. Audible, mais très inexact. Il est fait allusion aux Etats-Unis après la crise financière de 2008, qui accentuaient leurs exigences d’extraterritorialité du droit américain dans le reste du monde. L’affaire UBS a en effet ouvert une brèche. Le secret bancaire fiscal devenait de moins en moins tenable dans le cadre de procédures pénales transfrontalières. La Suisse ne l’a vraiment abandonné qu’en 2015 (six ans plus tard) dans le cadre de l’OCDE et de l’échange automatique de renseignements fiscaux entre cent Etats (dont ceux de l’UE).

LB et AG – Vous voulez faire comme les États-Unis?

PM – Non, justement pas. Mais il n’y a pas de droit de la Suisse à participer à Horizon Europe ou à obtenir l’équivalence boursière d’office. Non, il n’y a pas de droit de la Suisse à participer à Horizon Europe, et l’UE a parfaitement le droit de l’accorder à une quinzaine d’autres Etats non-membres. Même si c’est contraire à la clause de la nation la plus favorisée, fondement du multilatéralisme que l’UE prétend vouloir favoriser dans le monde (plutôt que les purs rapports de force). C’est un peu différent dans le cas de l’équivalence boursière, puisqu’il s’agissait d’un accord financier basé sur la réciprocité, que la Commission Européenne a unilatéralement et ouvertement suspendu à titre de rétorsion.    

PM – La Suisse nous regarde parfois comme papa et maman qui auraient donné des bonbons à tous leurs enfants sauf à elle. Mais elle n’est pas membre, elle n’est plus candidate à l’adhésion, ne fait pas partie de l’Espace économique européen. Ce sont des choix souverains de la Suisse.

On a bien compris. On a aussi compris que l’UE n’était pas vexée des choix souverains de la Suisse. 

(…)

LB et AG – Pourra-t-on compter sur la solidarité européenne si on vient à manquer de gaz cet hiver?

PM – Absolument. Je pense que la solidarité entre voisins est importante. On l’a vu pendant le Covid. Nous avons soigné les patients des uns et des autres. L’UE a reconnu le certificat Covid de la Suisse. Quand c’est urgent, quand il y a péril en la demeure, la Suisse pourra toujours compter sur l’UE et vice versa, je pense.

Nous espérons que M. Mavromichalis pense juste, sans savoir avec certitude si c’est aussi le point de vue de Conseil européen et de la Commission. Nous pensons de notre côté, et depuis longtemps, qu’il est en général préférable que la Suisse dépende le moins possible de l’UE dans des domaines que certains qualifieront de « stratégiques » (marché du travail et marché de l’électricité en particulier). Parce que la solidarité, c’est un peu comme l’éthique ou la culture : moins il y en a, plus on l’étale.    

*   *   *

(1) (24Heures et Tribune de Genève du 24 septembre). Voir aussi notre commentaire d’une précédente interview de Petros Mavromichalis dans Le Temps du 21 juin 2021. https://blogs.letemps.ch/francois-schaller/2021/06/26/lambassadeur-mavromichalis-ue-comprend-il-vraiment-le-dossier-suisse/

(2) La Suisse a même « offert » à l’UE d’importantes ouvertures sans aucune exigence de réciprocité : dans les produits financiers par exemple, ou encore le principe du Cassis de Dijon. En matière de libre échange, l’une des seules contreparties restantes serait d’adhérer à l’Union douanière européenne (suppression des contrôles frontaliers sur les marchandises), comme l’a fait la Turquie, mais avec de redoutables effets déflationnaires sur un marché intérieur survalorisé (rétrécissement prévisible de l’emploi). Le Royaume-Uni est pour sa part sorti de l’Union douanière, ce qui explique la difficile transition encombrant ses postes frontières.         

(3) Rejeté à trois contre un lors d’un vote populaire en 2014.

(4) https://blogs.letemps.ch/francois-schaller/2019/09/13/genealogie-de-la-voie-bilaterale/ voir l’annexe.

(5) https://www.europarl.europa.eu/factsheets/fr/sheet/170/la-politique-europeenne-de-voisinage La Suisse est théoriquement et indirectement couverte par la PEV en tant que membre de l’Association européenne de libre-échange (AELE). (La Norvège n’est plus candidate à l’adhésion, l’Islande et le Liechstenstein ne l’ont jamais été).

 

 

 

 

Calmy-Rey l’ésotérique

Initiative populaire en préparation… il va bientôt falloir débattre sérieusement de la sainte neutralité suisse. On ne peut pas dire que l’ancienne cheffe des Affaires étrangères ait contribué à clarifier les choses dans l’interview donnée mercredi au Temps (27 juillet)*.  

Cet entretien est à l’image de son livre publié l’an dernier sous le titre « Pour une neutralité active »** : alambiqué et difficile à suivre. La neutralité y apparaît comme une sorte de substance à base de juridisme stratifié. Une notion identitaire vague à force de complexité, de plus en plus insaisissable, plébiscitée néanmoins dans les sondages (comme le secret bancaire jusqu’à son dernier jour). Une matière qui devrait être réinterprétée continuellement, à grands renforts de contorsions notionnelles, jusqu’au reniement pur et simple, comme dans le cas de la guerre russo-ukrainienne. Et à condition de pouvoir proclamer d’autant plus fort, en toutes circonstances, son importance vitale pour la Suisse et la paix dans le monde. La neutralité nous a été donnée, il est de notre devoir d’en faire quelque chose, de la renouveler, de la perpétuer envers et contre tout. Venant de Micheline Calmy-Rey, on comprend surtout qu’il s’agit de protéger les institutions et carrières internationales basées à Genève, ce qui est tout à fait honorable. Mais est-ce bien nécessaire d’en arriver là ? 

