Le repoussoir suisse vu de Londres

L’avalanche d’explications simplistes sur la « voie bilatérale » CH/EU fait comme si le projet d’Accord institutionnel, rejeté il y a un an, était en fait appliqué depuis deux décennies.   

Le Sunday Times publie récemment un article affirmant que le premier ministre Rishi Sunak envisage de faire évoluer les relations avec l’Union Européenne dans le sens d’une intégration « à la suisse ». Les démentis instantanés n’en soulèvent pas moins une vague médiatique à Londres pendant trois jours (du 21 au 23 novembre). Avec, pour bien comprendre de quoi il s’agit, des descriptifs ultra-réducteurs et très erronés de ce modèle suisse rejeté. On peut s’en faire une idée par Google Actualités, en tapant simplement Sunak, Brexit, Swiss, model…  

Ces éléments de background donnent en gros l’image d’une Suisse juridiquement intégrée. Un cliché dominant depuis longtemps en Grande-Bretagne, mais pas seulement. La pratique régulière des revues de presse permet de se rendre compte que le mythe est également très répandu sur le continent… et même en Suisse. Le plus cocasse, c’est que le niveau supposé d’intégration atteint en gros celui qu’il eût réellement été avec l’Accord institutionnel (Insta), rejeté il y a une année par le Conseil fédéral.

Dans sa « déclaration conjointe » (1), cet accord-cadre abandonné prévoyait une reprise automatique (« dynamique ») progressive du droit économique européen (économique au sens large, incluant le social et l’environnemental). Nous en sommes loin mais, vu de l’extérieur, tout se dit et s’écrit comme si cette subordination législative était en fait réalisée depuis longtemps. Acceptée en Suisse comme la contrepartie d’un accès large (très fantasmé en réalité) au marché intérieur européen. A Londres, lorsque l’on évoque le « modèle suisse », il s’agit surtout d’expédier en deux mots ce que les adeptes du Brexit ne veulent plus. Factualité, précision ou simplement vraisemblance n’ont apparemment aucune importance.                

The Guardian
« La Suisse bénéficie d’un accès important et rentable au marché unique, et participe aux programmes de recherche et d’éducation de l’Union Européenne, tout en effectuant des paiements à l’UE et en s’alignant sur sa législation. »

A peu près tout est faux dans cette longue phrase.
– Comme nous l’avons abondamment montré depuis trois ans, en nous appuyant sur du factuel parfois rocailleux, l’accès « important » au marché ne l’est guère davantage que celui dont bénéficie actuellement le Royaume-Uni (ou les Etats-Unis, le Japon, la Corée au hasard). La Suisse ne fait pas partie de l’Union douanière européenne (qui inclut même la Turquie). Son « accès » repose sur les règles de l’OMC successives à un accord de libre-échange sommaire conclu en 1972. La part « privilégiée » due aux Accords bilatéraux I et II ne représente certainement pas 5% du montant des exportations suisses en Europe. Une valeur à relativiser sur le plan de la compétitivité industrielle, lorsque l’on sait par exemple que l’évolution de l’euro par rapport au franc a renchéri les exportations suisses de quelque 60% en deux décennies.

– La Suisse ne participe pas davantage aux programmes de recherche de l’UE que n’y participe le Royaume-Uni au terme de l’Accord de commerce et de coopération de 2020 (EU-UK). L’association britannique au programme Horizon Europe a également été suspendue par Bruxelles (rétorsion dans le différend irlandais).

–  La Suisse ne fait pas de paiements à l’UE, elle en fait pour des programmes de développement dans certains Etats membres. Ces paiements sont d’ailleurs fort modestes, ce qui reflète indirectement la part elle-même très limitée de l’accès préférentiel au marché.   

– La Suisse ne s’aligne pas sur la législation européenne, c’est bien le problème de ses relations avec l’UE depuis dix ans.     

On retrouve ces erreurs et approximations fautives dans tous les compte-rendus, en plus sommaire heureusement.

The Telegraph
Le «modèle suisse» maintient la Suisse en dehors de l’UE, mais avec un accès au marché unique en se conformant aux règles et réglementations de l’UE.

Financial Times
La Suisse a accès au marché unique de l’UE, bien que cela l’oblige à accepter certaines règles du bloc.

Bloomberg
La Suisse est membre de l’Association européenne de libre-échange qui, grâce à environ 120 accords bilatéraux, participe au marché unique pour la plupart des marchandises. Mais elle doit également accepter la libre circulation de la main-d’œuvre, les réglementations du marché de l’UE et effectuer des paiements annuels au budget du bloc.

Les 120 accords bilatéraux sont un mythe également répandu en Suisse même. Il s’agit en fait de mises à jour de l’accord de 1972 et de certains accords sectoriels bilatéraux. En plus du Traité de libre-échange de 1972, rendu largement obsolète par les règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), les accords d’accès au marché intérieur européen sur base réciproque sont au nombre de sept dans les Accords bilatéraux I et II : libre circulation du travail, transport aérien, transport terrestre, reconnaissance mutuelle des normes techniques (ARM), agriculture (viande et fromages essentiellement), produits agricoles transformés, marchés publics infra-OMC. La plupart sont d’ailleurs principalement, dans la pratique, des accords d’accès au marché suisse (libre circulation, transport terrestre, agriculture, marchés publics). L’accès privilégié au marché européen s’arrête là.        

Politico.eu
La Suisse se trouve en dehors de l’UE et de l’Espace économique européen, mais elle entretient des liens commerciaux étroits avec le bloc et bénéficie d’un accès sélectif à son marché unique, ainsi que d’une participation à l’espace Schengen et aux programmes de recherche et d’éducation. À son tour, la Suisse accepte un alignement plus étroit sur les lois de l’UE.

S’agissant de l’accès aux programmes de recherche, nous avons vu plus haut que Suisse et Royaume-Uni en sont à peu près au même point : ils peuvent encore « participer » sur l’essentiel, mais ne sont plus « associés » au financement commun. Berne et Londres paient directement pour les participations suisses et britanniques. Pour l’éducation, voir plus bas.      

