De l’empire des Habsbourg à l’Union Européenne

CAROLINE DE GRUYTER (photo). Basée à Bruxelles, la journaliste et politologue néerlandaise tente une robuste mise en forme de ce qui apparaît couramment comme une simple analogie malveillante.  

Qu’est-ce au juste que l’Union Européenne ? Officiellement, une association d’Etats d’un genre très particulier (sui generis). Les « pères » de l’Europe, à commencer par les français Jean Monnet et Robert Schuman, avaient en tête le modèle fédéral américain (Etats-Unis d’Europe). Jusqu’à Jacques Delors compris, la difficulté fut de le réaliser sans passer par de nouvelles guerres d’indépendance ou de sécession. Depuis 2005 et l’échec du projet de constitution européenne, rejeté par référendum en France et aux Pays-Bas, il n’est plus question de fédération. La thématique identitaire s’est passablement brouillée.

A quoi voudrait-on d’ailleurs que l’Union Européenne ressemble ? A rien justement, pour la paix du ménage continental, inestimable dans cette grande famille géopolitique. Elle se met dès lors à ressembler plus encore au Saint Empire romain-germanique, objet réputé si peu définissable. En quelque sorte devenu franco-germanique avec l’UE, après trois guerres nationales dans le bassin du Rhin. Et « saint » pour les valeurs laïcisées mais néanmoins sacrées de la démocratie libérale, sur lesquelles les Européistes refusent de transiger. Qu’ils rêvent même d’imposer au reste du monde. Par l’exemple tout au moins, au risque de ne susciter qu’ironie et exaspération.  

Signalé par Isabelle Ory sur Twitter, « journaliste en Europe » comme elle s’intitule, Bretonne basée à Bruxelles pour rtsinfo à Genève et L’Express à Paris, ce livre tout à fait insolite signé d’une autre correspondante rompue aux institutions communautaires, Caroline de Gruyter : «Monde d’hier, monde de demain, voyage à travers l’empire des Habsbourg et l’Union Européenne» (*). Le titre original néerlandais est un peu moins vague si l’on en croit Google translate  : « Ce n’est pas mieux maintenant », pourrait-on dire (« Beter wordt het niet »).

Caroline de Gruyter, qui porte bien sa particule, a aussi passé quelques années à Vienne. Elle s’est mieux rendu compte là-bas à quel point l’Union Européenne, à force de vouloir ne ressembler à rien, faisait irrésistiblement penser à l’Europe des Habsbourg : hétéroclite, divisée, indécise, maladroite, impuissante. Mais formidablement résiliente. Avis à celles et ceux qui redoutent ou espèrent la dislocation de l’UE à l’occasion de chaque nouvelle crise politique : entre le Saint Empire romain-germanique(962-1806) et l’Empire austro-hongrois qui l’a prolongé jusqu’en 1918, ce grand ensemble a duré près de mille ans.

Il s’étendait au XIXe sur une bonne partie de l’Europe centrale, Ukraine comprise à l’Ouest du Dniepr. Sa périphérie n’a cessé d’évoluer jusqu’à la fin de la Première-Guerre mondiale, lorsque les monarchies impériales se sont effondrées dans le sillage de la Révolution russe. Nul ne sait aujourd’hui ce que le monde sera devenu dans longtemps, où en seront la Chine et les Etats-Unis par exemple, le protectionnisme ou les idéologies en général, mais le scénario d’une Union Européenne millénaire n’est peut-être pas complètement irréaliste. Impossible en revanche de se représenter son contenu politique et institutionnel dans… ne serait-ce qu’un ou deux siècles. Surtout s’il change à chaque génération.    

« Avant le Brexit, lance Caroline de Gruyter, il y avait trois grands pays dans l’Union : l’Allemagne, la France et le Royaume-Uni. Les Allemands sont légalistes, les Français étatistes, les Britanniques libéraux. A Bruxelles, ces trois cultures n’arrêtaient pas de s’opposer. L’approche libérale a maintenant disparu. Son effacement renforce la puissance de l’Allemagne et de la France. Quand ces deux pays veulent quelque chose – par exemple le plan NextGenerationEU, pour pallier les conséquences de la pandémie – les pays plus modestes peinent à s’opposer à leurs projets. Ils parviennent tout au plus à faire passer quelques nuances et retouches. Ils créent des coalitions informelles, souvent opposées les unes aux autres, pour réduire l’influence de l’axe franco-allemand. » C’est à peu près ce qui se passait dans l’Empire des Habsbourg par rapport à l’Autriche et à l’ingérable Hongrie (déjà).  

L’auteure interroge Emil Brix, directeur de la prestigieuse Académie de diplomatie de Vienne, sur ce qui lui paraît être le plus important actuellement : le libéralisme a-t-il un avenir en Europe ? Et si oui, jusqu’où peut-il aller ? «La réponse vient toujours en premier lieu d’Europe centrale, répond l’ancien ambassadeur. A la fin de son existence, l’empire des Habsbourg a été le théâtre d’une grande expérience libérale. Les années précédant 1914 coïncidait avec une phase de mondialisation triomphante. Mais le système ne pouvait supporter un tel choc. Les décisions venaient de trop haut. L’empire était trop décadent. Les provinces ne suivaient pas. Ceux qui croient qu’une union politique pourrait fonctionner en Europe se bercent d’illusions. L’expérience des Habsbourg le montre : c’est impossible. Elle a été tentée, et tout ce qu’elle a donné, c’est deux guerres mondiales. » Aïe. Ne nous voilà guère avancés par rapport au libéralisme, mais la loi de Godwin et cet art de l’esquive font apparemment partie du jeu.

L’historien viennois Josef Ehmer est de son côté intarissable sur les ressentiments persistants des « petites » nationalités par rapport à la langue allemande tellement dominante à l’époque. « Les mythes victimaires ont la peau dure. Ils compliquent singulièrement la résolution des questions relatives aux minorités. L’empire des Habsbourg a beau avoir rendu l’âme il y a un siècle, les Hongrois ne sont jamais longs à se plaindre que l’Autriche veut les dominer. (…) Ces réflexes ne disparaissent pas. La moindre critique adressée par l’Union à un ancien pays du bloc de l’Est fait grimper tout le monde aux rideaux : cela réveille le souvenir de la période communiste et des oukases honnis de Moscou. Comme si l’on pouvait comparer Bruxelles et Moscou. Ces réactions ont de quoi nous inquiéter, au sein de l’Union. »

Alors que faire ? « La réaction de l’Union est intéressante à observer, répond Ehmer. Elle déplace les problèmes sur le terrain juridique. Elle les judiciarise. Les Habsbourg procédaient exactement de la même façon. Dès que les droits d’un groupe linguistique étaient en jeu, ou qu’une question politiquement sensible se posait, ils faisaient appel au juge. Il y avait à Vienne trois hautes cours de justice susceptibles de traiter les affaires n’ayant pas trouvé de solution politique. (…) Cela permet de gagner du temps, c’est important. »

« L’armée habsbourgeoise avait des soldats loyaux, précise la journaliste-politologue dans ses conclusions, mais elle n’était ni assez grande ni assez forte pour défendre simultanément tous les districts de l’empire. Et il y avait un problème supplémentaire. L’écrasement de l’armée française entraînerait pour la France des pertes de territoire, voire la disparition de son roi, mais le pays continuerait d’exister. Cette existence découlait d’une réalité permanente. Les Habsbourg ne pouvaient s’appuyer sur rien de tel. Ils gouvernaient différents peuples qui ne continueraient peut-être pas à cohabiter sans eux.

« Cette faiblesse existentielle rendait les Habsbourg particulièrement fragiles. (…) Partagée aujourd’hui par l’Union Européenne, elle contraignait les souverains à d’incroyables numéros d’équilibrisme. (…) Cette laborieuse complexité explique par exemple pourquoi les capricieux Hongrois n’arrêtaient pas de se rebeller eux-mêmes contre la « domination viennoise », sans envisager une seconde de quitter l’empire. Ils avaient tout intérêt à y rester. Qu’ils se comportent aujourd’hui de la même manière dans l’Union en dit long sur les Hongrois. Mais cela en dit tout aussi long sur la ressemblance existant entre la Vienne de l’époque et la Bruxelles d’aujourd’hui : l’esprit du temps a changé, mais le mode de gouvernement est le même. » Le fait que la démocratie libérale est passée par là n’a pas l’air d’y avoir changé grand-chose.  

* Caroline de Gruyter : «Monde d’hier, monde de demain, voyage à travers l’empire des Habsbourg et l’Union Européenne», Actes Sud, 2023, 350 pages.           

                 

 

 

 

  

 

  

    

        

 

 

 

 

        

Pour en finir avec la géopolitique

Au-delà du conformisme et de l’alignement contraint sur la puissance, on aurait tort d’oublier les idéaux de la neutralité. La neutralité suisse en particulier*.

Il n’aura pas fallu grand-chose pour que la machine de Tinguely se remette en branle. La diplomatie russe qui s’enquiert de la position de la Suisse dans le conflit ukrainien. Ou Nathalie Loiseau qui évoque, avec sa morgue d’euro-députée française va-t-en guerre, ce que l’UE ne doit pas devenir par rapport à la Russie : « une grosse Suisse molle ». Débat national assuré et instantané sur ce qu’est, n’est pas, devrait ou ne devrait pas être la neutralité. L’occasion de constater une nouvelle fois qu’il y a, dans le champ politique, une neutralité de gauche et une neutralité de droite. Une sorte de tension permanente entre cynisme, pragmatisme et hypocrisie. 