L’interview porte sur le projet d’initiative populaire des milieux conservateurs, visant une neutralité «intégrale et permanente» à inscrire dans la Constitution, ainsi définie : le Conseil fédéral renonce à toutes sanctions économiques, sauf celles décidées par les Nations Unies. Il rend en revanche impossible le contournement par la Suisse de sanctions imposées par d’autres Etats.

Extraits commentés (soit les passages clés, le reste se contentant de considérations politiciennes anti-UDC) :

(…) Quel serait le problème? 

Lorsque l’agresseur est un membre permanent du Conseil de sécurité des Nations Unies doté du droit de veto, ce dernier est impuissant. Dans le cas de l’Ukraine, la Suisse n’aurait pas pu reprendre les sanctions de l’UE, mais seulement choisir quelques mesures pour éviter leur contournement. Ce texte restreint la marge de manœuvre du Conseil fédéral dans l’application de notre politique étrangère et dans la défense de nos intérêts.

De quelle marge de manœuvre s’agit-il dans le cas de la guerre en Ukraine ? Quelle a été la marge de manœuvre du Conseil fédéral dans la reprise ou non des sanctions de l’UE ? Nulle à inexistante. Une inscription dans la Constitution lui eût peut-être permis de se référer à quelque chose pour résister aux pressions dix minutes de plus.

Et à quelle « défense de nos intérêts » se réfère l’ancienne conseillère fédérale ? Des intérêts économiques en premier lieu, la Suisse pouvant alors faire elle-même l’objet de rétorsions de la part de l’Union Européenne et des Etats-Unis. Les initiants ont précisément l’air de se moquer de ces intérêts-là. Leur reprocher de faire de la neutralité un « business model qui ne dit pas son nom » (expression reprise dans le titre de l’article), référence à la « neutralité profiteuse » chère à la gauche (qui a toujours détesté l’idée même de neutralité), montre à quel point la discussion est actuellement embrouillée.    

Sur le fond, une position de réserve politique eût d’ailleurs été défendable, renvoyant les deux parties dos à dos. L’agression russe est bien entendu inacceptable sur tous les plans, mais les Etats-Unis, l’Union Européenne et l’OTAN portent une lourde responsabilité dans l’enchaînement des maladresses géostratégiques qui ont exacerbé le sentiment national russe au-delà des limites. Un statut de neutralité imposé à l’Ukraine – comme il l’a été à la Suisse en 1815 – aurait peut-être permis d’éviter l’immense gâchis qui nous accable. C’est ce que demandait la Russie. Les Etats tampons ont d’ailleurs souvent été des Etats heureux.

(…) En quoi la neutralité «intégrale» se distingue-t-elle du concept de neutralité «active» que vous défendez?

La neutralité a toujours pris des formes diverses, tant sa pratique a évolué au cours du temps. Aujourd’hui, la neutralité active se fonde sur le droit international et sur le multilatéralisme qui caractérise notre monde. C’est celle d’un juge, et non pas une neutralité partisane prenant position pour ou contre un pays. Elle se fonde sur le respect du droit international, des conventions internationales et des droits humains. Elle permet donc de réagir et de prendre des sanctions lorsque ceux-ci sont violés de manière crasse comme en Ukraine.

Oui, mais on ne saisit toujours pas pourquoi les sanctions économiques, qui sont un acte de guerre, s’imposent dans le cas de l’Ukraine, mais pas dans d’innombrables autres cas de violation du droit international, des conventions et des droits humains. Ce que l’on a compris, c’est que le Conseil fédéral ne voulait pas appliquer de sanctions contre la Russie, mais qu’il a admis que les dommages politiques et surtout économiques d’une telle politique ne seraient pas assumables. L’Union Européenne et les Etats-Unis ne l’auraient pas accepté. Dans ces conditions, à quoi bon ratiociner sur la neutralité ?

En reprenant les sanctions, la Suisse n’a-t- elle pas pris parti contre la Russie, comme le prétend Christoph Blocher? 

Il est faux de prétendre qu’en s’abstenant de recourir aux sanctions, on ne prend pas parti.

Euh… alors pourquoi ne pas prendre parti sans recourir au sanctions, comme l’ont fait quelque cent cinquante Etats dans le monde (en se contentant de condamner l’agression russe aux Nations-Unies)? La réponse est évidente : des rapports de force ne permettent pas actuellement à la Suisse de faire bande à part sur ce genre de dossier. Comme on pouvait s’y attendre, sa position a immédiatement été instrumentalisée par le président des Etats-Unis : « Même la Suisse inflige des sanctions à la Russie » (1er mars). On pense aussitôt au « même la Suisse a renoncé au secret bancaire fiscal » du début des années 2010. C’est dire s’il ne reste rien de la neutralité. Sauf un terme, un pur cliché constitutif de l’image de la Suisse dans le monde. On le voit, il y a peut-être quelque chose à reconstruire ici pour la promotion de la paix, mais sur des bases forcément différentes.   

(…) Si la Suisse avait procédé ainsi, elle se serait rangée aux côtés de l’agresseur russe. En tant que petit pays ne pouvant pas faire jouer les rapports de force, elle se devait de sanctionner cette violation du droit international. Rappelez-vous que son renoncement à des sanctions contre l’Afrique du Sud a été considéré comme une prise de position. Cela dit, l’interprétation de la neutralité diffère d’un cas à l’autre. Ce ne sont pas toujours les mêmes Etats qui violent le droit international. En 2003, les Etats-Unis ont envahi l’Irak en l’absence d’une résolution de l’ONU. La Suisse avait alors appliqué le droit de la neutralité. Il est à mon sens important d’éviter un alignement systématique de la Suisse sur un régime de sanctions particulier pris en dehors du cadre de l’ONU. A défaut, le principe de neutralité serait vidé de son sens.