New York Times (correspondant à Londres)
Les Suisses ont accès au marché unique et à moins de contrôles aux frontières, en échange de contribuer aux caisses du bloc et d’accepter certaines de ses règles.

A quels contrôles aux frontières le texte fait-il allusion ? S’il s’agit des personnes, il se réfère aux facilités de l’espace Schengen, auquel les Britanniques n’ont jamais adhéré. Pour ce qui est des marchandises, les niveaux de contrôle sont aujourd’hui très comparables entre Suisse et Royaume-Uni. Les files de poids lourds que les Britanniques ont subi au début du Brexit effectif étaient surtout dues à des difficultés d’adaptation. Par rapport aux Britanniques, les Suisses ont aussi davantage de passages frontaliers aisément praticables.    

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ANNEXE

Que signifierait plus concrètement une relation “à la suisse” entre le Royaume-Uni et l’UE ?

A l’occasion de cette épisode furtif mais animé de politique intérieure britannique, le site anglophone connexionfrance.com (2), destiné aux expatriés en France, s’est penché plus concrètement sur les différences de traitement entre ressortissants de Suisse et du Royaume-Uni. Extrait commenté.

Par exemple, la Suisse a conclu des accords supprimant certains «obstacles techniques» au commerce, qui exigent que la Suisse soit harmonisée avec les règles de l’UE sur de nombreux types de produits (les denrées alimentaires en particulier), y compris les règles concernant l’étiquetage, l’emballage ou la santé et la sécurité, de manière à supprimer ou minimiser les contrôles et formalités.

En fait, les exportateurs de tous les pays du monde vers l’UE se soumettent aux règles du marché européen. Ils ont besoin d’homologations européennes. Ce n’est pas propre à la Suisse. L’accord de reconnaissance mutuelle (ARM) des Bilatérales I, qui représente de loin le principal « accès préférentiel » au marché, admet que les produits homologués en Suisse dans des agences d’homologation agréées par l’UE sont automatiquement reconnus en Europe.

L’Accord de commerce et de coopération EU-UK  de 2020 (TCA) offre la même facilité, mais sur moins de types de produits. L’ARM entre l’UE et la Suisse est le plus étendu des ARM conclu dans le monde par Bruxelles. Mais il faut en relativiser la portée pratique. Il ne s’agit que d’une infime réduction de coûts sur les exportations. De plus, les entreprises suisses qui ont au moins une filiale en Europe homologuent en général librement dans l’UE. Les autres le font aussi, de plus en plus et depuis longtemps, directement dans une agence d’homologation basée en Europe. Ces homologateurs sont en général des entreprises privées. Ils sont souvent plus rapides et moins chers que les agences basées en Suisse (également privées). Les Pays-Bas se sont beaucoup profilés dans ce business.  

Dans le cadre d’un autre accord, la Suisse participe également au programme de formation et de stage Erasmus, que de nombreux jeunes Britanniques utilisaient pour passer du temps dans des universités françaises ou d’autres universités de l’UE.

En réalité, comme le précise le site movetia.ch (Agence nationale pour la promotion des échanges et de la mobilité), « la Suisse ne fait plus partie du programme Erasmus+ depuis 2014. Elle n’est qu’un pays partenaire. Pour que les institutions suisses puissent continuer de coopérer avec les pays du programme Erasmus+, le Conseil fédéral a adopté une solution financée par des fonds suisses. Ce programme pour Erasmus+ encourage la collaboration de personnes et d’institutions avec des pays du programme Erasmus+. Il soutient également financièrement le séjour de personnes des pays du programme Erasmus+ en Suisse (incoming). De plus, à partir de 2023, il subventionnera des mobilités dans le monde entier » (Movetia.ch). 

De son côté, le Royaume-Uni a également mis sur pied un système spécifique post-Brexit. Ce «Turing Scheme » finance les études des Britanniques dans le monde selon certains critères, sans privilégier les destinations européennes (comme la Suisse dès l’an prochain). Le Turing Scheme n’est pas non plus basé sur la réciprocité. Il ne soutient pas matériellement les étudiants étrangers au Royaume-Uni, estimant que les hautes écoles britanniques sont suffisamment attractives sans incitation financière.      

En ce qui concerne la relation réelle entre Suisse et UE, la Commission européenne affirme que la participation du pays au marché unique sous l’angle de la libre circulation des personnes est également « un pilier central », et « une partie du paquet global ». Si le Royaume-Uni devait un jour adopter cela, il y aurait de nombreux avantages pour les Britanniques ordinaires visitant ou s’installant en France.

Cette formulation de connexionfrance.com inclut la libre circulation au sens du libre accès à la domiciliation et au marché du travail, et celle qui relève de l’espace Schengen (fin des contrôles frontaliers personnels). Le Royaume-Uni n’a jamais fait partie de l’espace Schengen, et il a renoncé à la libre circulation. Renoncement tout à fait central dans la campagne politique pour le Brexit, et l’on ne voit pas du tout le Royaume-Uni revenir en arrière sur ce plan. On peut même dire que c’est la perspective de renouer avec les contraintes de la libre circulation des personnes qui rend impossible politiquement, et de manière particulièrement ostentatoire, un modèle d’inspiration suisse.

L’Accord de libre circulation des personnes entre la Suisse et l’UE n’a guère évolué depuis son application progressive en 2002. La libre circulation s’est en revanche passablement approfondie dans l’UE, en particulier avec la directive sur la citoyenneté de 2004 (considérée comme un « développement » de la libre circulation). C’est ce que le Royaume-Uni a connu jusqu’au Brexit. A noter toutefois que la Suisse n’a adopté qu’une partie des règles de libre circulation en vigueur dans l’UE. Des éléments importants de droit de la citoyenneté préexistants à la directive de 2004 avaient été laissés de côté. L’un des objets rejetés avec l’Accord institutionnel (et sa déclaration conjointe) renvoyait précisément à la citoyenneté, dont les implications vont beaucoup plus loin que les prestations sociales de base.