Bien qu’héritée d’un passé honnis, la neutralité demeure à gauche le seul moyen de se tenir à l’écart d’une alliance militaire atlantique dominée par les capitalistes américains et britanniques. Ce qui compte surtout, c’est que cette réserve n’empêche pas de désigner, condamner et sanctionner les méchants de ce monde. Tous ces Etats plus ou moins attardés qui mésestiment les droits humains. L’efficacité est nulle sur le plan politique et humanitaire, mais l’on comprend qu’il s’agit surtout de bonne conscience et de confort intérieur.

A droite, la légendaire neutralité est censée conférer une existence politique à la puissance économique. Elle sert en retour l’image des entreprises suisses sur cinq continents, ultime réalité d’une prospérité nationale et sociale enviée. Du gagnant-gagnant en boucle. Mais ce sont en premier lieu les organisations internationales localisées à Genève qui sont invoquées. Et la politique suisse des bons offices dans la résolution des conflits : est-ce approprié de faire des phrases sur le colonialisme israélien, comme tout le monde, si l’on a pour ambition de jouer un rôle singulier de médiateur au Moyen-Orient ? Etait-ce nécessaire d’adopter telles quelles les sanctions européennes contre la Russie dans le conflit ukrainien, pour être bien sûr d’apparaître sur la liste des « Etats inamicaux » aux yeux de Moscou ? Et laisser le président Macron, éminent Européen, si soucieux de la « place de la France dans le monde », discuter seul avec Poutine ?  

On aurait tort cependant d’oublier les idéaux de la neutralité. Presque atteinte, jamais complètement assurée, la relative paix dans le monde ne représente-t-elle pas une conquête dans l’histoire de l’humanité ? Le fait que cette ère exceptionnelle d’apaisement soit probablement due à la dissuasion nucléaire ne change rien à une évidence aussi simple que platonique : si tous les Etats devenaient neutres, la guerre passerait pour une utopie. Dans l’absolu, le problème n’est pas la neutralité des neutres, mais bien la géopolitique. Cette propension des grandes puissances économiques et militaires à vouloir se partager le monde en zones d’influences.

Un quart des humains, chinois, américains, russes, français et britanniques, représentés de manière permanente au Conseil de sécurité des Nations Unies, avec droit de veto, bénéficient en quelque sorte du statut de terrien de première classe. Les Etats auxquels ils appartiennent s’arrogent la pleine légitimité de défendre leurs intérêts. Les autres peuvent aussi s’en prévaloir, mais en second seulement, à l’ombre d’un protecteur de préférence. Voilà où en est la grande histoire. Si cette épopée a un sens, qui irait au hasard de l’obscurité à la lumière, par rapport à ce que l’on appelle « progressisme » sans trop y penser, il y a forcément un moment – oui, dans longtemps, et alors ? –  où la géopolitique devrait sembler aussi incongrue que les empires coloniaux dans la phase précédente.

Le neutralité suisse n’est pas qu’un encombrant reliquat du passé, à gérer au fil des événements et doctrines de circonstance. Les deux guerres mondiales du XXe siècle lui ayant insufflé l’endurance d’un insubmersible cliché, pourquoi ne pas s’en saisir pour rappeler à chaque occasion, avec un sourire si possible désarmant, que la géopolitique n’est pas une donnée anthropologique indéconstructible? Qu’elle ne sera peut-être pas une fatalité jusqu’à la fin des temps ?

C’est aussi dans cette optique que devrait finalement apparaître la maladroite candidature de la Suisse comme membre non-permanent du Conseil de Sécurité. L’opportunité de jouer les ingénus, pour un mandat de deux ans de toute manière décoratif (pour ne pas dire grotesque), et de faire entendre une nouvelle petite musique : le règne des grandes puissances intrigantes et ombrageuses est certainement un fait, la réalité du moment, mais il n’en s’agit pas moins d’une anomalie sur le plan de la morale et de la raison. Une absurdité idéalement destinée à disparaître dès que possible. En conviendront celles et ceux qui n’ont pas complètement déserté la dimension idéaliste constitutive du genre humain (semble-t-il) .    

* Inspiré de l’article paru le 4 mars dans Paris Match Suisse.

 

 

 

  

 

 

 

 

                            

Quand les Suisses se réveillent

YVES ZUMWALD. Les rapports de l’autorité fédérale de régulation du marché de l’électricité (Elcom), et les déclarations récentes du président de la Confédération sur les risques de pénurie ont marqué les esprits. Entretien de background avec le président exécutif de Swissgrid*. (Paru sur le site de Paris-Match Suisse le 19 nov.)

La directive européenne Clean Energy Package (2019) sera intégrée dans les
législations nationales le 1er janvier 2025. Au moins 70% des capacités d’exportation de courant de chaque pays devront être réservées aux autres Etats membres. Quel problème l’Union Européenne cherche-t-elle au juste à résoudre ?

Les objectifs de réduction des émissions de CO2 sont en train de modifier la géographie de la production d’électricité. En Allemagne par exemple : jusqu’ici, la production avait principalement lieu au sud. Avec les immenses parcs d’éoliennes de plaine, et surtout offshore, elle est en train de se déplacer vers le nord. Elle sera de plus en plus décentralisée sur l’ensemble du continent, avec des connexions plus nombreuses pour fluidifier les transits. Il s’agit toujours de transférer les surplus temporaires entre régions momentanément excédentaires, et d’autres qui sont demandeuses selon les heures, les jours et les saisons. C’est surtout la gestion en temps réel qui est en cause, minute par minute. Elle s’ajoute à la planification des capacités du réseau, avec des exigences de transport plus élevées.

Des Etats historiquement exportateurs comme la France et l’Allemagne vont probablement devenir importateurs nets, avec des échanges toujours plus considérables. Or il y a actuellement des effets de congestion importants dans les réseaux de transport, qui n’ont pas été dimensionnés pour ces changements. La Commission européenne cherche à inciter les membres de l’UE à investir rapidement, non seulement dans la production propre, dans tous les sens du terme, mais aussi dans les infrastructures de transport. Parce que l’on sait que les nouvelles réalisations peuvent prendre beaucoup de temps. Il s’agit de sécuriser l’approvisionnement dans cette longue transition. On ne peut guère reprocher à l’Union de vouloir accorder la priorité à ses Etats membres. A ses yeux, sans accords avec la Suisse, le Portugal ou la Finlande devront pouvoir se servir avant elle dans les surplus européens.    

30% d’exportations éventuellement disponibles pour les Etats tiers…  s’agit-il d’un plancher global, sur un an par exemple, dont le dépassement serait constatable à posteriori ? Ou cette limite sera-t-elle infranchissable ?

Il est important de mentionner que le calcul de type «carnet du lait», 100% moins 70% égal 30%, n’a pas de sens en l’occurrence. Le critère des 70% du Clean Energy Package prévoit que les gestionnaires de réseaux devront mettre à disposition au moins 70% de leur capacité d’interconnexion pour les échanges transfrontaliers. Des mesures de redispatching seront désormais mises en place pour palier à d’éventuelles surcharges des réseaux nationaux.

Les capacités frontalières ne sont pas toujours utilisées selon les échanges planifiés. Prenons un exemple : un producteur français d’électricité vend en Allemagne. Il fixera un chemin direct en utilisant une capacité de réseau entre la France et l’Allemagne. Dans la réalité, une partie du courant cherche un chemin via les pays voisins, y compris la Suisse. Ces flux pèsent sur les capacités frontalières, sans apparaître dans la transaction commerciale prévue. Si ces flux d’électricité deviennent trop importants, ils « bouchent » les lignes frontalières et réduisent ainsi la capacité disponible pour le commerce. De plus, en Suisse, nous devons dans certaines circonstances utiliser de l’énergie de réglage pour maintenir la stabilité du réseau. Il y aura donc de facto moins de 30% à disposition pour la Suisse. 

En ordre de grandeur, que représentent aujourd’hui les importations suisses en provenance d’Europe par rapport aux capacités d’exportation de l’Union ?

La Suisse exporte normalement du courant en été et dépend des importations en hiver. Durant la période hivernale, la nuit, la Suisse importe jusqu’à 40% de ses besoins en électricité. Le rapport entre cela et les capacités d’exportation de l’UE ne dépend pas seulement de l’infrastructure du réseau, mais aussi des capacités de production. Lorsqu’il n’est pas possible de produire suffisamment d’énergie électrique, parce qu’il n’y a pas de vent et que le rayonnement solaire est trop faible par exemple, la question se pose de savoir si un pays voisin exporte encore vers la Suisse, ou s’il couvre d’abord la demande nationale. C’est pourquoi nous devrions pouvoir produire plus d’énergie en Suisse en hiver.  

D’après les contacts que vous avez, quel est l’état d’esprit des opérateurs des Etats limitrophes de la Suisse par rapport à cette directive ?

Nous travaillons très bien avec nos partenaires européens. Dans notre métier comme dans bien d’autres, nous cherchons l’efficacité hors de la politique. Mais si elle intervient, alors nous faisons au mieux avec cette contrainte. La politique européenne a ses raisons.

Et quel est l’état d’esprit de vos interlocuteurs hors Union Européenne ? Au Royaume-Uni par exemple, qui se retrouve sur le même plan que la Suisse ? Bien que l’Accord de commerce et de coopération EU-UK, signé en fin d’année dernière, prévoit l’ouverture de discussions en vue d’éviter des pénuries en Grande-Bretagne.