Comprenne qui pourra. Des pays beaucoup plus grands n’ont pas appliqué de sanctions contre la Russie, et de loin pas seulement des Etats voyous. Oui, la Suisse n’a pas appliqué de sanctions contre les Etats-Unis en 2003 – personne ne le lui demandait – mais elle l’a fait contre la Russie en 2022. N’est-ce pas justement ce genre de différence qui vide la neutralité de son sens ? Ne serait-ce pas plus simple de le reconnaître ? Tout en revendiquant aux Nations Unies, avec d’autres petits Etats, le droit de ne pas appliquer les sanctions économiques des grandes puissances (pour autant que l’on ne favorise pas leur détournement) ? Le droit international (Conventions de la Haye de 1907) précise que la première obligation d’un Etat neutre est de ne pas participer à la guerre. Qui, encore une fois, peut nier que les sanctions contre la Russie sont des actes de guerre ? En tout cas pas Micheline Calmy-Rey :

(…) Le centre droit veut collaborer davantage avec l’OTAN. Ne voyez-vous pas là un risque de perte de crédibilité pour notre neutralité?

 (…) Lors du dernier sommet de l’OTAN, la Russie a été ouvertement déclarée ennemie, ce qui fait que l’OTAN est désormais engagée dans une confrontation avec la Russie. Ce qui était au départ un conflit local limité au Donbass et au statut de l’Ukraine est devenu non seulement une guerre extrêmement destructrice au cœur de l’Europe, mais aussi une guerre par procuration non déclarée entre l’OTAN et la Russie qui peut échapper à tout moment à tout contrôle. Il faut donc rester prudent dans la mesure où l’OTAN n’est plus une organisation à but purement défensif.

S’il y a un risque de confrontation militaire entre l’OTAN et la Russie, à quoi peut bien servir une neutralité qui ne consisterait pas à s’abstenir de prendre officiellement parti ? Suite à l’alignement sur les sanctions européennes, n’est-il pas compréhensible que les Russes – et le reste du monde – ne considèrent plus les Suisses comme neutres? Revendiquer une quelconque neutralité dans ces conditions passerait pour une pure bouffonnerie.

Que pensez-vous de la « neutralité coopérative » dont parle désormais Ignazio Cassis?

Cela ne change pas vraiment la pratique actuelle. Notre neutralité resterait armée et permanente. Mais elle pourrait s’élargir dans la collaboration avec des Etats partageant les mêmes valeurs que nous.

Intéressant. Quel genre d’Etats plus précisément ? Et quelles valeurs ? C’est ce que l’on aimerait savoir. En attendant, non contente de considérations de plus en plus creuses sur la neutralité, Micheline Calmy-Rey veut en étendre la portée :

(…) Actuellement, le droit de la neutralité ne s’applique qu’aux guerres interétatiques. Mais aujourd’hui, beaucoup de conflits sont des guerres par procuration ou des guerres civiles. Lorsque vous voyez que la Suisse peut livrer des armes en Arabie saoudite, qui est à la tête d’une coalition menant une guerre au Yémen, alors qu’elle ne peut pas en exporter en Ukraine, c’est qu’il y a un problème.

(…) Nous devons donc réactualiser le droit de la neutralité. Je milite pour que nous l’appliquions non seulement pour des guerres interétatiques, mais aussi pour des conflits par procuration ou pour des conflits civils. De plus, il apparaît aujourd’hui difficile d’articuler le concept de neutralité avec le cyberespace en l’absence d’une régulation internationale.

(…) Mon autre grande préoccupation concerne la faiblesse du multilatéralisme. Nous assistons à un retour des rapports de force dans les relations internationales. Si la guerre en Ukraine avait pour conséquence la constitution d’un nouveau bloc Chine-Russie, ce serait une défaite pour l’Occident. Et si quelques-uns d’entre nous ont pu un jour rêver d’une troisième superpuissance Europe, aujourd’hui ce rêve se brise.

Madame Calmy-Rey, ne pensez-vous pas que c’est l’archi-domination des Etats-Unis qui a laissé penser que les rapports de force avaient disparu ? Aujourd’hui, il n’y a pas seulement la Chine et la Russie. Deux tiers de l’humanité forment un nouveau bloc informel qui se lève contre l’hégémonie de l’Occident. Ce processus ne requiert pas forcément la multiplication de conflits armés (même si ce serait un miracle qu’il ne passe pas un jour ou l’autre par quelque accident nucléaire). Il n’est pas nécessaire non plus que la Suisse fasse semblant de n’appartenir à aucun bloc. Il faudra simplement trouver autre chose qu’une neutralité historique lessivée.

Avec son image dans le monde, et sa taille exactement médiane, la Suisse a un potentiel énorme d’alliances et de mobilisation du côté des Etats secondaires cherchant à s’émanciper des grandes et super-puissances. Selon l’expression consacrée, il ne peut s’agir pour la Suisse que d’un changement de paradigme. Quant “au rêve brisé de super-puissance Europe”, qui a surtout été nié jusqu’ici par les européistes (l’Europe n’était qu’un inoffensif projet de paix), les événements viennent rappeler qu’en matière de guerre et de paix, les super-puissances font en général plutôt partie des problèmes que des solutions.

* https://www.letemps.ch/suisse/micheline-calmyrey-linitiative-christoph-blocher-un-business-model-ne-dit-nom

** Micheline Calmy-Rey : « Pour une neutralité active – De la Suisse à l’Europe », Presses polytechnique et universitaires romandes, coll. Savoir Suisse, 2021. L’ancienne conseillère fédérale développe dans cet ouvrage  l’idée incongrue qu’une neutralité de type suisse pourrait être adoptée et adaptée par l’Union Européenne.   

