Suisse-UE : le mythe de la décennie perdue

L’affirmation rituelle selon laquelle l’économie suisse aurait énormément souffert avant le début de la voie bilatérale vers l’intégration européenne en 2002 est lourdement erronée. 

(Texte paru dans le Matin Dimanche du 6 juin 2021 et inspiré d’un précédent (et long) article de blog: https://blogs.letemps.ch/francois-schaller/2020/09/25/la-deconstruction-dun-mythe/ )

Pas facile d’envoyer paître l’Allemagne, la France et leurs alliés historiques au sein de l’Union Européenne. Surtout lorsque l’on se trouve planté au milieu du continent. La phobie de l’étranglement prend vite le dessus. Les Européens, qui souffrent du même syndrome à l’échelle de la planète, l’ont compris depuis longtemps. Et d’agiter copieusement menaces et représailles, jusqu’à ce que les Suisses daignent subordonner leur droit économique, social et environnemental aux directives de Bruxelles.

Un climat catastrophiste et déprimant est aussi entretenu en Suisse par certains milieux économiques et académiques. A quoi bon garder ses distances, au risque de contrarier notre principal fournisseur et client ? Les rapports de force étant ce qu’ils sont, ne finira-t-il pas toujours par avoir le dernier mot ? Autant dire oui tout de suite, et à tout. 

Les bases factuelles de cet esprit de soumission sont rares. La principale consiste à rappeler que la dernière fois que les Suisses ont fait les malins, ils ont dû subir dix années de calvaire. C’était en 1992. A propos de l’adhésion à l’Espace économique européen (EEE), rejetée en vote populaire. Résultat : une profonde dépression. Elle ne s’est terminée qu’en 2002, lorsque les Suisses se sont engagés dans la sainte « voie bilatérale ». Cette autoroute particulière vers l’intégration progressive de niveau EEE. Chaque étape étant irréversible et rendant la suivante indispensable.

A force de répétition, le narratif de la décennie perdue a pris la consistance du marbre dont on fait les tombes. Il s’agit pourtant d’un mythe. Les dates ne correspondent pas du tout. Il n’y a eu que deux années de décroissance (légère). La première… plus d’un an avant le vote sur l’EEE (-0,9%). La seconde, l’année suivante (-0,1% !). Pour le reste, une partie seulement des années 1990 ont été de croissance relativement faible. A partir de 1997, et pendant les cinq années précédant le début de la voie bilatérale, la progression du PIB s’est déjà normalisée à des niveaux redevenus enviables : +2,4% en moyenne annuelle, avec une pointe à 3% en 1998 !  

Plus parlant encore : après l’application partielle des Accords bilatéraux I, dès 2002, la moyenne est retombée à 2%. Après leur application complète en 2007, elle n’a plus été que de 1,4% jusqu’en 2019. Ces variations peuvent paraître insignifiantes, mais elles représentent des dizaines, des centaines de milliers d’emplois. Ces trente dernières années, la population suisse a augmenté de deux millions de personnes.

En réalité, la décennie prétendument perdue a été plombée par les effets de la  crise immobilière et bancaire de 1990. Largement spécifique à la Suisse et notoirement brutale. Avec le recul, on peut même dire que ces années ont été très bénéfiques. Le refus de l’EEE y a ajouté un choc psychologique incitant le pays à réorganiser son environnement législatif, et surtout ses entreprises. En les internationalisant à un degré qui on fait de la Suisse l’une des grandes gagnantes de la globalisation. La dépendance des exportations au marché européen est passée de 66% en 1992 à 47% aujourd’hui. Grâce à la ténacité des syndicats et de la gauche, cette formidable ouverture n’a pas eu lieu dans la facilité, au détriment des salaires et des prestations sociales. Les rémunérations ne restent-elles pas en Suisse parmi les plus élevées et les plus attractives du monde ?                         