Le Royaume-Uni n’est pas enclavé comme la Suisse, ni au centre du dispositif de transport continental, en particulier Nord-Sud. La Suisse a quarante-et-une interconnexions avec ses voisins, et c’est un pays de transits. La Grande-Bretagne en a cinq avec l’UE, la Turquie trois. La pression n’est pas du tout la même. Les Britanniques travaillent aussi actuellement sur une connexion sous-marine avec la Norvège. Ils ont surtout un potentiel énorme d’éoliennes offshore que la Suisse n’a pas du tout. Notez que les connexions extérieures de l’UE ont aussi tendance à se développer. Bruxelles les encourage. L’Italie a par exemple un projet avec l’Afrique du Nord, la Grèce avec Israël.

Quelle différence entre l’Accord Suisse-UE sur l’électricité, dont la finalisation a été suspendue par la Commission en 2018, et les accords « techniques » que vous négociez avec les Etats limitrophes ?

Swissgrid ne négocie pas avec des Etats, mais avec des gestionnaires de réseaux de transport. Nous sommes le seul opérateur en Suisse, mais il y en quatre rien qu’en Allemagne. Nous avons d’ailleurs finalisé récemment un accord avec les Italiens, nos premiers partenaires, avec lesquels nous discutons depuis deux ans. Ces contrats de droit privé doivent ensuite être validés par les entités nationales de régulation, puis par l’UE. C’est long, complexe et parfois aléatoire. Les accords techniques ne sont pas une alternative à l’accord suspendu sur l’électricité. Il s’agit d’éléments partiels, qui ne concernent pas la solidarité européenne générale dans l’approvisionnement en cas de pénuries. Ni l’accès aux données européennes centrales permettant de planifier et d’anticiper dans les meilleures conditions. L’UE nous a aussi privés de cet accès en nous excluant du couplage des marchés.

Le Conseil fédéral a annoncé cet été un futur nouveau projet de libéralisation plus avancée du marché de l’électricité en Suisse, dont le principe avait été refusé en vote populaire (2002). Est-ce en vue d’une relance de l’accord avec l’UE ? La structure actuelle du marché suisse n’avait pourtant pas empêché cet accord lorsqu’il a été suspendu en 2018 pour d’autres raisons.

Je ne peux pas répondre à cette question. La politique de l’UE cherche à faire en sorte qu’il n’y ait plus de différences de prix de l’électricité sur le continent. Qu’il n’y ait plus qu’un prix de marché pour les utilisateurs finaux, d’où la libéralisation de ce marché à l’échelle européenne. Je dirais que la directive de 2019, dont nous parlons ici, cherche surtout à faire en sorte que les surcoûts dus à des problèmes de transport ou de production soient payés par les Etats qui ont des insuffisances dans leurs infrastructures. De manière à les inciter à investir.

La Suisse n’est pas vraiment concernée par cet objectif.

Non, mais la situation actuelle montre qu’il est quand même urgent d’investir. Surtout dans la production. Les incertitudes de la politique européenne sont clairement une incitation à augmenter notre autonomie par rapport à l’UE. Je crois d’ailleurs que la prise de conscience a enfin eu lieu. On sait toutefois que si la Suisse n’a qu’un unique transporteur, l’une des difficultés vient de ce qu’elle compte 650 sociétés de distribution et de production! Tout cela ne change rien au fait que nous avons absolument besoin d’un accord rapide sur les questions de transport.

*Swissgrid est le gestionnaire du réseau suisse de transport d’électricité (environ 7000 kilomètres de lignes à très haute tension). Ses actionnaires sont les opérateurs de la distribution et de la production d’électricité, détenus essentiellement par des collectivités publiques (cantons et villes). 

 

Suisse-UE : les limites de la résistance légale

ANDREAS ZIEGLER. Le professeur de droit international à l’Université de Lausanne évalue les différentes voies judiciaires parfois évoquées s’agissant de la crise et des différends entre Suisse et Union Européenne. Les options sont restreintes, risquées et difficiles à pratiquer. Swissgrid s’est pourtant lancée, et Swissmedtech l’envisage sérieusement. C’est ce que l’on appelle « résistance légale » du côté de Zurich et de Berne. Que faut-il en penser ?(D’abord paru sur le site de Paris-Match Suisse)

FS –  La Direction générale de l’énergie à Bruxelles a ordonné aux exploitants de réseaux européens d’électricité d’exclure la Suisse de la plateforme d’échange permettant d’assurer la stabilité des réseaux. Swissgrid, gestionnaire du réseau suisse, contrôlé indirectement par les cantons et grandes communes, a introduit un recours auprès de la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE). Il s’agit de faire annuler cette décision. Pourquoi ne pas réagir de cette manière aux autres mesures de rétorsion venant de l’UE depuis 2018 ?

AZ – Il s’agit d’un cas très particulier. Swissgrid tente de faire reconnaître que son éviction dans ces circonstances va à l’encontre de dispositions législatives européennes. Cette plainte de Swissgrid se référe exclusivement au droit européen, elle n’aurait aucun sens autrement. Elle a pour but de faire annuler une décision qui n’aurait pas respecté le droit européen. Saisir ainsi la CJUE est à la portée des Etats tiers, et même des entités ou personnes privées.

Quelles sont les chances d’obtenir gain de cause ?

Elles ne sont pas nulles, mais tout de même assez faibles. Le marché de l’électricité est libéralisé en Europe, ce qui en fait une matière plutôt économique. Or, sur les questions économiques, la Cour européenne a tendance à laisser des marges d’interprétation et de manœuvre assez larges à la Commission.

Peut-on imaginer d’autres recours auprès la CJUE, dans d’autres domaines sensibles actuellement ? Non-association au programme de recherche Horizon Europe par exemple, alors que quinze Etats tiers sont associés ? Non-renouvellement de l’Accord sur la reconnaissance mutuelle des normes techniques (ARM), ou encore non-adhésion à l’Agence de l’UE pour les chemins de fer ? Autant de partenariats mis à jour à plusieurs reprises jusqu’ici, puis menacés par rétorsion à partir de 2018 ?

La problématique des chemins de fer ressemble à celle de l’électricité, mais dans un domaine moins libéralisé. Quoi qu’il en soit, il faudrait encore une fois que la Suisse ou ses opérateurs ferroviaires puissent agir par rapport à une disposition du droit européen qu’ils estimeraient ne pas être respectée. Ce serait forcément technique, avec un résultat qui pourrait aussi indisposer la Suisse en réduisant ses marges de manœuvre dans de futures discussions.

Quant à la recherche, Erasmus+ et l’ARM, il s’agit de partenariats et de coopérations sans éléments juridiques par rapport auxquels il serait possible d’agir par voie judiciaire. Ce qui n’exclut pas qu’un juriste trouve quand même un lien par la suite. Mais il s’agit vraiment de politique. Proclamer que ces mesures de rétorsion, suite à l’abandon du projet d’Accord institutionnel, vont à l’encontre des règles et intérêts de l’UE, n’est guère recevable. Sur le plan du droit international, l’UE peut librement prendre des mesures politiques qui lui pèsent dans l’immédiat, mais qu’elle considère comme positives à plus long terme.

L’European Medtech Association a demandé un avis de droit au cabinet international Sidley, et les conclusions sont claires : la Commission ne peut pas se contenter de notes informelles pour vider un traité international de son contenu (l’ARM en l’occurrence). La manière dont les choses se passent sont aussi contraires à certaines règles de droit international à l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Pourquoi ne pas le faire valoir dans des procédures ordinaires de règlement des différends ?

C’est effectivement envisageable, mais l’OMC ne va se prononcer que sur le respect de ses propres règles. Alors que les ARM n’y sont pas explicitement soumis. Et contrairement à la CJUE, son organisme de règlement des différends ne peut être saisi que par des Etats membres de l’OMC. Il faudrait donc que ce soit la Confédération qui agisse. Sur un plan forcément très technique là encore, comme le fait ressortir le rapport Sidley.

Or, si la Suisse a certainement eu des différends commerciaux dans le passé, elle n’a pratiquement jamais jugé qu’il était opportun de recourir à l’OMC pour les trancher. Engager des poursuites judiciaires dans des conflits diplomatiques n’est apparemment pas dans la mentalité suisse. Même si l’option existe en réserve, comme un possible recours ultime. Là encore, il s’agit de maintenir un climat de confiance, de conserver toutes ses marges de manœuvres dans la discussion.

Les îles Féroé, qui ne font pas partie de l’UE, ont pourtant recouru à l’OMC sur des questions de quotas de pêche. Avec un certain succès pour l’instant.   

Il y a aussi une question de proportionnalité. Lorsque les Iles Féroé se tournent vers l’OMC, tout le monde comprend tout de suite l’importance de l’enjeu pour les Féroïens. C’est moins évident pour l’instant s’agissant de l’industrie medtech en Suisse. Les entreprises suisses devront simplement homologuer leurs produits en Europe plutôt qu’en Suisse, ce qu’elles font déjà largement si l’on en croit leur organisation sectorielle. Il faudra voir comment les choses évolueront par la suite dans l’industrie des machines en général.

