Le repoussoir suisse vu de Londres

L’avalanche d’explications simplistes sur la « voie bilatérale » CH/EU fait comme si le projet d’Accord institutionnel, rejeté il y a un an, était en fait appliqué depuis deux décennies.   

Le Sunday Times publie récemment un article affirmant que le premier ministre Rishi Sunak envisage de faire évoluer les relations avec l’Union Européenne dans le sens d’une intégration « à la suisse ». Les démentis instantanés n’en soulèvent pas moins une vague médiatique à Londres pendant trois jours (du 21 au 23 novembre). Avec, pour bien comprendre de quoi il s’agit, des descriptifs ultra-réducteurs et très erronés de ce modèle suisse rejeté. On peut s’en faire une idée par Google Actualités, en tapant simplement Sunak, Brexit, Swiss, model…  

Ces éléments de background donnent en gros l’image d’une Suisse juridiquement intégrée. Un cliché dominant depuis longtemps en Grande-Bretagne, mais pas seulement. La pratique régulière des revues de presse permet de se rendre compte que le mythe est également très répandu sur le continent… et même en Suisse. Le plus cocasse, c’est que le niveau supposé d’intégration atteint en gros celui qu’il eût réellement été avec l’Accord institutionnel (Insta), rejeté il y a une année par le Conseil fédéral.

Dans sa « déclaration conjointe » (1), cet accord-cadre abandonné prévoyait une reprise automatique (« dynamique ») progressive du droit économique européen (économique au sens large, incluant le social et l’environnemental). Nous en sommes loin mais, vu de l’extérieur, tout se dit et s’écrit comme si cette subordination législative était en fait réalisée depuis longtemps. Acceptée en Suisse comme la contrepartie d’un accès large (très fantasmé en réalité) au marché intérieur européen. A Londres, lorsque l’on évoque le « modèle suisse », il s’agit surtout d’expédier en deux mots ce que les adeptes du Brexit ne veulent plus. Factualité, précision ou simplement vraisemblance n’ont apparemment aucune importance.                

The Guardian
« La Suisse bénéficie d’un accès important et rentable au marché unique, et participe aux programmes de recherche et d’éducation de l’Union Européenne, tout en effectuant des paiements à l’UE et en s’alignant sur sa législation. »

A peu près tout est faux dans cette longue phrase.
– Comme nous l’avons abondamment montré depuis trois ans, en nous appuyant sur du factuel parfois rocailleux, l’accès « important » au marché ne l’est guère davantage que celui dont bénéficie actuellement le Royaume-Uni (ou les Etats-Unis, le Japon, la Corée au hasard). La Suisse ne fait pas partie de l’Union douanière européenne (qui inclut même la Turquie). Son « accès » repose sur les règles de l’OMC successives à un accord de libre-échange sommaire conclu en 1972. La part « privilégiée » due aux Accords bilatéraux I et II ne représente certainement pas 5% du montant des exportations suisses en Europe. Une valeur à relativiser sur le plan de la compétitivité industrielle, lorsque l’on sait par exemple que l’évolution de l’euro par rapport au franc a renchéri les exportations suisses de quelque 60% en deux décennies.

– La Suisse ne participe pas davantage aux programmes de recherche de l’UE que n’y participe le Royaume-Uni au terme de l’Accord de commerce et de coopération de 2020 (EU-UK). L’association britannique au programme Horizon Europe a également été suspendue par Bruxelles (rétorsion dans le différend irlandais).

–  La Suisse ne fait pas de paiements à l’UE, elle en fait pour des programmes de développement dans certains Etats membres. Ces paiements sont d’ailleurs fort modestes, ce qui reflète indirectement la part elle-même très limitée de l’accès préférentiel au marché.   

– La Suisse ne s’aligne pas sur la législation européenne, c’est bien le problème de ses relations avec l’UE depuis dix ans.     

On retrouve ces erreurs et approximations fautives dans tous les compte-rendus, en plus sommaire heureusement.

The Telegraph
Le «modèle suisse» maintient la Suisse en dehors de l’UE, mais avec un accès au marché unique en se conformant aux règles et réglementations de l’UE.

Financial Times
La Suisse a accès au marché unique de l’UE, bien que cela l’oblige à accepter certaines règles du bloc.

Bloomberg
La Suisse est membre de l’Association européenne de libre-échange qui, grâce à environ 120 accords bilatéraux, participe au marché unique pour la plupart des marchandises. Mais elle doit également accepter la libre circulation de la main-d’œuvre, les réglementations du marché de l’UE et effectuer des paiements annuels au budget du bloc.