 

François Schaller

Ancien de la Presse et de L’Hebdo à Lausanne. Rédacteur en chef de PME Magazine à Genève dans les années 2000 (groupe Axel Springer), et de L’Agefi dans les années 2010 (Quotidien de l’Agence économique et financière). Pratique depuis 1992 un journalisme engagé sur la politique européenne de la Suisse. Ne pas céder au continuel chantage à l'isolement des soumissionnistes en Suisse: la part "privilégiée" de l'accès au marché européen par voie dite "bilatérale" est dérisoire. C'est tout à fait démontrable avec un peu d'investigation. Des accords commerciaux et de partenariat sur pied d'égalité? Oui. Une subordination générale au droit économique, social et environnemental européen? Non. Les textes fondamentaux: Généalogie de la libre circulation des personnes https://cutt.ly/1eR17bI Généalogie de la voie bilatérale https://cutt.ly/LeR1KgK

4 réponses à “Suisse-UE : le mythe de la décennie perdue

  1. Tous les arguments que ces euroturbos nous serinent en permanence ne sont que des variations sempiternelles, toujours sur le même thème, qui est: “si tu veux noyer ton chien, dis qu’il a la rage”.

  2. Votre argumentaire ne tient guère pour une raison simple: il y a des variations macro-économiques globales selon les années. C’est pour cela que pour la période 1992-2001 et toute autre période, il faut comparer la croissance du PIB suisse avec celles des régions et pays entourant la Suisse: Allemagne du Sud, Autriche, Italie du Nord et Est de la France.
    C’est cette comparaison qui est citée par l’association patronale CVCI et d’autres organisations économiques.
    Sur la base de cette comparaison, n’en déplaise aux souverainistes et pro-Blocher, malheureusement la décennie 1992-2001 a été perdue économiquement. La décennie 2021-2030 risque d’en être une répétition économique et les difficultés ont déjà commencé pour l’innovation et la santé, secteurs pourtant salué devant Biden par Parmelin incinérateur de l’accord cadre et représentant de l’UDC qui est le parti gouvernemental qui ne soutient quasiment jamais l’innovation.

    1. Merci de votre commentaire.
      Laissons Blocher, Biden, Parmelin et l’UDC de côté.
      Le narratif de la décennie perdue se base effectivement sur des comparaisons synchroniques, ce qui permet de sélectionner les périmètres comparatifs pertinents en vue d’aboutir au résultat recherché (ce que tout le monde fait dans les sciences humaines, c’est de bonne guerre). Ce périmètre a surtout été celui de l’OCDE en général. Le problème, c’est que les moyennes de croissance OCDE sont influencées par toutes sortes de facteurs structurels et conjoncturels qui rendent la comparaison instable (tout n’est pas égal par ailleurs), et que le centre de gravité de la croissance OCDE est aux Etats-Unis. On peut aussi comparer avec l’UE, mais le périmètre de l’UE s’est élargi de 20% sur le plan démographique dans les années 2000. Le référent le plus pertinent semble l’Allemagne, mais la croissance allemande a été boostée dans les années 1990 par la réunification et ses programmes d’investissements massifs. Etc.

      Quant à la pertinence d’une comparaison étriquée avec l’Allemagne du Sud, l’Autriche, l’Italie du Nord et la l’Est de la France, seule l’Autriche fonctionnant comme une économie “nationale”, à des époques qui précisément relativisent le principe médiéval de proximité des échanges, alors là… on reconnaît l’influence du régionalisme et du vieux poncif selon lequel la Suisse échange davantage avec le Bade-Wurtemberg qu’avec la Chine, mais ça tourne à la franche caricature.

      L’approche comparative synchronique est très malléable, encore faut-il que sa base diachronique (comparaisons temporelles) ait un sens, et soit suffisamment précise. Or cette base est toujours restée vague: la croissance en Suisse, entend-on depuis 2013 (débat sur la résiliation des accords), a été relativement faible avant le début de la voie bilatérale en 2002, et relativement forte après l’application complète des Accords bilatéraux I (succédané partiel de l’EEE). Cette prétendue corrélation avant-après est en fait présentée comme une causalité: le redressement de la croissance dans les années 2000 serait dû aux Accords bilatéraux I (la “voie bilatérale” d’intégration). Ce que je montre, c’est qu’il n’y a même pas de corrélation. Evoquer une causalité n’a donc aucun sens par rapport aux années 1990.