La Suisse est un Etat enclavé dans l’UE, sans accès à la mer. Elle a des relations commerciales, mais aussi et surtout des problèmes de voisinage, les deux étant souvent imbriqués (transports terrestres, énergie, etc). Cette situation crée un profond déséquilibre dans les rapports de force. Les Nations Unies ne sont-elles pas là pour intervenir en cas d’abus de position dominante ? Pourquoi la Suisse ne porterait-elle pas devant l’Assemblée générale ou la Cour internationale la manière dont elle est traitée actuellement par l’Union Européenne ?

Soyons clairs : il s’agit à ce stade d’une question purement théorique, pour ne pas dire académique ! Et il y a là encore un problème de proportionnalité. Les Nations Unies sont très complexes et éminemment politiques. L’Assemblée générale est une tribune sans portée juridique. Ce n’est pas non plus l’endroit idéal pour que la Suisse aille se plaindre des mauvais traitements de Bruxelles. Il en faudrait beaucoup plus. Il en est de même de la Cour internationale de justice à La Haye. Elle traite surtout de cas bien plus lourds, de questions de frontières en particulier. Et puis n’oublions pas que l’Union Européenne ne fait pas partie en tant que telle des Nations Unies. La Suisse devrait d’abord s’assurer de la volonté de vingt-sept Etats membres de l’UE de s’en aller discuter devant la Cour. Ce ne serrait guère praticable.

L’UE discrimine la Suisse par rapport à d’autres Etats tiers. Ne sont-ils pas une quinzaine à avoir le statut d’associé dans Horizon Europe ? Ou encore plusieurs à avoir des ARM avec l’UE ? N’y a-t-il pas en droit international un principe d’égalité donnant le droit d’obtenir ce que les autres obtiennent dans des conditions plus ou moins semblables ?

Vous pensez à la clause de la nation la plus favorisée. En tant que principe, ce n’est pas vraiment déterminant, et rarement évoqué. Il s’agit bien d’une clause, c’est-à-dire qu’elle n’est effective que si elle explicitée dans des traités. Ce qui n’est pas le cas dans les accords dont nous parlons ici. L’UE pourra toujours traiter ses partenaires de manière différenciée, en faisant simplement valoir que les conditions cadres ne sont pas tout à fait les mêmes dans chaque cas.

Retour du F-35 à l’Eurofighter : petit essai de fiction politique

La décision stupéfiante du gouvernement d’opter pour l’avion de combat F-35 de Lokheed-Martin peut aussi apparaître comme un choix éminemment politique. Limite politicien. Le processus n’en est-il pas qu’à ses débuts ? Il pourrait bien aboutir finalement dans le bon scénario. Celui de l’Eurofighter. 

Rappel des circonstances : la Suisse veut acquérir pour six milliards de francs d’avions de combat destinés au renouvellement de sa flotte. Il s’agit d’assurer la police de l’espace aérien en temps de paix, et de contribuer à l’effort européen de défense et de dissuasion face à de potentielles menaces géo-stratégiques (neutralité armée).

Quatre modèles d’avions ont été longuement évalués par l ‘armée et le Département fédéral de la Défense. Deux sont américains : le Super Hornet de Boeing, constructeur du FA-18 actuellement en service en Suisse. Et le F-35A de Lokheed-Martin, vainqueur controversé. Le troisième est français : Rafale, de Dassault. Le dernier est « européen » : Eurofighter Typhoon d’Airbus, construit en partenariat entre l’Allemagne, le Royaume-Uni, l’Italie et l’Espagne.

Le choix des militaires a porté sans surprise sur le F-35, modèle de loin le plus avancé technologiquement. Les médias ont cependant l’habitude de s’en référer à une « unanimité d’experts » estimant que les quatre modèles se valent. Il doit s’agir d’une manière de rappeler que l’usage prévu de ces appareils ne requiert pas des performances exceptionnelles. Le scénario de combats aériens à grande échelle pour la maîtrise totale du ciel, ce pour quoi le F-35 a principalement été conçu et développé, ne présente pas une vraisemblance incitant à ne prendre aucun risque sur ce plan par rapport à l’avenir.

La proximité de l’Union Européenne est aussi celle de l’OTAN

L’indispensable évaluation technique ayant d’abord été faite dans les règles de l’art, cette équivalence en quelque sorte « pratique » revenait de toute manière à faire de la décision finale une question de politique extérieure. Y a-t-il un sens à acquérir des avions américains en Europe ? Oui, puisque la défense européenne repose sur l’OTAN. Douze Etats européens ont acquis des F-35 (dont quatre non-membres de l’OTAN).

Mais l’OTAN est évolutive. Les Etats-Unis et certains Etats de l’UE (la France surtout, championne du souverainisme européen) œuvrent à rendre les Européens plus indépendants en matière de défense. Ce qui passe en partie par une autonomie aérienne. On voit mal Américains ou Européens s’équiper d’appareils russes ou chinois. Or aujourd’hui, Airbus et Dassault sont un peu à l’Europe ce que Boeing et Lokheed-Martin sont à l’Amérique. Anti-américains par atavisme et toujours à l’affût d’un bon coup, socialistes et Verts ont déjà annoncé qu’ils lanceraient une initiative populaire si la Suisse choisissait Boeing ou Lokheed-Martin. Les chances de succès sont considérables sachant que le principe de l’acquisition d’un nouvel avion de combat n’était passé l’an dernier qu’à 50,1%.

Les Européens et leurs pesantes pressions

Cet environnement de politique intérieure plaidait à priori pour l’acquisition d’appareils européens. On ne peut pas vraiment dire que les Etats-Unis l’auraient mal pris. Il y a toujours du lobbyisme dans l’air, mais la Suisse et son budget de six milliards de francs ne sont pas grand-chose pour l’industrie aéronautique américaine. Moins encore pour sa promotion dans le monde. En a-t-il seulement été question lors de l’entretien de Biden avec le président de la Confédération et le chef des Affaires étrangères le 16 juin dernier à Genève ? Les commentateurs n’en ont en tout cas pas fait un sujet.

C’est évidemment différent s’agissant de Dassault et d’Airbus. Les pressions ont été beaucoup plus pesantes. De la part de la France en particulier, qui considère l’offre de son constructeur comme une affaire d’Etat. Et l’on sait l’importance que la France accorde aux « contrats d’Etat ». Pas seulement en Afrique : il y a deux ans, Paris a nommé un ambassadeur à Berne dont le profil de spécialiste en questions stratégiques et de sécurité a clairement suggéré qu’il allait être en poste « pour vendre le Rafale ». Ce que l’intéressé n’a jamais démenti. Le 22 mars dernier, c’est la ministre française des Armées Florence Parly qui faisait une visite à Berne sur ce thème. Elle avait déjà fait des déclarations publiques en appelant à une solution française de la part des Suisses.

Selon le SonntagsBlick de dimanche dernier (27 juin) (1), abonné aux fuites de l’administration fédérale, les ministres de la Défense allemand, italien, espagnol, et britannique auraient de leur côté envoyé récemment une lettre à la conseillère fédérale Viola Amherd, accompagnée d’un dossier de sept cents pages. Le message élargissait l’offre d’Airbus Eurofighter à des aspects clairement politiques. Il aurait été question de nouveaux partenariats transfrontaliers dans les domaines de la coopération militaire, économique, des réseaux scientifiques, de la politique environnementale, des transports, des technologies numériques, de la cybersécurité, des projets d’infrastructure. Et surtout de l’énergie, c’est-à-dire de l’électricité.  

Si cette énorme élément nouveau se vérifiait, on pourrait dire que les Etats partenaires dans Airbus Defence and Space (division du groupe Airbus) ont saisi l’occasion d’appuyer sur le bouton le plus sensible actuellement en Suisse. Même si l’on se doute bien que les modalités de cette offre accessoire n’ont pas été précisée dans le détail, et qu’elle ne le seront peut-être jamais, il s’agirait en fait d’une déclaration d’intention attestant de l’esprit d’ouverture de trois importants Etats membres de l’UE. Par rapport, on l’aura compris, aux positions dogmatiques et verrouillées de la Commission Européenne suite à l’abandon du projet d’Accord institutionnel Suisse-UE.

Contrairement à ce qui s’est passé avec l’Accord cadre institutionnel, le Conseil fédéral renvoie cette fois la balle au Parlement.

Dans ces conditions, l’hypothèse suivante ne semble pas insensée : le Conseil fédéral prend sa décision « en toute souveraineté ». Et en connaissance de cause sur le plan intérieur. Contrairement à ce qui s’est passé avec l’Accord cadre institutionnel, dont les partis redoutaient de devoir débattre, c’est cette fois le Parlement qui décidera. Puis le corps électoral éventuellement. Le rejet probable du F-35 conférerait alors au dossier  (ou conférera) une dimension exclusivement politique. De politique européenne plus précisément. Le Conseil fédéral aurait été malvenu de l’assumer tout de suite et tout seul, alors qu’il était de son devoir de faire un appel d’offre plus large et de choisir selon des critères dignes d’un budget de cette importance. N’est-ce pas conforme à l’esprit de l’Organisation mondiale du commerce à Genève?

Une fois le F-35 enterré avec les honneurs, et le Super Hornet par analogie, il s’agira de faire un second choix entre l’Eurofighter et le Rafale. On se souviendra alors de l’offre européenne évoquée par le SonntagsBlick. Elle va clairement à l’encontre de la France et de son Rafale. Et l’on peut retourner cette rivalité dans tous les sens, Airbus retombe sur ses pieds.