Les 120 accords bilatéraux sont un mythe également répandu en Suisse même. Il s’agit en fait de mises à jour de l’accord de 1972 et de certains accords sectoriels bilatéraux. En plus du Traité de libre-échange de 1972, rendu largement obsolète par les règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), les accords d’accès au marché intérieur européen sur base réciproque sont au nombre de sept dans les Accords bilatéraux I et II : libre circulation du travail, transport aérien, transport terrestre, reconnaissance mutuelle des normes techniques (ARM), agriculture (viande et fromages essentiellement), produits agricoles transformés, marchés publics infra-OMC. La plupart sont d’ailleurs principalement, dans la pratique, des accords d’accès au marché suisse (libre circulation, transport terrestre, agriculture, marchés publics). L’accès privilégié au marché européen s’arrête là.        

Politico.eu
La Suisse se trouve en dehors de l’UE et de l’Espace économique européen, mais elle entretient des liens commerciaux étroits avec le bloc et bénéficie d’un accès sélectif à son marché unique, ainsi que d’une participation à l’espace Schengen et aux programmes de recherche et d’éducation. À son tour, la Suisse accepte un alignement plus étroit sur les lois de l’UE.

S’agissant de l’accès aux programmes de recherche, nous avons vu plus haut que Suisse et Royaume-Uni en sont à peu près au même point : ils peuvent encore « participer » sur l’essentiel, mais ne sont plus « associés » au financement commun. Berne et Londres paient directement pour les participations suisses et britanniques. Pour l’éducation, voir plus bas.      

New York Times (correspondant à Londres)
Les Suisses ont accès au marché unique et à moins de contrôles aux frontières, en échange de contribuer aux caisses du bloc et d’accepter certaines de ses règles.

A quels contrôles aux frontières le texte fait-il allusion ? S’il s’agit des personnes, il se réfère aux facilités de l’espace Schengen, auquel les Britanniques n’ont jamais adhéré. Pour ce qui est des marchandises, les niveaux de contrôle sont aujourd’hui très comparables entre Suisse et Royaume-Uni. Les files de poids lourds que les Britanniques ont subi au début du Brexit effectif étaient surtout dues à des difficultés d’adaptation. Par rapport aux Britanniques, les Suisses ont aussi davantage de passages frontaliers aisément praticables.    

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ANNEXE

Que signifierait plus concrètement une relation “à la suisse” entre le Royaume-Uni et l’UE ?

A l’occasion de cette épisode furtif mais animé de politique intérieure britannique, le site anglophone connexionfrance.com (2), destiné aux expatriés en France, s’est penché plus concrètement sur les différences de traitement entre ressortissants de Suisse et du Royaume-Uni. Extrait commenté.

Par exemple, la Suisse a conclu des accords supprimant certains «obstacles techniques» au commerce, qui exigent que la Suisse soit harmonisée avec les règles de l’UE sur de nombreux types de produits (les denrées alimentaires en particulier), y compris les règles concernant l’étiquetage, l’emballage ou la santé et la sécurité, de manière à supprimer ou minimiser les contrôles et formalités.

En fait, les exportateurs de tous les pays du monde vers l’UE se soumettent aux règles du marché européen. Ils ont besoin d’homologations européennes. Ce n’est pas propre à la Suisse. L’accord de reconnaissance mutuelle (ARM) des Bilatérales I, qui représente de loin le principal « accès préférentiel » au marché, admet que les produits homologués en Suisse dans des agences d’homologation agréées par l’UE sont automatiquement reconnus en Europe.

L’Accord de commerce et de coopération EU-UK  de 2020 (TCA) offre la même facilité, mais sur moins de types de produits. L’ARM entre l’UE et la Suisse est le plus étendu des ARM conclu dans le monde par Bruxelles. Mais il faut en relativiser la portée pratique. Il ne s’agit que d’une infime réduction de coûts sur les exportations. De plus, les entreprises suisses qui ont au moins une filiale en Europe homologuent en général librement dans l’UE. Les autres le font aussi, de plus en plus et depuis longtemps, directement dans une agence d’homologation basée en Europe. Ces homologateurs sont en général des entreprises privées. Ils sont souvent plus rapides et moins chers que les agences basées en Suisse (également privées). Les Pays-Bas se sont beaucoup profilés dans ce business.  