      La faible croissance de la Suisse a une autre cause, qui passait d’ailleurs pour totalement évidente jusqu’en 2013 (elle n’a jamais été contestée): une remontée intempestive des taux hypothécaires due à une mauvaise décision politique, une crise immobilière brutale, puis bancaire et économique à partir de 1991. Cette crise économique a été spécifique à la Suisse. Elle a duré six ans. La croissance s’est redressée à partir de 1997, cinq ans avant l’application progressive des Accords bilatéraux I. Pendant ces cinq ans, pourrait-on d’ailleurs ajouter en mode synchronique, la croissance moyenne en Suisse a été supérieure à celle de l’Allemagne (2,45% contre 2.05%). On ne peut pas dire que la voie bilatérale y ait été pour quelque chose, puisqu’elle n’avait pas encore commencé. C’est tout.

      Cela dit, il y a certainement (et intuitivement) une relation de cause à effet entre la croissance de la Suisse depuis 2007 et l’augmentation impressionnante de l’immigration (qui alimente elle-même une partie indéterminée de la croissance par simple effet démographique): le libre accès des Européens au marché suisse du travail a libéré tout le potentiel de croissance aménagé pendant quinze ans, grâce à une réorganisation en profondeur de l’économie qui l’a globalisée et l’a rendue particulièrement attractive.

      Cette immigration aurait fort bien pu avoir lieu sans droit d’accès des salariés européens, par simple adaptation unilatérale des octrois de permis de travail. Il y avait toutefois des résistances, en particulier du côté des syndicats. On a finalement levé cet obstacle en présentant l’obligation d’ouvrir le marché du travail pour ce qu’il est effectivement devenu: une contrepartie au libre accès des exportations suisses au marché européen (il ne s’agit en réalité que d’homologations techniques facilitées, soit l’Accord de reconnaissance mutuelle ARM). Deux études de BAK Basel et Ecoplan datant de 2015, commandées par la Confédération, ont affirmé que l’immigration comptait bien davantage que l’ARM dans la croissance avantageuse de la Suisse. On comprend que ces études ait été peu instrumentalisées politiquement. Elle suggèrent que l’immigration est le principal moteur de la croissance en Suisse ( https://blogs.letemps.ch/francois-schaller/2020/05/16/suisse-ue-la-science-economique-au-service-de-la-peur/

      On se retrouve aujourd’hui dans la situation suivante: les Suisses ont plébiscité l’an dernier le libre accès au marché du travail pour préserver l’ARM, considéré comme le principal soutien de la croissance (à tort peut-être, peu importe en l’occurrence). Et l’Union Européenne est en train de vider l’ARM de sa substance en guise de représailles, parce que la Suisse a abandonné le projet d’accord institutionnel subordonnant progressivement son droit économique, social et environnemental aux directives européennes.

      La Suisse a renoncé à sa politique d’immigration européenne pour avoir un accès privilégié au grand marché européen, et elle n’aura pas cet accès privilégié. Voilà à peu près où l’on en est. L’alternative serait théoriquement d’accepter tout ce que demande l’UE pour se mettre à l’abri des représailles. Il y a heureusement des gens estimant que ce ne serait pas une bonne politique. On en trouve même dans les entreprises exportatrices vers l’Europe.

      Bien à vous.

      1. Votre réponse est très longue mais elle évite de voire les évidences:
        – la crise économique suisse des années 90 avec les taux hypothécaires a été bien aggravée par l’alleingang
        – l’immigration et bien plus l’augmentation des frontaliers est plus la conséquence que le moteur de la croissance économique. En effet, ce sont bien des entreprises suisses qui ont attiré des employés et rares en comparaison ont été les entrepreneurs étrangers à créer des entreprises suisses

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