En premier lieu, le choix de l’Eurofighter obligerait trois Etats membres importants, dont deux contigus de la Suisse. Ce qui ne suffirait pas à en faire des alliés inconditionnels, mais serait peut-être décisif s’agissant par exemple de faire avancer enfin la conclusion d’un Accord bilatéral Suisse-UE sur l’électricité à Bruxelles. Une question de haute sécurité vue de Berne.

De son côté, la France apparaît depuis longtemps comme chef de file des faucons anti-britanniques et anti-suisses à Bruxelles. On l’a vu récemment encore, lorsque le commissaire européen Thierry Breton a intrigué pour que le Royaume-Uni et la Suisse soient exclus des programmes-cadres européens de recherche dans le quantique et… l’aérospatial (2). En vain heureusement. L’Italie et l’Espagne figurent le plus souvent parmi ces faucons. Même s’il ne faut pas se faire d’illusion, l’Eurofighter permettrait peut-être de déstabiliser leur redoutable alliance au moins sur un point.

L’art de ménager les perdants

En politique comme dans les affaires, il est important de ménager les perdants. L’option d’un avion européen finalement basé sur des éléments annexes liés à la proximité géographique paraîtrait sans doute acceptable aux Etats-Unis. Les choix démocratiques y sont en général respectés, et l’Europe de l’Eurofighter reste tout de même une alliée.

Le choix du Rafale serait évidemment mal pris par l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne et le Royaume-Uni. Et le choix inverse de l’Eurofighter passerait mal en France, ce qui peut pourtant apparaître comme un moindre mal. Si la France fait cavalier seul dans cette affaire, n’est-elle pas aussi partie prenante – et pas des moindres – dans Airbus Defence and Space ? Les sites de Toulouse et d’Elancourt, dans la région parisienne, représentent plusieurs milliers d’emplois. A noter encore qu’en matière d’énergie, la France est l’un des Etats de l’UE les plus concernés par un éventuel divin accord sur l’électricité. Pour l’interconnexion, mais aussi parce que la Suisse est un client significatif de ses centrales nucléaires…

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(1) https://www.letemps.ch/suisse/offensive-europeenne-lavion-combat

(2) https://sciencebusiness.net/framework-programmes/news/germany-backs-full-participation-israel-switzerland-and-uk-eu-quantum-and

Suisse-UE : le mythe de la décennie perdue

L’affirmation rituelle selon laquelle l’économie suisse aurait énormément souffert avant le début de la voie bilatérale vers l’intégration européenne en 2002 est lourdement erronée. 

(Texte paru dans le Matin Dimanche du 6 juin 2021 et inspiré d’un précédent (et long) article de blog: https://blogs.letemps.ch/francois-schaller/2020/09/25/la-deconstruction-dun-mythe/ )

Pas facile d’envoyer paître l’Allemagne, la France et leurs alliés historiques au sein de l’Union Européenne. Surtout lorsque l’on se trouve planté au milieu du continent. La phobie de l’étranglement prend vite le dessus. Les Européens, qui souffrent du même syndrome à l’échelle de la planète, l’ont compris depuis longtemps. Et d’agiter copieusement menaces et représailles, jusqu’à ce que les Suisses daignent subordonner leur droit économique, social et environnemental aux directives de Bruxelles.

Un climat catastrophiste et déprimant est aussi entretenu en Suisse par certains milieux économiques et académiques. A quoi bon garder ses distances, au risque de contrarier notre principal fournisseur et client ? Les rapports de force étant ce qu’ils sont, ne finira-t-il pas toujours par avoir le dernier mot ? Autant dire oui tout de suite, et à tout. 

Les bases factuelles de cet esprit de soumission sont rares. La principale consiste à rappeler que la dernière fois que les Suisses ont fait les malins, ils ont dû subir dix années de calvaire. C’était en 1992. A propos de l’adhésion à l’Espace économique européen (EEE), rejetée en vote populaire. Résultat : une profonde dépression. Elle ne s’est terminée qu’en 2002, lorsque les Suisses se sont engagés dans la sainte « voie bilatérale ». Cette autoroute particulière vers l’intégration progressive de niveau EEE. Chaque étape étant irréversible et rendant la suivante indispensable.

A force de répétition, le narratif de la décennie perdue a pris la consistance du marbre dont on fait les tombes. Il s’agit pourtant d’un mythe. Les dates ne correspondent pas du tout. Il n’y a eu que deux années de décroissance (légère). La première… plus d’un an avant le vote sur l’EEE (-0,9%). La seconde, l’année suivante (-0,1% !). Pour le reste, une partie seulement des années 1990 ont été de croissance relativement faible. A partir de 1997, et pendant les cinq années précédant le début de la voie bilatérale, la progression du PIB s’est déjà normalisée à des niveaux redevenus enviables : +2,4% en moyenne annuelle, avec une pointe à 3% en 1998 !  

Plus parlant encore : après l’application partielle des Accords bilatéraux I, dès 2002, la moyenne est retombée à 2%. Après leur application complète en 2007, elle n’a plus été que de 1,4% jusqu’en 2019. Ces variations peuvent paraître insignifiantes, mais elles représentent des dizaines, des centaines de milliers d’emplois. Ces trente dernières années, la population suisse a augmenté de deux millions de personnes.

En réalité, la décennie prétendument perdue a été plombée par les effets de la  crise immobilière et bancaire de 1990. Largement spécifique à la Suisse et notoirement brutale. Avec le recul, on peut même dire que ces années ont été très bénéfiques. Le refus de l’EEE y a ajouté un choc psychologique incitant le pays à réorganiser son environnement législatif, et surtout ses entreprises. En les internationalisant à un degré qui on fait de la Suisse l’une des grandes gagnantes de la globalisation. La dépendance des exportations au marché européen est passée de 66% en 1992 à 47% aujourd’hui. Grâce à la ténacité des syndicats et de la gauche, cette formidable ouverture n’a pas eu lieu dans la facilité, au détriment des salaires et des prestations sociales. Les rémunérations ne restent-elles pas en Suisse parmi les plus élevées et les plus attractives du monde ?                         

 

Suisse-EU : l’heure du reset à Berne

Voie bilatérale barrée, bilatéralisme à relancer. L’Union Européenne ne veut plus d’un cas particulier suisse dans son intégration. La Suisse doit revoir sa politique européenne. Le moment de s’intéresser davantage à un accord sur l’électricité?

Est-ce la fin du bilatéralisme ? Certainement pas. Le bilatéralisme ne désigne que des relations bilatérales sectorielles et pragmatiques, qui peuvent exister parfois sous forme de simples arrangements. Ce serait plutôt la fin de la voie bilatérale vers l’intégration (1). Sous l’angle de la politique intérieure en Suisse, le Niet de Bruxelles représente un obstacle difficilement contournable sur cet autoroute.

Le voyage du président de la Confédération a accouché d’une souris beaucoup plus grosse que prévu. Sous l’influence probable de la France, de ses alliés latins et des Etats de l’Est de l’Europe, l’Union a suspendu la voie bilatérale. Par souci de clarté, on devrait dire qu’elle a tiré la prise, mais l’expression est encore trop lourde d’émotions et de malentendus.

Le projet d’approfondissement des Accords bilatéraux I est quand même stoppé. Contenus dans la Déclaration commune en annexe de l’Accord, les engagements sur l’élargissement de l’institutionnel sont a fortiori remis en cause. Ne s’agit-il pas précisément d’étendre le modèle institutionnel à d’autres accords? Si les Suisses veulent relancer cette voie bilatérale d’intégration, un nouveau projet d’Accord institutionnel sera nécessaire. Il faudra toutefois beaucoup de temps pour convaincre les Européens d’entrer en matière. Seul un projet qui voudrait encore aller plus loin pourrait les intéresser.

Ce qui va peut-être se passer sur le plan politique.

Une période de règlements de compte et de confusion, des tentatives peut-être de rattrapage au Parlement et devant le peuple. Verts libéraux en tête, des voix vont demander que l’Accord institutionnel soit débattu tel quel, puis tranché. Au risque de faire ressortir davantage de lourdes divisions dans les partis gouvernementaux. Le Conseil fédéral pourrait lui-même souhaiter le référendum, de manière que l’échec soit acté sur le plan politique, et qu’il devienne plus légitime et plus aisé de passer à autre chose.

En cas de débat national, les argumentaires tourneraient en rond en se focalisant sans surprise sur la stabilité et les intérêts économiques, comme lors des étapes précédentes de la voie bilatérale (Accords bilatéraux I et II). Il n’est pas acquis à ce stade que le référendum serait un échec pour l’accord institutionnel. Il n’y a pas eu de sondage depuis deux ans. Les Suisse y étaient alors favorables à 60%, mais c’était avant que les positions de la gauche syndicale soient prises au sérieux.

Dans un second temps, le Conseil fédéral et le Parlement devront revoir la politique européenne de la Suisse. L’horizon temps pourrait d’ailleurs s’avérer assez vague. Le référendum sur le Brexit en 2016 avait sensiblement ralenti les processus décisionnels côté suisse. Berne sera maintenant tenté d’attendre d’y voir plus clair sur l’évolution des relations euro-britanniques avant de reconstruire sur le court et le long terme.