Dans le cadre d’un autre accord, la Suisse participe également au programme de formation et de stage Erasmus, que de nombreux jeunes Britanniques utilisaient pour passer du temps dans des universités françaises ou d’autres universités de l’UE.

En réalité, comme le précise le site movetia.ch (Agence nationale pour la promotion des échanges et de la mobilité), « la Suisse ne fait plus partie du programme Erasmus+ depuis 2014. Elle n’est qu’un pays partenaire. Pour que les institutions suisses puissent continuer de coopérer avec les pays du programme Erasmus+, le Conseil fédéral a adopté une solution financée par des fonds suisses. Ce programme pour Erasmus+ encourage la collaboration de personnes et d’institutions avec des pays du programme Erasmus+. Il soutient également financièrement le séjour de personnes des pays du programme Erasmus+ en Suisse (incoming). De plus, à partir de 2023, il subventionnera des mobilités dans le monde entier » (Movetia.ch). 

De son côté, le Royaume-Uni a également mis sur pied un système spécifique post-Brexit. Ce «Turing Scheme » finance les études des Britanniques dans le monde selon certains critères, sans privilégier les destinations européennes (comme la Suisse dès l’an prochain). Le Turing Scheme n’est pas non plus basé sur la réciprocité. Il ne soutient pas matériellement les étudiants étrangers au Royaume-Uni, estimant que les hautes écoles britanniques sont suffisamment attractives sans incitation financière.      

En ce qui concerne la relation réelle entre Suisse et UE, la Commission européenne affirme que la participation du pays au marché unique sous l’angle de la libre circulation des personnes est également « un pilier central », et « une partie du paquet global ». Si le Royaume-Uni devait un jour adopter cela, il y aurait de nombreux avantages pour les Britanniques ordinaires visitant ou s’installant en France.

Cette formulation de connexionfrance.com inclut la libre circulation au sens du libre accès à la domiciliation et au marché du travail, et celle qui relève de l’espace Schengen (fin des contrôles frontaliers personnels). Le Royaume-Uni n’a jamais fait partie de l’espace Schengen, et il a renoncé à la libre circulation. Renoncement tout à fait central dans la campagne politique pour le Brexit, et l’on ne voit pas du tout le Royaume-Uni revenir en arrière sur ce plan. On peut même dire que c’est la perspective de renouer avec les contraintes de la libre circulation des personnes qui rend impossible politiquement, et de manière particulièrement ostentatoire, un modèle d’inspiration suisse.

L’Accord de libre circulation des personnes entre la Suisse et l’UE n’a guère évolué depuis son application progressive en 2002. La libre circulation s’est en revanche passablement approfondie dans l’UE, en particulier avec la directive sur la citoyenneté de 2004 (considérée comme un « développement » de la libre circulation). C’est ce que le Royaume-Uni a connu jusqu’au Brexit. A noter toutefois que la Suisse n’a adopté qu’une partie des règles de libre circulation en vigueur dans l’UE. Des éléments importants de droit de la citoyenneté préexistants à la directive de 2004 avaient été laissés de côté. L’un des objets rejetés avec l’Accord institutionnel (et sa déclaration conjointe) renvoyait précisément à la citoyenneté, dont les implications vont beaucoup plus loin que les prestations sociales de base.

La relation de la Suisse avec l’UE est cependant « réduite » par rapport à l’adhésion à part entière à l’UE, poursuit connexionfrance.com, et les Suisses ne sont pas considérés comme des citoyens de l’UE. (…) Cela signifie, par exemple, que les Suisses de France ne peuvent ni voter ni se présenter aux élections européennes ou municipales. De plus, comme la Suisse ne fait pas partie de l’union douanière de l’UE, une relation “à la suisse” ne supprimerait pas toutes les exigences en matière de déclarations en douane et de taxes. De plus, la Suisse ne bénéficie pas du droit pour ses titulaires de permis de conduire de continuer à utiliser leur permis à long terme après avoir déménagé en France.

Voilà en quelque sorte ce qui ne changerait pas pour les Britanniques si le modèle suisse leur était appliqué.

Et quels seraient les principaux avantages d’une libre circulation d’inspiration suisse ? Connexionfrance.com est imbattable sur ce genre de question. Quant à vérifier point par point, on lui laisse volontiers les bénéfices du doute…

Une relation «suisse» complète signifierait que les visiteurs et résidents britanniques ne seraient plus classés comme «ressortissants de pays tiers» par l’UE, ce qui les alignerait sur de nombreuses règles relatives à l’UE, par opposition aux citoyens non européens.