La relation de la Suisse avec l’UE est cependant « réduite » par rapport à l’adhésion à part entière à l’UE, poursuit connexionfrance.com, et les Suisses ne sont pas considérés comme des citoyens de l’UE. (…) Cela signifie, par exemple, que les Suisses de France ne peuvent ni voter ni se présenter aux élections européennes ou municipales. De plus, comme la Suisse ne fait pas partie de l’union douanière de l’UE, une relation “à la suisse” ne supprimerait pas toutes les exigences en matière de déclarations en douane et de taxes. De plus, la Suisse ne bénéficie pas du droit pour ses titulaires de permis de conduire de continuer à utiliser leur permis à long terme après avoir déménagé en France.

Voilà en quelque sorte ce qui ne changerait pas pour les Britanniques si le modèle suisse leur était appliqué.

Et quels seraient les principaux avantages d’une libre circulation d’inspiration suisse ? Connexionfrance.com est imbattable sur ce genre de question. Quant à vérifier point par point, on lui laisse volontiers les bénéfices du doute…

Une relation «suisse» complète signifierait que les visiteurs et résidents britanniques ne seraient plus classés comme «ressortissants de pays tiers» par l’UE, ce qui les alignerait sur de nombreuses règles relatives à l’UE, par opposition aux citoyens non européens.

Les Britanniques qui vivent au Royaume-Uni pourraient donc visiter la France sans tampon de passeport ni avoir à donner leurs empreintes digitales et leur photo dans le cadre du système européen d’entrée / sortie, qui devrait entrer en vigueur en mai 2023. Ils n’auraient pas non plus à obtenir au préalable l’approbation de leur visite avec une application Etias en ligne et payer des frais de 7 euros (cela devrait commencer fin 2023).

En conséquence, les propriétaires de résidences secondaires pourraient aller et venir sans être soumis à la règle des « 90 jours sur une période de 180 jours ». Ils pourraient revenir, s’ils le souhaitaient, à un mode de vie consistant à passer jusqu’à la moitié de l’année en France. Cela n’est actuellement pas possible sans un visa temporaire de long séjour.

Lorsqu’il existe des couloirs séparés pour l’UE et les «autres passeports», les passeports suisses sont considérés comme équivalents de ceux de l’UE.

Le Royaume-Uni serait également en mesure de délivrer des passeports pour animaux de compagnie, car la Suisse fait partie des pays de la «première partie» pour les voyages avec des animaux de compagnie, aux côtés des États de l’EEE et des micro-États européens tels que Monaco. Cela supprimerait la nécessité pour les propriétaires d’animaux de compagnie ou les personnes aveugles avec leurs chiens-guides de payer des certificats de santé animale pour chaque voyage dans l’UE. (…)

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(1) Projet d’Accord institutionnel, version française, pp 31-32

(2) https://www.connexionfrance.com/article/French-news/Brexit/What-would-UK-EU-Swiss-style-relationship-mean-for-Britons-in-bloc

L’UE et ses inversions de perspective sur la Suisse

Commentaire des passages-clés de l’entretien des journalistes Lise Bailat et Arthur Grosjean avec Petros Mavromichalis, ambassadeur de l’Union Européenne à Berne (1).

LB et AG – L’UE est-elle toujours vexée que la Suisse ait jeté à la poubelle l’accord institutionnel?

Petros Mavromichalis – L’Union européenne n’est pas vexée. Elle ne comprend pas qu’après tant de décennies de négociations, de concessions faites à la Suisse, on en soit arrivé à cette impasse. Mais notre porte reste ouverte. Il y a eu des rencontres entre Ignazio Cassis et de nombreuses personnalités de haut niveau de l’UE. (…)

« L’Union Européenne ne comprend pas qu’on en soit arrivé là »… il s’agit sans doute d’une manière de parler. En réalité, comme la suite du texte l’atteste abondamment, le Conseil européen et la Commission « comprennent » fort bien ce qui s’est passé. Puisque l’ambassadeur revient une nouvelle fois sur cette « incompréhension », prenons (encore une fois) la peine d’expliquer, au risque de tout autant nous répéter : la Suisse a tracé avec l’UE une « voie » bilatérale qui devait mener progressivement vers une intégration de niveau Espace économique européen (EEE), phase théoriquement transitoire à l’adhésion complète. Cet objectif a été abandonné en 2005 par le Conseil fédéral (puis formellement en 2016 avec le retrait de la demande d’adhésion). Il a bien fallu constater en effet que l’opinion publique n’évoluait pas comme prévu dans le sens d’une adhésion, ni même d’une adhésion au seul EEE.

Les gouvernements et parlements successifs se sont pourtant obstinés à continuer de négocier sur les mêmes bases politiques, en particulier le volet institutionnel demandé par la Commission. Cette grave erreur de la part de la Suisse ne pouvait mener qu’à la situation actuelle : un projet d’accord institutionnel longuement élaboré, ouvrant expressément (dans sa déclaration politique conjointe) sur une subordination rapide et par étapes de l’ensemble du droit économique, social et environnemental. Ce qui devait arriver est ensuite arrivé : les partis gouvernementaux se sont réveillés et n’en ont pas voulu.

Un pays comme la Suisse ne va pas se remettre du jour au lendemain d’une aussi monumentale bévue. Sa « classe » politico-médiatique n’est même pas encore en mesure de reconnaître et d’analyser ce qui s’est vraiment passé. L’idée que le projet d’accord institutionnel n’a buté que sur de « petits » problèmes d’approfondissement de la libre circulation des personnes, voire d’aides d’Etat, est encore très présente dans les narratifs.              

LB et AG – On a l’impression, comme le dit Livia Leu (secrétaire d’Etat aux affaires européennes), que l’UE joue la montre et qu’il ne se passe rien.

PM – Vous plaisantez, j’espère? Nous attendons patiemment depuis quinze ans de résoudre les problèmes institutionnels. L’UE ne joue pas la montre mais attend qu’on lui propose des solutions crédibles.