Il s’agira surtout d’observer ce qui se passe sur le plan très politique de la recherche subventionnée (2), des échanges d’étudiants, ou des homologations industrielles facilitées, prévues dans l’accord EU-UK (3). Personne ne peut ignorer que cet accord EU-UK fait 1400 pages, alors que l’accord de 1972 EU-CH n’en fait que 15. Affirmer que l’absence d’Accord institutionnel relègue les relations commerciales au niveau de 1972 est absurde. Le Royaume-Uni a d’ailleurs obtenu des facilitations d’homologation dans des domaines simplement qualifiés “d’intérêt mutuel”:  industrie pharmaceutique, chimie, produits organiques, automobile, vins… (4)

Faute d’accord institutionnel, on peut deviner que Bruxelles et les Etats membres sont maintenant disposés à considérer la Suisse sur le même plan que la Grande-Bretagne, sachant tout de même que celle-ci ne donne rien en matière de libre circulation des personnes, de Schengen… ou de transit alpin. Tout deviendrait beaucoup plus simple du point de vue de Bruxelles.

En Suisse, un changement d’orientation dans la politique européenne irait sans doute dans le sens d’un accord global de partenariat. Et non d’intégration législative et de “participation” au marché, la notion “d’accès” étant alors considérée comme suffisante. Un partenariat dit “de nouvelle génération”, plus ou moins inspiré de l’accord EU-Canada (la référence des Britanniques). Une approche de partenariat à la place de l’institutionnel ne remettrait pas forcément en cause les Accords bilatéraux I et II.

Il semble nécessaire également de mettre un nouveau chef à la tête des Affaires étrangères. Une forte personnalité, le DFAE apparaissant comme le département le plus important depuis trois décennies. De préférence alémanique, plus proche de la majorité des Suisses sous l’angle de la politique européenne. Les tandems latin Burkhalter/Rossier et Cassis/Balzaretti n’ont pas réussi à finaliser ce qu’ils ont entrepris. Parce qu’ils ont mal emmanché leur affaire probablement. Le fait que l’Accord institutionnel ait été porté au plus haut niveau par ces Romands et Tessinois a probablement fragilisé ses chances. Pour des raisons évidentes de loyautés, il était peut-être plus facile pour les Alémaniques de renier ce long travail. 

Ce qui va peut-être se passer sur le plan économique.

Il y aura probablement beaucoup de bruit, des regrets, des appels à ne pas renoncer, à un plan B vigoureux, etc. Il y aura aussi quelques dégâts minutieusement chroniqués sur le plan des homologations industrielles, seul véritable élément d’accès privilégié au marché européen (avec le transport aérien) (5). Il n’y aura toutefois pas d’effets catastrophiques, comme redoutés en cas de refus lors de chaque étape problématique d’intégration. Le marché suisse des actions n’a pas sur-réagi vendredi à la nouvelle de l’échec des négociations. Les entreprises ont, dans leur grande diversité, des capacités d’adaptation considérables. Elle l’ont abondamment démontré dans un passé récent. 90% des homologations dans les technologies médicales ont lieu aujourd’hui directement en Europe, en passant par des agences privées. Les procédures sont en général plus rapides et moins coûteuses (6). Les petites entreprises elles-mêmes savent s’organiser, individuellement ou collectivement.

Des investissements iront peut-être vers l’UE plutôt que vers la Suisse. Des emplois vont probablement disparaître ou ne plus être créés, mais dans des proportions qui n’apparaîtront pratiquement pas dans les chiffres macroéconomiques. Le Parti populaire (UDC) est d’ailleurs à l’aise sur ce terrain: selon la doctrine officielle en Suisse, l’immigration est une variable d’ajustement du marché de l’emploi. Moins d’emplois devrait donc signifier moins d’immigration européenne.

Dans le domaine financier, accord institutionnel ou pas, l’UE n’a jamais manifesté son intention d’accorder l’équivalence des services à la Suisse (ni à la City). Dans celui de la recherche subventionnée, l’Accord n’est plus l’élément déterminant que la libre circulation des personnes a été à l’époque du programme européen Horizon 2020. Une éventuelle association complète de la Suisse au programme Horizon 2027 est aujourd’hui considérée à Bruxelles sur le même plan qu’avec le Royaume-Uni et Israël. Ce n’aurait pas été différent avec l’Accord institutionnel (7).  

L’incertitude économique ne va pas disparaître. Elle n’a en fait jamais disparu. La voie bilatérale d’intégration complète, par étapes, qui rendent chaque fois les étapes suivantes indispensables, est aussi source d’incertitudes continuelles. Ratifié, l’accord aurait ouvert un champ conflictuel nouveau, sur la question de l’élargissement de l’institutionnel, avec des difficultés d’acceptation et de nouvelles tensions.

Recentrage de la politique de souveraineté sur l’électricité

Dans cette nouvelle configuration de statu quo, le projet d’Accord sur l’électricité devient de toute évidence un enjeu crucial pour la Suisse. N’est-il pas vital qu’un petit pays enclavé puisse au moins obtenir des garanties d’approvisionnement en énergie ? Sans devoir attendre sans fin que l’UE, qui instrumentalise cette menace, ait obtenu tout ce qu’elle voulait avant d’entrer en matière?

Cette sécurité de première nécessité ne relève pas seulement de la politique européenne de la Suisse. Il s’agit aussi d’un droit en quelque sorte naturel, facilement défendable dans le cadre des Nations Unies par exemple. L’approvisionnement en électricité d’hiver, en échange d’électricité suisse en été, est opéré aujourd’hui à flux très tendus, avec des risques continuels de black out. Une proposition suisse légitime et réaliste sur l’énergie, sans libéralisation radicale du marché suisse de l’électricité – le projet serait sinon voué à l’échec – pourrait relancer les relations sur une base sensiblement différente.  

Les Suisses ne devraient-ils pas placer cette exigence de sécurité énergétique avant tout autre nouvelle discussion sectorielle ou institutionnelle ? Et avant toute autre concession dans d’autres domaines ? En faisant valoir encore une fois les contreparties accordées à l’avance: la libre circulation, qui a été plébiscitée, les transversales alpines, beaucoup de bonne volonté dans Schengen/Dublin, l’adoption unilatérale du principe du Cassis de Dijon, ou encore le libre accès à sens unique des produits financiers européens en Suisse.

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(1) https://blogs.letemps.ch/francois-schaller/2019/09/13/genealogie-de-la-voie-bilaterale/

(2) https://blogs.letemps.ch/francois-schaller/2020/04/28/acces-au-marche-europeen-4-ce-que-vaut-laccord-sur-la-recherche/

(3) https://blogs.letemps.ch/francois-schaller/2020/02/02/acces-au-marche-europeen-3-les-derisoires-privileges-de-larm/

(4) https://blogs.letemps.ch/francois-schaller/2020/12/28/brexit-deal-lourde-humiliation-pour-les-suisses/

(5) https://blogs.letemps.ch/francois-schaller/2020/01/13/ce-que-veut-dire-acces-au-marche-europeen-1-une-voie-royale-vers-le-marche-suisse/

(6) https://blogs.letemps.ch/francois-schaller/2021/02/28/swiss-medtech-exportations-ok-importations-danger/

(7) https://blogs.letemps.ch/francois-schaller/2021/03/30/alleingang-dans-la-recherche-lallemagne-fait-de-la-resistance/

 

Crypto AG, psychodrame et tragi-comédie de la suissitude.

Le vibro-soufflé étant un peu retombé, le moment semble venu de prendre quelques centimètres de recul par rapport au grand accès de suissitude qui vient de se produire sous nos yeux ébahis. Suissitude par analogie avec négritude : pas grand-chose à voir avec la suissité au sens d’italianité ou de swissness. La suissitude, c’est le blues d’être suisse.

C’est le malheur d’appartenir à une communauté nationale qui aurait les moyens d’être en tous points exemplaire sur le plan moral, et qui n’y parvient jamais. Les autres n’y arrivent pas non plus, mais ils ont des excuses. La Suisse n’en a aucune. Ce désenchantement perpétuel est une réelle souffrance pour beaucoup de gens.

Aux Etats-Unis, l’affaire Crypto n’a pas suscité le dix millième de ce qu’elle a soulevé en Suisse. En Allemagne non plus, alors qu’il s’agissait du coeur de cible de cette opération de fuitage. La chose a surtout été traitée comme une bonne histoire d’espionnage qui se finit comme une histoire d’espionnage : trois ans après que Crypto AG a été démantelé à Zoug, un mystérieux paquet de documents de la CIA surgit sur l’écran d’un journaliste allemand. On ne va tout de même pas en déduire qu’il y a des préoccupations de transparence et de vérité du côté de la CIA. On apprend aussi que l’une des pièces à conviction est agrémentée d’un commentaire d’époque à propos des bidouillages américains sur les crypteurs de Crypto : «Le coup du siècle en matière d’espionnage». Ah. Si ce sont des agents de la CIA qui le disent.

Il n’est pourtant pas facile de croire une seconde que les services de renseignement des quelque 130 Etats clients de Crypto AG, c’est-à-dire l’espionnage et le contre-espionnage, ne se doutaient pas en long et en large que ces machines à encoder n’étaient pas fiables par rapport aux Etats-Unis. Les médias nous ont rappelé que des rumeurs circulaient déjà dans les années 1970. Alors si des services spéciaux se sont fait abuser, ce ne devait probablement pas être de bons services spéciaux. On espère en tout cas que le renseignement suisse savait.

Tout le monde savait. Et alors?