Réponse aux directeurs de la formation et de la recherche

Les conseillers d’Etat romands viennent de publier une lettre ouverte au Conseil fédéral pour le sensibiliser à l’urgence… « d’être dans Horizon Europe » (le programme septennal de recherche subventionnée de l’Union Européenne). Etait-ce une bonne idée?

Les signataires: Cesla Amarelle (VD), Crystel Graf (NE), Anne Emery-Torracinta (GE), Christine Häsler (BE), Olivier Curty (FR), Christophe Darbellay (VS) et Martial Courtet (JU).
Texte intégral de la lettre ouverte :
https://www.24heures.ch/la-suisse-doit-etre-dans-horizon-europe-793007446505
https://www.tdg.ch/la-suisse-doit-etre-dans-horizon-europe-793007446505

Cette lettre est parue mercredi dernier dans 24Heures et la Tribune de Genève. Elle se présente comme un « appel solennel à trouver la clé d’une relation nouvelle et apaisée avec l’Union Européenne (qui permette aux hautes écoles suisses de poursuivre leur contribution décisive à la prospérité nationale) ». Disons d’emblée qu’il semble assez étrange que des conseillers d’Etat, fussent-ils romands et amateurs d’actualité, pensent que le gouvernement ne fait pas déjà ce qu’il est possible pour atteindre ces deux objectifs (association de la Suisse au programme-cadre Horizon Europe et relation apaisée avec Bruxelles).

A quoi cette lettre ouverte est-elle vraiment destinée ? Ne sert-elle pas d’abord à montrer au puissant lobby de la recherche publique (les hautes écoles elles-mêmes) que l’impuissance cantonale sur ce dossier ne dispense pas de faire du bruit ? Il ne sera pas dit que les directeurs cantonaux de la formation ont assisté sans rien dire, ni rien faire, à la non-association prolongée de la Suisse au programme-cadre Horizon Europe.

Si l’on fait abstraction de cette hypothèse électoraliste trop facile, que l’on s’élève à l’échelle fédérale et au dossier politique lui-même, la démarche n’en donne pas moins l’impression d’aller exactement en sens inverse de ce qu’elle est censée rechercher.

Alors voyons cela. Point un : des Etats bien moins intégrés que la Suisse dans l’UE (dont Israël, puissance significative sur le plan scientifique et technologique*), sont mieux lotis dans Horizon Europe (avec un statut d’associé). Le traitement d’extrême défaveur réservé à la Suisse, ouvertement contraire à l’esprit des relations bilatérales depuis trente ans, est destiné à faire pression sur l’opinion et les partis politiques pour que Berne cède aux exigences institutionnelles générales de Bruxelles. Selon l’expression consacrée sur tout le continent, jamais démentie par les dignitaires européens, la recherche et les chercheurs suisses ont été « pris en otage » par la Commission européenne.

Point deux : après avoir finalement rejeté un accord institutionnel négocié sur de mauvaises bases depuis le début de la décennie 2010, prévoyant la subordination progressive et accélérée du droit économique, social et environnemental au droit européen** (une dynamique irréversible susceptible de déchirer les partis politiques et impossible à faire passer en vote populaire), le Conseil fédéral est en phase d’approche pour de nouvelles négociations. Comme dans tout processus de ce genre, le pire serait de se montrer trop pressé. C’est pourtant ce que fait la Suisse, comme l’indiquait encore le compte-rendu du Temps d’hier de la visite de la secrétaire d’Etat Livia Leu à Bruxelles. Est-ce la bonne stratégie? En tout état de cause, une lettre ouverte comme celle de ces messieurs-dames est exactement ce qui conforte l’UE dans l’idée que la recherche est un otage parfait. Plus la Suisse cherche à ne pas se mettre en position de faiblesse, plus la science alarme le pays sur les heures sombres qui l’attendent.     

Le nouveau cycle de négociation, dont personne ne sait aujourd’hui où il conduira (les positions de départ sont très éloignées), va selon toute vraisemblance durer plusieurs années. Les chances que l’otage soit relâché avant la fin du programme-cadre, qui court jusqu’en 2027, paraissent dès lors très mince. Demander au gouvernement de conclure quelque chose d’ici la fin de l’année (autant dire n’importe quoi qu’on exigera de lui), pour espérer obtenir une pleine association avant terme, est-ce bien réaliste ? Tout ce que Berne pourrait faire serait de suggérer à Bruxelles de cesser de prendre la recherche en otage… voilà où l’on en est.

Rhétorique borderline

La rhétorique de cette lettre ouverte paraît en plus limite sous l’angle de la bonne foi. Son principal argument (pour ne pas dire le seul) est en fait celui des grandes organisations économiques, que l’on entend d’ailleurs beaucoup moins depuis que Berne s’est brouillée avec Bruxelles et que l’industrie suisse tarde à s’effondrer : une mise en garde « solennelle » contre les effets négatifs prévisibles sur la « prospérité », la « qualité de vie élevée de la population ». Autant d’avantages dus au fait que la Suisse est dotée de l’économie « la plus innovante depuis onze ans ». Pénaliser la recherche et l’innovation, c’est en fin de compte s’en prendre au niveau de vie des Suisses.

Eculé, le procédé consiste aussi à assimiler l’ensemble de l’innovation technologique et économique à la recherche dans les hautes écoles. En réalité, les investissements publics dont il est question ne représentent pas 2% de l’ensemble des fonds alloués à la recherche et développement en Suisse (R&D). Publique, mais surtout privée (***).