En effet. C’est plutôt la Suisse qui donne l’impression de temporiser, malgré l’urgence continuellement agitée par des lobbys et mouvements politiques. Il s’agit surtout d’une affaire intérieure, bien que les élections de 2023 ne soient probablement qu’un alibi de procrastination. Les années qui s’annoncent sans solution institutionnelle subordonnante permettront de mieux se rendre compte dans quelle mesure la Suisse peut survivre, voire davantage, en dehors de la “voie” bilatérale sanctuarisée. L’accord entre égaux juridiques conclu par l’Union Européenne avec le Royaume-Uni, qui comprend un volet institutionnel paritaire, change de toute manière l’environnement du dossier en ayant créé un important précédent.

Le royaume est très différent de la Suisse, beaucoup plus libéral par exemple (pour s’en tenir aux clichés), mais les arguments catastrophistes des remainers au moment du Brexit étaient en gros les mêmes qu’en Suisse s’agissant de s’accrocher à la voie bilatérale et à sa nouvelle étape institutionnelle. La différence est évidemment qu’en cas d’effondrement économique, social ou environnemental dans les cinq ou quinze ans, il serait beaucoup plus difficile pour le Royaume-Uni de revenir dans l’UE. Le Royaume-Uni s’est en quelque sorte condamné à réussir, ce qui n’est pas sans intérêt vu de Suisse (ou les tergiversations n’en finissent pas).

Cela dit, il est bien normal que l’UE « attende qu’on lui propose des solutions crédibles ». Dans ce genre de situation, la partie qui prend l’initiative devient demandeuse et se met en position d’infériorité. Or la Suisse, de son côté, a déjà beaucoup concédé depuis trente ans (2), ce qui ne lui laisse guère de marge de manœuvre.

LB et AG –  La Suisse a fait une proposition. Elle veut régler les aspects institutionnels de manière verticale, accord après accord. Ce n’est pas crédible?

PM – Le diable est dans les détails. Veut-on vraiment des règles différentes accord par accord? On serait alors dans une situation aussi compliquée qu’aujourd’hui. Quelles exceptions veulent les Suisses? Ce n’est toujours pas très clair.

Ce ne sont pas des détails. L’argument de la complexité de la situation pour Bruxelles a quelque chose de désopilant lorsque l’on fait abstraction de la Suisse, et que l’on pense à ce qui se passe actuellement en Europe. L’ambassadeur donne peut-être dans le second degré. La Commission Européenne emploie quelque 30 000 fonctionnaires (60 000 pour l’ensemble des institutions européennes). Combien sont affectés à la gestion du cas suisse et de ses petites complications ?  

LB et AG –  La Suisse veut des exceptions concernant la protection des salaires, et éviter des abus à l’aide sociale.

Prenons les éléments de réponse les uns après les autres :

PM – Ces craintes sont-elles justifiées ? A noter que l’ambassadeur pose la question sans y répondre. 

PM – L’UE lutte aussi contre le dumping vu que le niveau salarial est différent selon les pays. Que fait l’UE pour lutter contre le dumping salarial ? A notre connaissance, rien. Ou rien d’efficace. Ce serait d’ailleurs contraire à l’esprit de la libre circulation des personnes (salariés et indépendants), instituée en Europe par le Traité sur l’Union européenne de février 1992. Cette liberté fondamentale, qui met le travail et les salaires sur le même plan que les capitaux, les marchandises et les services, avait explicitement et officiellement pour finalité économique de créer un seul marché des “ressources humaines”. Ce qui devait précisément réduire les écarts salariaux entre pays membres par effet de dumping. A tel point que certains Etats « avancés » ont dû introduire des salaires minimaux (ce dont les Suisses ne veulent pas) (3).

PM – Quant aux prestations sociales, qu’est-ce qui vous fait croire que des ressortissants européens viendraient massivement profiter de l’aide sociale? Rien de très concret en effet. Il s’agit d’une intuition reposant sur un certain bon sens (si l’on ose dire). Qu’est-ce qui faisait croire aux Suisses, dans les années 1990, que la libre circulation des personnes allait provoquer une immigration européenne nette de l’ordre de 30 000 personnes par an en moyenne (sans parler du travail frontalier), alors que les prévisions scientifiques et officielles ne dépassaient pas les 8000 ? Rien non plus. Heureusement, cette immigration, qui n’avait nullement besoin d’accord sur la libre circulation des personnes pour se réaliser, a bénéficié à la Suisse. Malheureusement, ce genre de prévision fantaisiste a en revanche perdu toute crédibilité. Et l’on ne voit pas en quoi le fait de pouvoir bénéficier des mêmes prestations sociales de longue durée après seulement trois mois de séjour bénéficierait au pays d’accueil.

PM – Une étude d’Avenir Suisse conclut d’ailleurs que le coût ne serait pas très important. Nous pensons que M. Mavromichalis est mal inspiré de se référer à une étude d’Avenir Suisse, think tank libéral financé par les grandes multinationales, pour convaincre les syndicats que l’adoption du droit de la nationalité européenne dans le cadre de la libre circulation des personnes n’aurait pas d’effet significatif sur les systèmes sociaux et finances publiques en Suisse.

PM – La Suisse est pleine de médecins allemands, formés en Allemagne pour un coût de 170’000 euros. S’il s’agit de cela, alors parlons également des milliers d’étudiants européens formés chaque année gratuitement dans les hautes écoles en Suisse.

PM – Il y a un manque criant d’infirmières en Rhône-Alpes. Pourquoi? Parce qu’elles travaillent toutes dans les cantons de Genève et Vaud. Et de quoi parle-t-on ici? De l’hypothétique type qui serait au chômage et qu’il faudrait mettre à la porte après cinq ans. C’est ce qui fâche l’UE. On a l’impression que la Suisse veut le beurre, l’argent du beurre et les faveurs de la laitière. Il n’est guère question en réalité « de chômeurs qu’il faudrait mettre à la porte après cinq ans », mais de ressortissants européens qui découvriraient que les prestations sociales de base en Suisse, qu’ils y aient travaillé ou non, sont plus intéressantes qu’en Roumanie ou qu’ailleurs dans l’UE. Ce que l’ambassadeur explique ici, c’est que si les Suisses « bénéficient » d’infirmières françaises (ce n’est pas nous qui genrons), payées bien davantage qu’en France, ils doivent également accueillir des sans-emplois en mal de bonne couverture sociale de base. Il ne faut pas s’étonner que la gauche syndicale et le Parti populaire ne veuillent pas entendre parler de ce genre de nivellement par le bas. Ni qu’une partie significative des libéraux, au sens large, y voient un risque de déstabilisation des équilibres socio-économiques en Suisse.