Les Britanniques qui vivent au Royaume-Uni pourraient donc visiter la France sans tampon de passeport ni avoir à donner leurs empreintes digitales et leur photo dans le cadre du système européen d’entrée / sortie, qui devrait entrer en vigueur en mai 2023. Ils n’auraient pas non plus à obtenir au préalable l’approbation de leur visite avec une application Etias en ligne et payer des frais de 7 euros (cela devrait commencer fin 2023).

En conséquence, les propriétaires de résidences secondaires pourraient aller et venir sans être soumis à la règle des « 90 jours sur une période de 180 jours ». Ils pourraient revenir, s’ils le souhaitaient, à un mode de vie consistant à passer jusqu’à la moitié de l’année en France. Cela n’est actuellement pas possible sans un visa temporaire de long séjour.

Lorsqu’il existe des couloirs séparés pour l’UE et les «autres passeports», les passeports suisses sont considérés comme équivalents de ceux de l’UE.

Le Royaume-Uni serait également en mesure de délivrer des passeports pour animaux de compagnie, car la Suisse fait partie des pays de la «première partie» pour les voyages avec des animaux de compagnie, aux côtés des États de l’EEE et des micro-États européens tels que Monaco. Cela supprimerait la nécessité pour les propriétaires d’animaux de compagnie ou les personnes aveugles avec leurs chiens-guides de payer des certificats de santé animale pour chaque voyage dans l’UE. (…)

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(1) Projet d’Accord institutionnel, version française, pp 31-32

(2) https://www.connexionfrance.com/article/French-news/Brexit/What-would-UK-EU-Swiss-style-relationship-mean-for-Britons-in-bloc

François Schaller

Ancien de la Presse et de L’Hebdo à Lausanne. Rédacteur en chef de PME Magazine à Genève dans les années 2000 (groupe Axel Springer), et de L’Agefi dans les années 2010 (Quotidien de l’Agence économique et financière). Pratique depuis 1992 un journalisme engagé sur la politique européenne de la Suisse. Ne pas céder au continuel chantage à l'isolement des soumissionnistes en Suisse: la part "privilégiée" de l'accès au marché européen par voie dite "bilatérale" est dérisoire. C'est tout à fait démontrable avec un peu d'investigation. Des accords commerciaux et de partenariat sur pied d'égalité? Oui. Une subordination générale au droit économique, social et environnemental européen? Non. Les textes fondamentaux: Généalogie de la libre circulation des personnes https://cutt.ly/1eR17bI Généalogie de la voie bilatérale https://cutt.ly/LeR1KgK

6 réponses à “Le repoussoir suisse vu de Londres

  1. Merci de remettre l’église au milieu du village. Mais comment se fait-il que des sources réputées “sérieuses” contiennent de telles erreurs? Qui les rectifie normalement?

    1. Merci de votre commentaire.
      Personne ne rectifie. Il y a pas mal de bonne volonté dans les médias, mais ils restent (presque par définition) des machines à reproduire des clichés réducteurs et trompeurs (même sans volonté de tromper).
      Bien à vous.

  2. Merci pour cet excellent article. La presse anglo saxonne est déplorable, et la Suisse et toute l’Europe adhèrent loyalement a son modèle.

  3. “Nous en sommes loin”

    Lol.

    Vous avez déjà lu un arrêt du TF?
    Ils citent les arrêts CJCE postérieurs à l’ALCP, au mépris du texte de l’accord, et place le droit communautaire avant notre Constitution.

    Ouvrez les yeux.
    Dans les faits, la technocratie applique déjà automatiquement le droit européen.

    Même la CEDH nous oppose le droit communautaire (et je parle bien de l’UE, pas que du Conseil de l’Europe) dans ses condamnations de la Suisse !

  4. Il n’empêche que ce serait une excellente idée de la part du premier ministre britannique de rechercher un statut “à la Suisse” , c’est-à-dire sans accord cadre institutionnel et sans reprise automatique du droit européen. Si Cassis était intelligent il devrait applaudir des deux mains et proposer à Londres d’accorder ses violons avec la Suisse. La Suisse pourrait faire bénéficier le gouvernement britannique de son savoir faire et de son expérience, pour que la Suisse et le Royaume Uni s’entraident et en joignant leurs efforts, arrachent ensemble à Bruxelles les mêmes avantages en tant que pays tiers. Tout en préservant tous deux leur souveraineté pleine et entière.

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