En admettant que les écoles ne puissent plus du tout participer à des programmes de recherche académique dans le cadre de Horizon Europe, l’effet macro-économique ne serait certainement pas nul, mais à coup sûr insignifiant. Or ce n’est même pas le cas : les entités de recherche vont pouvoir prendre part à deux tiers environ des programmes (estimation forcément pessimiste des intéressés). Leurs contributions ne seront plus financées par le pot commun de Bruxelles, mais directement par Berne. Tout le monde l’a compris, sauf apparemment les conseillers d’Etat romands en charge de la formation et de la recherche.

A ce sujet, le texte n’évite pas non plus le biais très classique consistant à faire comme si l’argent de la recherche européenne revenant à des équipes suisses était jusqu’ici tombé du ciel, et qu’on allait en être privé. Alors qu’il s’agit d’abord d’un financement suisse forfaitaire, calculé par rapport au PIB, transitant par le fonds communautaire. Au fil des programmes-cadres, la Suisse a reçu à peu près autant qu’elle a donné, et donné autant qu’elle a reçu. La question du bilan contributif ne va simplement plus se poser.

Une pleine association à Horizon Europe eût bien sûr été préférable, mais l’Europe n’en veut pas tant que la Suisse refuse de se soumettre. Il faudra non seulement faire avec, ou plutôt sans, mais surtout faire mieux. Les signataires ont raison de rappeler que l’ouverture de la recherche sur le monde (dont l’Europe fait partie) est « une dimension essentielle pour la circulation du savoir et, très concrètement, pour attirer à nous les meilleurs talents ». Il ne suffit pas d’offrir les salaires les plus élevés d’Europe, ce qui n’est de loin pas sans compter. Encore faut-il cultiver un état d’esprit positif, pour ne pas dire conquérant, plutôt que défensif et bureaucratique. C’est comme cela que la Suisse est devenue une référence mondiale sur le plan de la recherche et de l’innovation. Bien avant de s’en remettre à l’Union Européenne.

* https://ec.europa.eu/info/news/israel-joins-horizon-europe-research-and-innovation-programme-2021-dec-06_en

** Voir sur le site de la Confédération: “Accord institutionnel Suisse–UE : document explicatif” B.7. (pdf)

*** Une note non datée du Secrétariat d’Etat à la formation, à la recherche et à l’innovation (Sefri) indique 1,5%. 

Précédents articles de ce blog sur le thème des hautes écoles suisses

et des programmes-cadres européens

https://blogs.letemps.ch/francois-schaller/2020/04/28/acces-au-marche-europeen-4-ce-que-vaut-laccord-sur-la-recherche/

https://blogs.letemps.ch/francois-schaller/2020/10/31/suisse-et-programmes-europeens-de-recherche-le-drole-de-drame/

https://blogs.letemps.ch/francois-schaller/2021/03/30/alleingang-dans-la-recherche-lallemagne-fait-de-la-resistance/

https://blogs.letemps.ch/francois-schaller/2021/06/25/la-suisse-ejectee-dhorizon-europe-recherche-cinq-idees-fausses/

https://blogs.letemps.ch/francois-schaller/2021/07/15/represailles-contre-la-suisse-didier-queloz-vous-avez-tellement-raison/

https://blogs.letemps.ch/francois-schaller/2022/05/06/horizon-europe-recherche-suisse-et-royaume-uni-sinstallent-dans-lalternatif-durable/

 

 

   

 

 

           

 

 

 

 

     

          

 

Pour en finir avec la géopolitique

Au-delà du conformisme et de l’alignement contraint sur la puissance, on aurait tort d’oublier les idéaux de la neutralité. La neutralité suisse en particulier*.

Il n’aura pas fallu grand-chose pour que la machine de Tinguely se remette en branle. La diplomatie russe qui s’enquiert de la position de la Suisse dans le conflit ukrainien. Ou Nathalie Loiseau qui évoque, avec sa morgue d’euro-députée française va-t-en guerre, ce que l’UE ne doit pas devenir par rapport à la Russie : « une grosse Suisse molle ». Débat national assuré et instantané sur ce qu’est, n’est pas, devrait ou ne devrait pas être la neutralité. L’occasion de constater une nouvelle fois qu’il y a, dans le champ politique, une neutralité de gauche et une neutralité de droite. Une sorte de tension permanente entre cynisme, pragmatisme et hypocrisie. 

Bien qu’héritée d’un passé honnis, la neutralité demeure à gauche le seul moyen de se tenir à l’écart d’une alliance militaire atlantique dominée par les capitalistes américains et britanniques. Ce qui compte surtout, c’est que cette réserve n’empêche pas de désigner, condamner et sanctionner les méchants de ce monde. Tous ces Etats plus ou moins attardés qui mésestiment les droits humains. L’efficacité est nulle sur le plan politique et humanitaire, mais l’on comprend qu’il s’agit surtout de bonne conscience et de confort intérieur.

A droite, la légendaire neutralité est censée conférer une existence politique à la puissance économique. Elle sert en retour l’image des entreprises suisses sur cinq continents, ultime réalité d’une prospérité nationale et sociale enviée. Du gagnant-gagnant en boucle. Mais ce sont en premier lieu les organisations internationales localisées à Genève qui sont invoquées. Et la politique suisse des bons offices dans la résolution des conflits : est-ce approprié de faire des phrases sur le colonialisme israélien, comme tout le monde, si l’on a pour ambition de jouer un rôle singulier de médiateur au Moyen-Orient ? Etait-ce nécessaire d’adopter telles quelles les sanctions européennes contre la Russie dans le conflit ukrainien, pour être bien sûr d’apparaître sur la liste des « Etats inamicaux » aux yeux de Moscou ? Et laisser le président Macron, éminent Européen, si soucieux de la « place de la France dans le monde », discuter seul avec Poutine ?  