LB et AG –  Vous profitez aussi de la Suisse. La balance commerciale penche en votre faveur et on fournit à des ressortissants de l’UE des centaines de milliers d’emplois.

PM – Tout à fait, c’est gagnant-gagnant! On parle ici de problèmes, mais les relations entre l’UE et la Suisse sont très bonnes. Il n’y a aucun pays au monde avec lequel nous ayons autant d’accords, autant de valeurs communes. Si nos citoyens viennent chez vous, et vice versa, c’est qu’ils se sentent bien.

On retiendra surtout que « les relations entre l’UE et la Suisse sont très bonnes ».

LB et AG –  Pourquoi faire pression alors?

PM – Il ne s’agit pas de faire pression. Nous ne sommes pas obligés de poursuivre un modèle de participation à notre marché intérieur qui ne nous convient pas. Absolument. Sauf que la Suisse ne « participe » pas au grand marché, à part dans quelques rares domaines : libre circulation et accord sur le transport aérien essentiellement. On peut ajouter, hors marché proprement dit, Schengen/Dublin. « Participation » (plutôt qu’« accès ») est pris ici au sens très européen de reprise automatique du droit de l’UE. Le problème, c’est que Bruxelles a tendance à considérer que la Suisse est censée « participer » à tout, sauf nombreuses et importantes exceptions destinées à disparaître. Comme l’a regretté récemment la secrétaire d’Etat Livia Leu, de retour de Bruxelles, la Commission fait comme si la Suisse faisait partie de l’UE et qu’il fallait juste avancer dans l’élimination des nombreuses exceptions à l’aide d’une formule institutionnelle. Rien de tel que cette inversion de perspective pour entretenir un dialogue de sourds. L’UE veut que la Suisse participe, la Suisse aimerait simplement avoir de bons accès sectoriels au marché, sur une base de réciprocité, comme le Royaume-Uni ou le Canada en réalité (même si le sectoriel y est moins accentué), en tenant compte en plus de son hyperproximité au centre du continent. Les importants accords de commerce et de coopération conclus par l’UE avec le Royaume-Uni ou le Canada ne sont-ils pas chapeautés par un volet institutionnel ?

PM – En 1999, lorsque nous avons signé les premiers accords bilatéraux, la Suisse avait déposé une demande d’adhésion. Aujourd’hui, c’est différent. Voilà qui ne manque ni de cohérence, ni de pertinence. Ces nouvelles conditions remettent forcément en cause la première série d’accords sectoriels, dans leur esprit tout au moins. On pourrait même admettre en droit international que les deux parties ne sont plus tenues par ces accords, tant les intentions qui les ont motivés n’existent plus. La fameuse « clause guillotine » en particulier, imposée par Bruxelles, qui lie les traités entre eux pour rendre la dynamique d’intégration irréversible, n’a plus vraiment de sens : il n’y a plus d’adhésion en perspective, plus de dynamique idéologique.              

PM – Nous ne voulons plus de cette approche sélective. Tant que les questions institutionnelles ne seront pas réglées, nous ne progresserons pas. Nous le disons depuis des années. Quelle approche « sélective » au juste ? Celle qui consiste à pouvoir choisir dans quels domaines la Suisse est prête à subordonner a priori son droit au droit européen ? La réponse vient trois questions plus loin… mais c’est assez confus, pour ne pas dire contradictoire :

LB et AG –  La Suisse veut des accords sectoriels, l’UE un accord global. Les discussions vont-elles traîner encore dix ans?

PM – Ce que nous voulons est assez simple: là où la Suisse participe à notre marché intérieur, elle doit respecter nos règles. Nous ne voulons pas de passe-droit. Nous voulons une solution globale. Cela ne sert à rien de nous dire: «On va reprendre vos règles dans le domaine de l’électricité mais pas pour la libre circulation des personnes. » La première partie de la réponse relève précisément de l’approche sélective (respecter les règles là où l’accord sectoriel prévoit leur reprise automatique). La seconde revient à dire au contraire que si la Suisse s’engage à subordonner un secteur particulier au droit européen, elle doit le faire dans tous les domaines. C’est précisément sur cette voie-là que l’Accord institutionnel aurait dû avancer par étapes. Avec, en ligne de mire, l’intégration économique, sociale et environnementale complète de facto. Ce qui allait peut-être faire un jour de l’adhésion, en fin de processus, une question purement formelle. Jusqu’à ce que le projet d’Accord institutionnel soit rejeté par Berne, l’UE n’avait jamais renoncé à la stratégie de l’engrenage (ratchet et spillover) théorisée par Jacques Delors, le dernier des « pères » de l’Europe (4). Petros Mavromichalis donne l’impression que l’UE ne veut plus de cette approche, parce qu’elle a compris que les Suisses ne s’y plieraient jamais, mais qu’elle ne parvient pas à s’en départir. Ce changement de paradigme a d’ailleurs tout autant de difficultés à s’imposer en Suisse.

LB et AG –  Chacun campe sur ses positions. Que faut-il pour que ça bouge?