Interrogé, le régime autoritaire malaisien précise aujourd’hui qu’il savait, mais qu’il avait remédié à cet inconvénient en ajoutant ses propres spécifications techniques dans l’encryptage. Aux mains d’une junte militaire notoirement incompétente, l’Argentine s’était bien rendue compte au moment de la guerre des Falklands de 1982 que ses messages codés se retrouvaient aux mains de l’ennemi. Le régime parlementaire qui s’est mis en place après la défaite n’en a pas moins continué d’acquérir des Crypto. Tout ce qui requiert d’être crypté dans le monde n’intéresse pas forcément les Américains.

Devenu méfiant, l’Iran des Ayatollahs incarcère un commercial de Crypto en 1992 (Hans Bühler). Il est relâché neuf mois plus tard en échange d’une rançon (le terme correct pour « caution » en l’occurrence). Le fait que la Suisse des bons offices assurait déjà les liaisons diplomatiques entre l’Iran et les Etats-Unis n’a apparemment pas compté dans cette minable affaire. La Suisse jouait d’ailleurs le même rôle entre l’Argentine et le Royaume-Uni à l’époque des Falklands. Personne ne se souvient que les agissements de la CIA avec Crypto AG à Zoug aient eu une quelconque influence sur la politique suisse des bons offices.

Quel rapport au juste avec la neutralité?

Dans son récent et long article sur l’affaire, le Washington Post n’a pas évoqué une seule fois la neutralité suisse. Quel rapport en effet ? La neutralité n’est-elle pas, pour la Suisse, le simple devoir de se défendre sans appartenir formellement à une alliance militaire ? En échange du droit à revendiquer son indépendance ?

Les seuls adversaires de la neutralité sont aujourd’hui celles et ceux qui aimeraient que la Suisse adhère formellement à l’OTAN, ou à une Europe de la défense. Ils ne sont pas nombreux. Etre plus ou moins anti-américain par exemple, ou collaborer avec l’OTAN plutôt qu’avec la Russie, c’est une importante question de politique étrangère et de défense des intérêts nationaux. Ce genre de précaution n’a toutefois pas grand-chose à voir avec la neutralité au sens du droit international .

Il se trouve néanmoins que la neutralité a un historique qui a composé au fil des décennies une solide image de la Suisse dans le monde. En un sens beaucoup plus général cette fois. La Suisse est perçue comme plutôt neutre et indépendante dans la confrontation continuelle des grandes puissances. Ce n’est certainement pas l’affaire Crypto qui va ébranler cet indécrottable cliché. Comme tous les topiques de ce genre, ils prospèrent dans la résilience. Plus ils sont malmenés, plus ils s’épaississent.

L’affaire Crypto neutre pour l’image 

La disparition chaotique du secret bancaire fiscal n’a pas non plus sonné la fin de la perception de la Suisse comme haut lieu de discrétion et de confidentialité financières. La Suisse est restée le pays du secret bancaire dans l’imaginaire collectif. De nombreuses institutions suisses, ou étrangères en Suisse, continuent d’instrumentaliser cette image avec plus ou moins de bonheur.

Il en est de même de la neutralité au sens imagé. Des entreprises de différents secteurs la font valoir de différentes manières. Même lorsqu’elles sont actives dans des domaines civils et privés. On l’a vu récemment avec l’implantation du projet Libra à Genève, qui a tant agacé Washington et Bruxelles. L’affaire Crypto, qui n’est qu’un tout petit scandale en dehors de Suisse, ne va certainement pas pénaliser la Crypto Valley qui s’est développée à Zoug sur les ruines de Crypto AG. Au contraire. Toute l’attention supplémentaire portée à ce cluster le renforce en tant que cluster. Ce qu’on en dit est assez secondaire.

Même dans ses usages publics et de défense, la cryptologie a peu d’affinités avec les problématiques de neutralité. Elle en a surtout avec le fait que la Suisse est une plateforme d’espionnage et de contre-espionnage depuis bientôt un siècle. Le dernier témoignage en date est celui d’Edward Snowden dans ses mémoires. Il ne parle guère non plus de neutralité.

Personne n’évoque d’ailleurs de quelconques problèmes de neutralité lorsque le groupe Kudelski, basé à Cheseaux-sur-Lausanne, transfère sa direction et d’importants effectifs à Phoenix, Arizona. Où se trouve une autre concentration d’entreprises actives dans la cryptologie. A proximité des bases militaires américaines les plus concernées par ces technologies.

Neutralité morale et identitaire

En Suisse, la neutralité a toutefois acquis avec le temps une dimension morale et identitaire profonde et très dominante. C’est un thème hypersensible de politique intérieure. Avec une continuité remontant au XIXe siècle: la neutralité recommande en général de ne pas se mêler des politiques de puissance, sauf pour en alléger les douleurs inhérentes, induites ou collatérales.

Les adversaires de la neutralité n’y voient au contraire qu’intérêt et hypocrisie. Ils ne cessent de pointer les entorses à une neutralité largement fantasmée et caricaturée, pour mieux montrer qu’elle n’a en réalité aucun sens. La neutralité est devenue à leurs yeux l’emblème de ces Suisses qui se croient supérieurs. Qui ne veulent pas s’aligner, ni faire tout bien comme les autres. Un épisode comme Crypto AG ne pouvait que soulever des volcans d’indignation et de déception sincère. On a même vu à cette occasion des contempteurs patentés de la neutralité s’étrangler publiquement de sa pureté perdue.

La lave va probablement refroidir assez vite, mais il en restera de belles taches bien noires. « Crypto AG blues » prendra place ensuite parmi les grands standards de la suissitude : « Enfants placés blues », « Secret bancaire blues », « fonds en déshérence blues », « Fiches blues », « Loge P26 blues », « L’armée tire sur la foule en 1932 à Genève blues », etc. Dans un registre assez différent, les Belges ont également leur répertoire de belgitude. Jacques Brel, qui passe pour l’inventeur du terme, en fut aussi l’un des grands interprètes. En moins drôle que Vesoul et Jacky malheureusement.

25 bonnes raisons de dire OUI le 17 mai prochain

(Deutscher Text: siehe unten)                                                

(English Version: see below)

Pour en finir avec le libre accès des Européens au marché suisse de travail (libre circulation des personnes). Pour dissoudre le parallélisme des Accords bilatéraux I (clause guillotine). Pour quitter la voie bilatérale vers l’intégration. Pour obtenir une normalisation et nouvelle stabilité durable dans les relations avec l’Union Européenne. Sur le plan économique, mais pas seulement.

Par rapport à la libre circulation des personnes elle-même

Sans libre circulation des personnes, la Suisse garderait toute liberté d’accueillir toutes les compétences, main d’oeuvre et talents européens dont elle a besoin. Frontaliers ou futurs résidents. Actifs dans l’économie, la santé, la formation, le social, etc.

La Suisse reprendrait simplement le contrôle de sa politique migratoire.

Elle aurait toute liberté de mettre sur pied un système efficace et peu bureaucratique de régulation de l’immigration européenne en Suisse. Les modèles performants de régulation ne manquent pas dans le monde développé.

Sur les vingt pays les plus compétitifs du monde (WEF), dix ne sont pas européens et ont une politique migratoire autonome. Dont les trois premiers. Avec la Suisse, il y en aurait onze.

Les complications et coûts administratifs supplémentaires seraient dérisoires pour les entreprises et institutions par rapport à leur masse salariale.

La Suisse mettrait fin à la préférence européenne sur son marché du travail par rapport aux ressortissants du reste du monde.

Les non-Européens, réfugiés en Suisse par exemple, cesseraient d’être discriminés sur le marché suisse du travail par rapport aux Européens (alors que la Suisse investit intensément dans leur formation et leur intégration).  

L’immigration globale étant de tout manière limitée en Suisse (comme en Europe et ailleurs), l’économie suisse aurait plus de facilité à recruter des spécialistes et cadres non européens pour accompagner son important commerce dans le monde (plus de 50% des exportations sont extra-européennes). Il en serait de même des hautes écoles et de la recherche.

La diversité des nationalités dans les entreprises et institutions pourrait augmenter. Avec une meilleure réceptivité par rapport à la culture du travail en Suisse.

La réintroduction de l’ancien permis de saisonnier (légitimement honnis par la gauche) ne serait nullement nécessaire. Il existe d’ailleurs un permis de travail de courte durée (permis L) dans le cadre de la libre circulation. Il pourrait être maintenu (ou pas).

Réciprocité :

– Le solde migratoire annuel moyen (immigration nette) est de 48 000 nouveaux Européens en Suisse depuis 2007 (début de la libre circulation). Soit la population cumulée de Nyon, Gland et Morges.

(Immigration moyenne nette extra-européenne : 21 000, soit la population de Vevey. L’immigration nette moyenne totale équivaut à de nouvelles villes de la Chaux-de-Fonds plus Neuchâtel chaque année).

– L’immigration européenne et le travail frontalier resteraient relativement importants sans libre circulation, et avec régulation migratoire autonome.

– En revanche, les Suisses non binationaux ne sont actuellement que quelques centaines à demander et recevoir un permis de travail chaque année en Europe. Pour des raisons évidentes d’écarts salariaux.

– Tenant compte de cet immense déséquilibre, la Suisse pourrait demander des facilités d’accès au marché du travail européen pour ses ressortissants non binationaux (qui souhaitent quand même travailler en Europe).

Le principe de libre circulation des personnes est un archaïsme qui met le marché du travail sur le même plan que les marchés de capitaux, de marchandises et de services. A l’échelle des Etats et de leur politique économique, le travail et les salaires ne sont pas de simples facteurs de production. Ils représentent au contraire la finalité de l’économie.