On aurait tort cependant d’oublier les idéaux de la neutralité. Presque atteinte, jamais complètement assurée, la relative paix dans le monde ne représente-t-elle pas une conquête dans l’histoire de l’humanité ? Le fait que cette ère exceptionnelle d’apaisement soit probablement due à la dissuasion nucléaire ne change rien à une évidence aussi simple que platonique : si tous les Etats devenaient neutres, la guerre passerait pour une utopie. Dans l’absolu, le problème n’est pas la neutralité des neutres, mais bien la géopolitique. Cette propension des grandes puissances économiques et militaires à vouloir se partager le monde en zones d’influences.

Un quart des humains, chinois, américains, russes, français et britanniques, représentés de manière permanente au Conseil de sécurité des Nations Unies, avec droit de veto, bénéficient en quelque sorte du statut de terrien de première classe. Les Etats auxquels ils appartiennent s’arrogent la pleine légitimité de défendre leurs intérêts. Les autres peuvent aussi s’en prévaloir, mais en second seulement, à l’ombre d’un protecteur de préférence. Voilà où en est la grande histoire. Si cette épopée a un sens, qui irait au hasard de l’obscurité à la lumière, par rapport à ce que l’on appelle « progressisme » sans trop y penser, il y a forcément un moment – oui, dans longtemps, et alors ? –  où la géopolitique devrait sembler aussi incongrue que les empires coloniaux dans la phase précédente.

Le neutralité suisse n’est pas qu’un encombrant reliquat du passé, à gérer au fil des événements et doctrines de circonstance. Les deux guerres mondiales du XXe siècle lui ayant insufflé l’endurance d’un insubmersible cliché, pourquoi ne pas s’en saisir pour rappeler à chaque occasion, avec un sourire si possible désarmant, que la géopolitique n’est pas une donnée anthropologique indéconstructible? Qu’elle ne sera peut-être pas une fatalité jusqu’à la fin des temps ?

C’est aussi dans cette optique que devrait finalement apparaître la maladroite candidature de la Suisse comme membre non-permanent du Conseil de Sécurité. L’opportunité de jouer les ingénus, pour un mandat de deux ans de toute manière décoratif (pour ne pas dire grotesque), et de faire entendre une nouvelle petite musique : le règne des grandes puissances intrigantes et ombrageuses est certainement un fait, la réalité du moment, mais il n’en s’agit pas moins d’une anomalie sur le plan de la morale et de la raison. Une absurdité idéalement destinée à disparaître dès que possible. En conviendront celles et ceux qui n’ont pas complètement déserté la dimension idéaliste constitutive du genre humain (semble-t-il) .    

* Inspiré de l’article paru le 4 mars dans Paris Match Suisse.

 

 

 

  

 

 

 

 

                            

Modèle britannique pour la Suisse : la fin d’un tabou ?

Accord économique global, de partenariat, de coopération, peu importent les termes. Ce que l’Union Européenne souhaite de toute évidence à ce stade, c’est un accord avec la Suisse comme avec le Royaume-Uni ou le Canada. Sans subordination automatique, étendue et progressive au droit communautaire puisque les Suisses n’en veulent pas. En plus intégré toutefois, pour des raisons d’hyper-voisinage. En Suisse même, la référence britannique sert de moins en moins de repoussoir. (Adapté du texte paru le 15 décembre dans les pages Débats du Temps).

Six mois après le rejet de l’Accord institutionnel avec l’Union Européenne, est-ce bien raisonnable d’en appeler continuellement à une stratégie de substitution immédiate de la part du Conseil fédéral ? Ne serrait-ce pas plutôt souhaitable qu’il prenne le temps d’identifier avec certitude ce qui pourrait faire l’objet d’un consensus suffisant dans les partis gouvernementaux ? C’est appraremment ce qui est en train de se passer.

On voit mal Berne (re)faire des propositions à Bruxelles sans s’être soigneusement assuré des soutiens internes nécessaires au moment de négocier et de finaliser. Or l’agitation des lobbies autour de ce dossier, de surcroît très émotionnel de toutes parts, requiert qu’on lui laisse le temps de la décantation. Sa perception, complètement figée jusqu’ici, semble d’ailleurs sur le point d’évoluer.

La difficulté d’un deuil

Le plus difficile en Suisse, c’est de faire le deuil de la « voie » bilatérale tracée dans les années 1990. Comme le confirmait encore l’ambassadeur de France à Berne dans une récente édition de la NZZ, l’Union Européenne n’en veut plus: « Les accords bilatéraux sectoriels ont vu le jour à une autre époque. La Suisse se rapprochait de l’UE sans en être membre. Les accords bilatéraux étaient conçus comme une étape intermédiaire vers l’adhésion, mais ils sont devenus une solution provisoire permanente. Aujourd’hui, cette ambiguïté a disparu. (…) Soyons honnêtes : la Suisse s’est éloignée de l’Europe ces dernières années. (…) Le Brexit a été un choc pour l’UE, qui a également affecté les relations avec la Suisse. De plus, la situation géopolitique est plus tendue et l’Union est devenue plus défensive. » Quelques jours auparavant, c’est l’ambassadeur de l’UE elle-même à Berne qui usait d’une formule abondamment consacrée à propos de la voie bilatérale sans accord cadre : « Il n’est pas acceptable que la Suisse soit un passager clandestin de l’UE. » On ne pouvait être plus clair.