PM – On véhicule cette image fausse en Suisse que l’UE ne fait pas de concessions. Dans les négociations sur l’accord-cadre, l’UE avait fait des concessions majeures: participation de la Suisse aux processus de décision, possibilité d’être exemptée du respect des règles moyennant compensation au cas où le peuple suisse les aurait rejetées, la création d’un tribunal arbitral pour trancher les différends. Si en plus on veut retirer la libre circulation du champ d’application d’un futur accord, il ne restera rien. L’UE s’est pliée en quatre pour satisfaire la Suisse, et ce n’est pas nous qui avons claqué la porte. Nous sommes ouverts à une approche sectorielle à condition que les problèmes soient résolus partout. Comprenne qui pourra dans cette dernière phrase. Pour le reste, c’est l’inversion classique de perspective : la Suisse est considérée comme un Etat intégré, mais auquel l’UE aurait fait d’énormes concessions. A noter tout de même que le tribunal arbitrale prévu par le projet d’Accord institutionnel était une phase intermédiaire entre le différend et sa résolution par la Cour européenne de justice (la Cour de la partie adverse). Il nous semble également abusif d’affirmer que le projet d’accord institutionnel prévoyait une participation de la Suisse aux processus de décision (processus législatifs européens si nous comprenons bien).

Retour sur les deux questions contournées :

LB et AG – Certes, mais pourquoi punir la Suisse sur le programme scientifique Horizon Europe alors que vous acceptez la Turquie ou Israël?

PM – La Turquie est un pays candidat à l’adhésion et Israël est couvert par la politique de voisinage. M. Mavromichalis est effectivement un adepte du second degré, et il s’agit là d’une réponse d’anthologie. Alors ne nous gênons pas : l’adhésion de la Turquie à l’UE est une pure fiction dont la réalisation requerrait d’énormes changements préalables dans l’UE. L’approbation de tous les Etats membres ne serait-elle pas nécessaire ? Or, après la Grèce, la France, sans laquelle rien ne peut se faire d’important, est certainement l’Etat européen le plus opposé à l’adhésion de la Turquie. Le nouveau venu serait sensiblement plus peuplé qu’elle, avec le risque que le Saint Empire franco-germanique devienne un Saint Empire turco-germanique. Et que la France soit reléguée au rang des Etats fondateurs, mais un peu secondaires comme l’Italie. La France, qui se considère comme une « grande nation » vouée au leadership européen (Macron), a d’ailleurs introduit en 2005 une disposition constitutionnelle prévoyant un référendum obligatoire si la Turquie devait adhérer. Sans parler des oppositions en Turquie même. La candidature de la Turquie est toutefois maintenue formellement des deux côtés pour des raisons géopolitiques (par rapport à la Russie en particulier). Cela dit, loin de nous l’idée que la pleine association de la Turquie aux programmes de recherche européens est illégitime, ou simplement une mauvaise chose.

LB et AG – Donc vous êtes plus voisin avec Israël qu’avec la Suisse?

PM – Israël fait partie de la politique de voisinage à laquelle la Suisse n’a pas souhaité s’associer.

La Politique européenne de voisinage (PEV), dont il n’est à peu près jamais question en Suisse, a été élaborée par étapes depuis les années 1990. Elle couvre aujourd’hui quinze Etats non-candidats à l’adhésion. Une partie d’entre eux sont situés à l’Est de l’Europe, une autre dans le bassin méditerranéen. Il s’agit officiellement d’ « une politique bilatérale entre l’UE et chaque pays partenaire, qui s’accompagne d’initiatives de coopération régionale : le Partenariat oriental et l’Union pour la Méditerranée » (5).

Il semble assez étrange d’entendre l’ambassadeur de l’UE affirmer que la Suisse n’a pas « souhaité » s’y associer. S’associer à quoi ? Au Partenariat oriental, ou à l’Union pour la Méditerranée ? A quel moment n’a-t-elle pas souhaité s’associer ? En tout état de cause, considérer le Royaume-Uni et la Suisse comme de « simples » voisins de l’UE paraîtrait vite incongru (surtout dans le cas de la Suisse, complètement enclavée). Il s’agit plutôt, disons… d’hyper-voisinage. Soit dit en passant, l’un des principaux défauts de la politique européenne de la Suisse est de n’être pas parvenue dès le départ à séparer clairement les questions commerciales et de coopération (agriculture, homologations industrielles, etc), des questions spécifiques de voisinage (circulation des personnes, accord sur les transports terrestres, etc).

PM – La Suisse n’est pas exclue, elle n’est pas pleinement associée (aux programme scientifique Horizon Europe). C’est exact, et l’opinion publique a tendance à l’oublier en Suisse.    

PM – (…) Cette image d’une UE méchante qui punit la Suisse est très éloignée de la réalité.

LB et AG – Mais l’équivalence boursière, Horizon Europe, ce sont quand même des punitions!

PM – Ce n’est pas une punition mais une décision de notre part de ne pas poursuivre l’approche sélective. Inaudible. La fin de l’équivalence boursière a été explicitement présentée par le président Jean-Claude Juncker comme une mesure destinée à faire pression sur les Suisses (un « bâton » selon ses propres termes, rapportés par le Financial Times). La non-association à Horizon Europe relevait ouvertement – et relève encore – de la même intention. Le Royaume-Uni en est également privé pour n’avoir pas, selon l’UE, complètement respecté les arrangements sur l’Irlande.  

PM – Je vais vous donner un exemple de vraie punition: pendant des décennies, on vous a cassé les pieds avec les problèmes liés au secret bancaire et vous nous avez ignorés. Pas tout à fait quand même. Toutes les négociations sur les Accords bilatéraux II ont été dominées par les concessions que la Suisse étaient prêtes à faire en matière de secret bancaire, et qui ont donné l’important Accord sur la fiscalité de l’épargne de 2004. La coopération judiciaire portant sur des montants d’une certaine importance fonctionnait déjà depuis longtemps.   

PM – Après, un autre partenaire est arrivé avec son gros bâton, a administré des amendes en milliards de dollars et la Suisse a très vite fait volteface. Audible, mais très inexact. Il est fait allusion aux Etats-Unis après la crise financière de 2008, qui accentuaient leurs exigences d’extraterritorialité du droit américain dans le reste du monde. L’affaire UBS a en effet ouvert une brèche. Le secret bancaire fiscal devenait de moins en moins tenable dans le cadre de procédures pénales transfrontalières. La Suisse ne l’a vraiment abandonné qu’en 2015 (six ans plus tard) dans le cadre de l’OCDE et de l’échange automatique de renseignements fiscaux entre cent Etats (dont ceux de l’UE).