L’adhésion à l’Espace économique (EEE) ou à l’Union Européenne étant plus difficile encore à faire passer dans l’opinion que l’Accord institutionnel avorté, il reste au moins une solution : un « Accord global de commerce et de coopération » inspiré du modèle britannique. Ce tabou semble être tombé – du côté de Genève contre toute attente – avec l’interview de Nicolas Levrat dans Le Temps du 3 décembre dernier. « Soyons réalistes, déclarait le directeur du Global Studies Institute de l’Université, l’un des hauts lieux de l’establishment de politique étrangère en Suisse: proposons aux Européens, à l’image de ce qu’ils ont conclu avec le Royaume-Uni, un comité politique de haut niveau qui, tous les ans ou tous les deux ans, se réunisse et statue sur l’état des accords bilatéraux. Ouvrons cette discussion. »

Ouvrons cette discussion

En revanche, les autres propositions récentes émanant d’experts ou de parlementaires favorables à des reprises automatiques de droit européen dans certains domaines seulement, ne faisaient toujours pas référence à un accord global de type britannique. Il n’était question que de gouvernance par secteur. C’est pourtant cette fragmentation de l’institutionnel dont les Européens ne veulent plus entendre parler depuis au moins dix ans. Alors pourquoi refuseraient-ils à leur troisième partenaire économique le style de gestion globale et sectorielle qu’ils ont consenti au quatrième, la Grande-Bretagne ?

Il ne s’agirait évidemment pas d’appliquer tel quel le contenu des relations euro-britanniques. La Suisse n’a pas de problème de pêche, mais un degré de voisinage avec l’Europe sensiblement plus élevé que le Royaume-Uni. Elle applique Schengen/Dublin et le libre accès réciproque aux marchés du travail, ce qui n’est pas le cas des Britanniques. Elle a déjà seize accords bilatéraux éprouvés qui conviennent en gros aux deux parties… un traité de libre-échange à l’ancienne, une centaine de mises à jour jusqu’en 2018.

Les Britanniques associés à Horizon Europe

De leur côté, les Britanniques sont pleinement associés à Horizon Europe*. Sans même parler du reste, ils bénéficient de facilités d’homologation des produits dans l’industrie pharmaceutique, la chimie ou encore les composants organiques. Leur « Accord de commerce et de coopération » entre égaux juridiques fait 1400 pages. Davantage que le volume cumulé du Traité de 1972 (15 pages), des accords bilatéraux Suisse-UE et de l’accord institutionnel abandonné. Rien n’y est figé pour l’éternité. D’autres accords sectoriels, des approfondissements et simplifications seront toujours possibles. Autant dire que le moment semble venu de s’intéresser à cette approche réaliste, plutôt que d’en faire une espèce de repoussoir embarrassé. C’est peut-être aussi ce qui est en train de se passer à Berne, l’air de rien, sans évoquer le modèle britannique, pour ne pas braquer les traditionnels phobiques d’une insularité largement fantasmée.

* La pleine association a été suspendue entre-temps par Bruxelles, comme mesure de rétorsion dans le dossier irlandais. 

Quand les Suisses se réveillent

YVES ZUMWALD. Les rapports de l’autorité fédérale de régulation du marché de l’électricité (Elcom), et les déclarations récentes du président de la Confédération sur les risques de pénurie ont marqué les esprits. Entretien de background avec le président exécutif de Swissgrid*. (Paru sur le site de Paris-Match Suisse le 19 nov.)

La directive européenne Clean Energy Package (2019) sera intégrée dans les
législations nationales le 1er janvier 2025. Au moins 70% des capacités d’exportation de courant de chaque pays devront être réservées aux autres Etats membres. Quel problème l’Union Européenne cherche-t-elle au juste à résoudre ?

Les objectifs de réduction des émissions de CO2 sont en train de modifier la géographie de la production d’électricité. En Allemagne par exemple : jusqu’ici, la production avait principalement lieu au sud. Avec les immenses parcs d’éoliennes de plaine, et surtout offshore, elle est en train de se déplacer vers le nord. Elle sera de plus en plus décentralisée sur l’ensemble du continent, avec des connexions plus nombreuses pour fluidifier les transits. Il s’agit toujours de transférer les surplus temporaires entre régions momentanément excédentaires, et d’autres qui sont demandeuses selon les heures, les jours et les saisons. C’est surtout la gestion en temps réel qui est en cause, minute par minute. Elle s’ajoute à la planification des capacités du réseau, avec des exigences de transport plus élevées.

Des Etats historiquement exportateurs comme la France et l’Allemagne vont probablement devenir importateurs nets, avec des échanges toujours plus considérables. Or il y a actuellement des effets de congestion importants dans les réseaux de transport, qui n’ont pas été dimensionnés pour ces changements. La Commission européenne cherche à inciter les membres de l’UE à investir rapidement, non seulement dans la production propre, dans tous les sens du terme, mais aussi dans les infrastructures de transport. Parce que l’on sait que les nouvelles réalisations peuvent prendre beaucoup de temps. Il s’agit de sécuriser l’approvisionnement dans cette longue transition. On ne peut guère reprocher à l’Union de vouloir accorder la priorité à ses Etats membres. A ses yeux, sans accords avec la Suisse, le Portugal ou la Finlande devront pouvoir se servir avant elle dans les surplus européens.    

30% d’exportations éventuellement disponibles pour les Etats tiers…  s’agit-il d’un plancher global, sur un an par exemple, dont le dépassement serait constatable à posteriori ? Ou cette limite sera-t-elle infranchissable ?

Il est important de mentionner que le calcul de type «carnet du lait», 100% moins 70% égal 30%, n’a pas de sens en l’occurrence. Le critère des 70% du Clean Energy Package prévoit que les gestionnaires de réseaux devront mettre à disposition au moins 70% de leur capacité d’interconnexion pour les échanges transfrontaliers. Des mesures de redispatching seront désormais mises en place pour palier à d’éventuelles surcharges des réseaux nationaux.

Les capacités frontalières ne sont pas toujours utilisées selon les échanges planifiés. Prenons un exemple : un producteur français d’électricité vend en Allemagne. Il fixera un chemin direct en utilisant une capacité de réseau entre la France et l’Allemagne. Dans la réalité, une partie du courant cherche un chemin via les pays voisins, y compris la Suisse. Ces flux pèsent sur les capacités frontalières, sans apparaître dans la transaction commerciale prévue. Si ces flux d’électricité deviennent trop importants, ils « bouchent » les lignes frontalières et réduisent ainsi la capacité disponible pour le commerce. De plus, en Suisse, nous devons dans certaines circonstances utiliser de l’énergie de réglage pour maintenir la stabilité du réseau. Il y aura donc de facto moins de 30% à disposition pour la Suisse. 

En ordre de grandeur, que représentent aujourd’hui les importations suisses en provenance d’Europe par rapport aux capacités d’exportation de l’Union ?

La Suisse exporte normalement du courant en été et dépend des importations en hiver. Durant la période hivernale, la nuit, la Suisse importe jusqu’à 40% de ses besoins en électricité. Le rapport entre cela et les capacités d’exportation de l’UE ne dépend pas seulement de l’infrastructure du réseau, mais aussi des capacités de production. Lorsqu’il n’est pas possible de produire suffisamment d’énergie électrique, parce qu’il n’y a pas de vent et que le rayonnement solaire est trop faible par exemple, la question se pose de savoir si un pays voisin exporte encore vers la Suisse, ou s’il couvre d’abord la demande nationale. C’est pourquoi nous devrions pouvoir produire plus d’énergie en Suisse en hiver.  

D’après les contacts que vous avez, quel est l’état d’esprit des opérateurs des Etats limitrophes de la Suisse par rapport à cette directive ?

Nous travaillons très bien avec nos partenaires européens. Dans notre métier comme dans bien d’autres, nous cherchons l’efficacité hors de la politique. Mais si elle intervient, alors nous faisons au mieux avec cette contrainte. La politique européenne a ses raisons.

Et quel est l’état d’esprit de vos interlocuteurs hors Union Européenne ? Au Royaume-Uni par exemple, qui se retrouve sur le même plan que la Suisse ? Bien que l’Accord de commerce et de coopération EU-UK, signé en fin d’année dernière, prévoit l’ouverture de discussions en vue d’éviter des pénuries en Grande-Bretagne.

Le Royaume-Uni n’est pas enclavé comme la Suisse, ni au centre du dispositif de transport continental, en particulier Nord-Sud. La Suisse a quarante-et-une interconnexions avec ses voisins, et c’est un pays de transits. La Grande-Bretagne en a cinq avec l’UE, la Turquie trois. La pression n’est pas du tout la même. Les Britanniques travaillent aussi actuellement sur une connexion sous-marine avec la Norvège. Ils ont surtout un potentiel énorme d’éoliennes offshore que la Suisse n’a pas du tout. Notez que les connexions extérieures de l’UE ont aussi tendance à se développer. Bruxelles les encourage. L’Italie a par exemple un projet avec l’Afrique du Nord, la Grèce avec Israël.

Quelle différence entre l’Accord Suisse-UE sur l’électricité, dont la finalisation a été suspendue par la Commission en 2018, et les accords « techniques » que vous négociez avec les Etats limitrophes ?

Swissgrid ne négocie pas avec des Etats, mais avec des gestionnaires de réseaux de transport. Nous sommes le seul opérateur en Suisse, mais il y en quatre rien qu’en Allemagne. Nous avons d’ailleurs finalisé récemment un accord avec les Italiens, nos premiers partenaires, avec lesquels nous discutons depuis deux ans. Ces contrats de droit privé doivent ensuite être validés par les entités nationales de régulation, puis par l’UE. C’est long, complexe et parfois aléatoire. Les accords techniques ne sont pas une alternative à l’accord suspendu sur l’électricité. Il s’agit d’éléments partiels, qui ne concernent pas la solidarité européenne générale dans l’approvisionnement en cas de pénuries. Ni l’accès aux données européennes centrales permettant de planifier et d’anticiper dans les meilleures conditions. L’UE nous a aussi privés de cet accès en nous excluant du couplage des marchés.

Le Conseil fédéral a annoncé cet été un futur nouveau projet de libéralisation plus avancée du marché de l’électricité en Suisse, dont le principe avait été refusé en vote populaire (2002). Est-ce en vue d’une relance de l’accord avec l’UE ? La structure actuelle du marché suisse n’avait pourtant pas empêché cet accord lorsqu’il a été suspendu en 2018 pour d’autres raisons.

Je ne peux pas répondre à cette question. La politique de l’UE cherche à faire en sorte qu’il n’y ait plus de différences de prix de l’électricité sur le continent. Qu’il n’y ait plus qu’un prix de marché pour les utilisateurs finaux, d’où la libéralisation de ce marché à l’échelle européenne. Je dirais que la directive de 2019, dont nous parlons ici, cherche surtout à faire en sorte que les surcoûts dus à des problèmes de transport ou de production soient payés par les Etats qui ont des insuffisances dans leurs infrastructures. De manière à les inciter à investir.

La Suisse n’est pas vraiment concernée par cet objectif.

Non, mais la situation actuelle montre qu’il est quand même urgent d’investir. Surtout dans la production. Les incertitudes de la politique européenne sont clairement une incitation à augmenter notre autonomie par rapport à l’UE. Je crois d’ailleurs que la prise de conscience a enfin eu lieu. On sait toutefois que si la Suisse n’a qu’un unique transporteur, l’une des difficultés vient de ce qu’elle compte 650 sociétés de distribution et de production! Tout cela ne change rien au fait que nous avons absolument besoin d’un accord rapide sur les questions de transport.

*Swissgrid est le gestionnaire du réseau suisse de transport d’électricité (environ 7000 kilomètres de lignes à très haute tension). Ses actionnaires sont les opérateurs de la distribution et de la production d’électricité, détenus essentiellement par des collectivités publiques (cantons et villes).