LB et AG – Vous voulez faire comme les États-Unis?

PM – Non, justement pas. Mais il n’y a pas de droit de la Suisse à participer à Horizon Europe ou à obtenir l’équivalence boursière d’office. Non, il n’y a pas de droit de la Suisse à participer à Horizon Europe, et l’UE a parfaitement le droit de l’accorder à une quinzaine d’autres Etats non-membres. Même si c’est contraire à la clause de la nation la plus favorisée, fondement du multilatéralisme que l’UE prétend vouloir favoriser dans le monde (plutôt que les purs rapports de force). C’est un peu différent dans le cas de l’équivalence boursière, puisqu’il s’agissait d’un accord financier basé sur la réciprocité, que la Commission Européenne a unilatéralement et ouvertement suspendu à titre de rétorsion.    

PM – La Suisse nous regarde parfois comme papa et maman qui auraient donné des bonbons à tous leurs enfants sauf à elle. Mais elle n’est pas membre, elle n’est plus candidate à l’adhésion, ne fait pas partie de l’Espace économique européen. Ce sont des choix souverains de la Suisse.

On a bien compris. On a aussi compris que l’UE n’était pas vexée des choix souverains de la Suisse. 

(…)

LB et AG – Pourra-t-on compter sur la solidarité européenne si on vient à manquer de gaz cet hiver?

PM – Absolument. Je pense que la solidarité entre voisins est importante. On l’a vu pendant le Covid. Nous avons soigné les patients des uns et des autres. L’UE a reconnu le certificat Covid de la Suisse. Quand c’est urgent, quand il y a péril en la demeure, la Suisse pourra toujours compter sur l’UE et vice versa, je pense.

Nous espérons que M. Mavromichalis pense juste, sans savoir avec certitude si c’est aussi le point de vue de Conseil européen et de la Commission. Nous pensons de notre côté, et depuis longtemps, qu’il est en général préférable que la Suisse dépende le moins possible de l’UE dans des domaines que certains qualifieront de « stratégiques » (marché du travail et marché de l’électricité en particulier). Parce que la solidarité, c’est un peu comme l’éthique ou la culture : moins il y en a, plus on l’étale.    

*   *   *

(1) (24Heures et Tribune de Genève du 24 septembre). Voir aussi notre commentaire d’une précédente interview de Petros Mavromichalis dans Le Temps du 21 juin 2021. https://blogs.letemps.ch/francois-schaller/2021/06/26/lambassadeur-mavromichalis-ue-comprend-il-vraiment-le-dossier-suisse/

(2) La Suisse a même « offert » à l’UE d’importantes ouvertures sans aucune exigence de réciprocité : dans les produits financiers par exemple, ou encore le principe du Cassis de Dijon. En matière de libre échange, l’une des seules contreparties restantes serait d’adhérer à l’Union douanière européenne (suppression des contrôles frontaliers sur les marchandises), comme l’a fait la Turquie, mais avec de redoutables effets déflationnaires sur un marché intérieur survalorisé (rétrécissement prévisible de l’emploi). Le Royaume-Uni est pour sa part sorti de l’Union douanière, ce qui explique la difficile transition encombrant ses postes frontières.         

(3) Rejeté à trois contre un lors d’un vote populaire en 2014.

(4) https://blogs.letemps.ch/francois-schaller/2019/09/13/genealogie-de-la-voie-bilaterale/ voir l’annexe.

(5) https://www.europarl.europa.eu/factsheets/fr/sheet/170/la-politique-europeenne-de-voisinage La Suisse est théoriquement et indirectement couverte par la PEV en tant que membre de l’Association européenne de libre-échange (AELE). (La Norvège n’est plus candidate à l’adhésion, l’Islande et le Liechstenstein ne l’ont jamais été).

 

 

 

 

Réponse aux directeurs de la formation et de la recherche

Les conseillers d’Etat romands viennent de publier une lettre ouverte au Conseil fédéral pour le sensibiliser à l’urgence… « d’être dans Horizon Europe » (le programme septennal de recherche subventionnée de l’Union Européenne). Etait-ce une bonne idée?

Les signataires: Cesla Amarelle (VD), Crystel Graf (NE), Anne Emery-Torracinta (GE), Christine Häsler (BE), Olivier Curty (FR), Christophe Darbellay (VS) et Martial Courtet (JU).
Texte intégral de la lettre ouverte :
https://www.24heures.ch/la-suisse-doit-etre-dans-horizon-europe-793007446505
https://www.tdg.ch/la-suisse-doit-etre-dans-horizon-europe-793007446505

Cette lettre est parue mercredi dernier dans 24Heures et la Tribune de Genève. Elle se présente comme un « appel solennel à trouver la clé d’une relation nouvelle et apaisée avec l’Union Européenne (qui permette aux hautes écoles suisses de poursuivre leur contribution décisive à la prospérité nationale) ». Disons d’emblée qu’il semble assez étrange que des conseillers d’Etat, fussent-ils romands et amateurs d’actualité, pensent que le gouvernement ne fait pas déjà ce qu’il est possible pour atteindre ces deux objectifs (association de la Suisse au programme-cadre Horizon Europe et relation apaisée avec Bruxelles).

A quoi cette lettre ouverte est-elle vraiment destinée ? Ne sert-elle pas d’abord à montrer au puissant lobby de la recherche publique (les hautes écoles elles-mêmes) que l’impuissance cantonale sur ce dossier ne dispense pas de faire du bruit ? Il ne sera pas dit que les directeurs cantonaux de la formation ont assisté sans rien dire, ni rien faire, à la non-association prolongée de la Suisse au programme-cadre Horizon Europe.

Si l’on fait abstraction de cette hypothèse électoraliste trop facile, que l’on s’élève à l’échelle fédérale et au dossier politique lui-même, la démarche n’en donne pas moins l’impression d’aller exactement en sens inverse de ce qu’elle est censée rechercher.

Alors voyons cela. Point un : des Etats bien moins intégrés que la Suisse dans l’UE (dont Israël, puissance significative sur le plan scientifique et technologique*), sont mieux lotis dans Horizon Europe (avec un statut d’associé). Le traitement d’extrême défaveur réservé à la Suisse, ouvertement contraire à l’esprit des relations bilatérales depuis trente ans, est destiné à faire pression sur l’opinion et les partis politiques pour que Berne cède aux exigences institutionnelles générales de Bruxelles. Selon l’expression consacrée sur tout le continent, jamais démentie par les dignitaires européens, la recherche et les chercheurs suisses ont été « pris en otage » par la Commission européenne.

Point deux : après avoir finalement rejeté un accord institutionnel négocié sur de mauvaises bases depuis le début de la décennie 2010, prévoyant la subordination progressive et accélérée du droit économique, social et environnemental au droit européen** (une dynamique irréversible susceptible de déchirer les partis politiques et impossible à faire passer en vote populaire), le Conseil fédéral est en phase d’approche pour de nouvelles négociations. Comme dans tout processus de ce genre, le pire serait de se montrer trop pressé. C’est pourtant ce que fait la Suisse, comme l’indiquait encore le compte-rendu du Temps d’hier de la visite de la secrétaire d’Etat Livia Leu à Bruxelles. Est-ce la bonne stratégie? En tout état de cause, une lettre ouverte comme celle de ces messieurs-dames est exactement ce qui conforte l’UE dans l’idée que la recherche est un otage parfait. Plus la Suisse cherche à ne pas se mettre en position de faiblesse, plus la science alarme le pays sur les heures sombres qui l’attendent.     

Le nouveau cycle de négociation, dont personne ne sait aujourd’hui où il conduira (les positions de départ sont très éloignées), va selon toute vraisemblance durer plusieurs années. Les chances que l’otage soit relâché avant la fin du programme-cadre, qui court jusqu’en 2027, paraissent dès lors très mince. Demander au gouvernement de conclure quelque chose d’ici la fin de l’année (autant dire n’importe quoi qu’on exigera de lui), pour espérer obtenir une pleine association avant terme, est-ce bien réaliste ? Tout ce que Berne pourrait faire serait de suggérer à Bruxelles de cesser de prendre la recherche en otage… voilà où l’on en est.

Rhétorique borderline

La rhétorique de cette lettre ouverte paraît en plus limite sous l’angle de la bonne foi. Son principal argument (pour ne pas dire le seul) est en fait celui des grandes organisations économiques, que l’on entend d’ailleurs beaucoup moins depuis que Berne s’est brouillée avec Bruxelles et que l’industrie suisse tarde à s’effondrer : une mise en garde « solennelle » contre les effets négatifs prévisibles sur la « prospérité », la « qualité de vie élevée de la population ». Autant d’avantages dus au fait que la Suisse est dotée de l’économie « la plus innovante depuis onze ans ». Pénaliser la recherche et l’innovation, c’est en fin de compte s’en prendre au niveau de vie des Suisses.

Eculé, le procédé consiste aussi à assimiler l’ensemble de l’innovation technologique et économique à la recherche dans les hautes écoles. En réalité, les investissements publics dont il est question ne représentent pas 2% de l’ensemble des fonds alloués à la recherche et développement en Suisse (R&D). Publique, mais surtout privée (***).

En admettant que les écoles ne puissent plus du tout participer à des programmes de recherche académique dans le cadre de Horizon Europe, l’effet macro-économique ne serait certainement pas nul, mais à coup sûr insignifiant. Or ce n’est même pas le cas : les entités de recherche vont pouvoir prendre part à deux tiers environ des programmes (estimation forcément pessimiste des intéressés). Leurs contributions ne seront plus financées par le pot commun de Bruxelles, mais directement par Berne. Tout le monde l’a compris, sauf apparemment les conseillers d’Etat romands en charge de la formation et de la recherche.

A ce sujet, le texte n’évite pas non plus le biais très classique consistant à faire comme si l’argent de la recherche européenne revenant à des équipes suisses était jusqu’ici tombé du ciel, et qu’on allait en être privé. Alors qu’il s’agit d’abord d’un financement suisse forfaitaire, calculé par rapport au PIB, transitant par le fonds communautaire. Au fil des programmes-cadres, la Suisse a reçu à peu près autant qu’elle a donné, et donné autant qu’elle a reçu. La question du bilan contributif ne va simplement plus se poser.

Une pleine association à Horizon Europe eût bien sûr été préférable, mais l’Europe n’en veut pas tant que la Suisse refuse de se soumettre. Il faudra non seulement faire avec, ou plutôt sans, mais surtout faire mieux. Les signataires ont raison de rappeler que l’ouverture de la recherche sur le monde (dont l’Europe fait partie) est « une dimension essentielle pour la circulation du savoir et, très concrètement, pour attirer à nous les meilleurs talents ». Il ne suffit pas d’offrir les salaires les plus élevés d’Europe, ce qui n’est de loin pas sans compter. Encore faut-il cultiver un état d’esprit positif, pour ne pas dire conquérant, plutôt que défensif et bureaucratique. C’est comme cela que la Suisse est devenue une référence mondiale sur le plan de la recherche et de l’innovation. Bien avant de s’en remettre à l’Union Européenne.

* https://ec.europa.eu/info/news/israel-joins-horizon-europe-research-and-innovation-programme-2021-dec-06_en

** Voir sur le site de la Confédération: “Accord institutionnel Suisse–UE : document explicatif” B.7. (pdf)

*** Une note non datée du Secrétariat d’Etat à la formation, à la recherche et à l’innovation (Sefri) indique 1,5%. 

Précédents articles de ce blog sur le thème des hautes écoles suisses

et des programmes-cadres européens

https://blogs.letemps.ch/francois-schaller/2020/04/28/acces-au-marche-europeen-4-ce-que-vaut-laccord-sur-la-recherche/

https://blogs.letemps.ch/francois-schaller/2020/10/31/suisse-et-programmes-europeens-de-recherche-le-drole-de-drame/

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