Par rapport aux Accord bilatéraux I

La Suisse commencerait par demander aux Européens l’annulation de la clause juridique (guillotine) invalidant les six autres Accords bilatéraux I. Pour qu’ils restent au contraire valides individuellement. Argument : trois accords bénéficient presque exclusivement aux Européens, deux sont très déséquilibrés en faveur de l’UE (reconnaissance mutuelle des normes techniques et agriculture). Seul le dernier est plus ou moins équilibré (recherche).

En cas de refus, la Suisse négocierait avec l’UE une période transitoire de validité (comme Bruxelles l’a fait avec Londres), pendant laquelle les deux parties discuteraient de l’avenir des Accords bilatéraux I sans libre circulation ni clause guillotine.

Si l’Union Européenne exerçait des représailles et menaçait d’ouvrir une guerre commerciale contre la Suisse (en invalidant les Accords bilatéraux I ou autres), l’administration fédérale pourrait programmer des obstacles renchérissant les importations de véhicules à moteur européens (valeur 15 milliards de francs en 2019). Les plus polluants en particulier.

Dans le pire des cas, sans accords bilatéraux I, les surcoûts administratifs et manques à gagner pour les entreprises suisses ne représenteraient pas 0.5% des exportations en valeur vers l’Europe (lire les articles précédents). Des allégements administratifs pourraient être consentis en contrepartie par la Confédération et les cantons dans d’autres domaines.

La Suisse continuerait d’être associée aux programmes européens de recherche (comme d’autres Etats tiers). Seule la possibilité de coordonner elle-même de grands projets lui serait refusée.  

Par rapport à la voie bilatérale vers l’intégration

La fin du libre accès des Européens au marché suisse du travail équivaudrait à la fin de la voie bilatérale vers l’intégration. Les fonctionnaires européens l’envisagent d’ailleurs eux-mêmes depuis juin 2016 (Brexit), et le retrait officiel de la demande d’adhésion de la Suisse à l’UE un mois plus tard.

Le dossier suisse à Bruxelles cesserait dès lors de relever de la Politique européenne d’élargissement, et passerait dans la Politique européenne de voisinage (PEV, commissaire Oliver Varhelyi).

Après une période de turbulences (surtout verbales), les relations entre la Suisse, l’Union Européenne et ses Etats-membres seraient clarifiées et apaisées. La Suisse ne pourrait plus être soupçonnée continuellement d’abus et de double jeu (dedans et dehors, « le beurre et l’argent du beurre », etc).

L’économie suisse obtiendrait ce qu’elle recherche : la stabilisation des relations avec l’UE. Il s’agirait de partenariat commercial et de voisinage entre Etats, d’accès partiels et réciproques aux marchés. Et non plus de « participation » progressive au marché unique européen basée sur la libre circulation, incluant en particulier le droit du travail.

En maintenant la libre circulation des personnes, considérée en Europe comme « constitutive de la citoyenneté européenne » (Emmanuel Macron), l’économie suisse n’aura jamais la stabilité, la sécurité ni la visibilité dont elle a besoin. Elle ne l’a plus d’ailleurs depuis quinze ans (début des discussions sur une nouvelle étape institutionnelle).

Sans libre circulation des personnes, la Suisse se retrouverait sur le même plan que le Royaume-Uni, avec les accords de Schengen/Dublin en plus (pas remis en question). Et des accords de voisinage forcément différents (pêche, transports, frontières, etc.)

Les références de la Suisse dans les discussions avec l’UE deviendraient :

1) l’Accord économique et commercial global (AECG) de l’UE avec le Canada, appliqué provisoirement à 90% depuis 2017 (en attendant une ratification complète des 28 Etats membres). Equivalent aux Bilatérales I sur le plan de la reconnaissance mutuelle des normes techniques dans les domaines-clés des machines et technologies médicales (entre autres).

2) le Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement avec les Etats-Unis (TTIP). Très innovant, finalisé, mais suspendu pour cause d’oppositions en Europe à la notion de sécurité des investissements et à l’agriculture (en France surtout). Egalement équivalent aux Bilatérales I sur le plan de la reconnaissance mutuelle des normes techniques dans les machines et technologies médicales (entre autres).

Par rapport au timing

Mettre fin au libre accès des Européens au marché suisse du travail (libre circulation) et à la voie bilatérale vers l’intégration ? Saisir cette occasion le 17 mai prochain permettra de simplifier et clarifier rapidement les relations ambiguës, confuses et chroniquement conflictuelles avec l’Union Européenne.

La Suisse n’étant plus candidate à l’adhésion à l’UE, la voie bilatérale n’a d’ailleurs plus aucun sens.

L’économie suisse est pour sa part toujours aussi incapable d’argumenter précisément et concrètement sur les avantages d’une voie bilatérale qui ne lui apporte rien de consistant, et ne cesse de générer des troubles.

Si ce n’est pas le 17 mai prochain, ce sera plus tard. Et plus tard ce sera, plus compliquée et douloureuse s’avérera l’opération de rééquilibrage et de normalisation des relations Suisse-UE.

(English Version: see below)

Zur Abstimmung über die SVP-«Begrenzungsinitiative» vom 17. Mai 2020

25 gute Gründe, am 17. Mai «ja» zu sagen

 Um endlich mit dem freien Zugang der EU-Bürger zum Schweizer Arbeitsmarkt («Personenfreizügigkeit») Schluss zu machen. Um mit dem Parallelismus («Guillotine-Klausel») der bilateralen Verträge aufzuräumen. Um den bilateralen Weg zur Integration zu verlassen. Um eine Normalisierung und eine neue Stabilität in den Beziehungen zur Europäischen Union (EU) herzustellen. Auf wirtschaftlichem Gebiet – aber nicht nur.

Im Hinblick auf die Personenfreizügigkeit

Ohne Personenfreizügigkeit wäre die Schweiz gänzlich frei, die benötigten Kompetenzen, Arbeitskräfte und Talente aus Europa aufzunehmen. Seien dies Grenzgänger, künftige Niedergelassene, Aktive in der Wirtschaft, im Gesundheits- oder Bildungssystem, im sozialen Bereich, usw.

Die Schweiz würde ganz einfach ihre Kontrolle im Migrationsbereich zurückgewinnen.

Sie hätte wieder völlige Freiheit, um ein effizientes und wenig bürokratisches System zur Regulierung der Immigration aus der EU auf die Beine zu stellen. Entsprechende Modelle gibt es in den entwickelten Ländern zur Genüge.

Von den zwanzig wettbewerbstärksten Ländern der Welt liegen aufgrund einer WEF-Studie zehn in Europa und verfügen über eine autonome Migrationspolitik. Mit der Schweiz wären sie elf.

Die Komplikationen und zusätzlichen administrativen Kosten für die Unternehmen und Institutionen wären, gemessen an deren Lohnmasse, sehr bescheiden.

Die Schweiz würde auf ihrem Arbeitsmarkt der Bevorteilung der EU-Bürger gegenüber den Menschen aus anderen Ländern ein Ende bereiten.

Die Nicht-Europäer, beispielsweise die Flüchtlinge, für deren Ausbildung und Integration viel Geld investiert wird, würden auf dem Schweizer Arbeitsmarkt nicht mehr gegenüber den Europäern diskriminiert.

Da die gesamte Immigration in der Schweiz (wie im übrigen Europa und anderswo auch) limitiert ist, hätte es die schweizerische Wirtschaft ohne Personenfreizügigkeit leichter, die benötigten nicht-europäischen Spezialisten und Kaderleute zu rekrutieren, um ihre Exportwirtschaft zu unterstützen (mehr als 50 Prozent der Schweizer Exporte gehen nicht in die EU). Das gleiche gälte für die Hochschulen und Forschungsinstitute.

Die nationale Vielfalt in den Unternehmen und Institutionen könnte zunehmen, was der Schweiz und ihrem Arbeitsmarkt zugutekäme.

Die Wiedereinführung des alten Saisonnierstatuts, das zu Recht von der Linken angeprangert wurde, wäre unnötig. Denn im Rahmen des Personenfreizügigkeitsregimes gibt es Arbeitsbewilligungen für eine kurze Dauer (Bewilligung L). Diese könnten allenfalls beibehalten werden, oder auch nicht.

Zur Gegenseitigkeit:

Das durchschnittliche jährliche Wanderungssaldo (Netto-Immigration) beträgt seit 2007 (Einführung der Personenfreizügigkeit) 48’000 zusätzliche EU-Bürger. Dies entspricht der kumulierten Bevölkerung der Waadtländer Städte Nyon, Gland und Morges.

(Die durchschnittliche Netto-Immigration aus nicht EU-Ländern beläuft sich auf 21’000 Personen, was der Bevölkerung von Vevey entspricht. Die kumulierte Netto-Immigration (EU plus nicht-EU) entspricht pro Jahr der Bevölkerung von La-Chaux-de-Fonds plus Neuenburg.)

Auch ohne Personenfreizügigkeit blieben die Immigration und der Grenzgängerverkehr aus der EU relativ stark.

Die Zahl der Schweizer, die nicht über eine doppelte Staatsbürgerschaft verfügen und in den EU-Ländern eine Arbeitsbewilligung beantragen und bekommen, beschränkt sich auf einige Hunderte. Der Grund liegt natürlich bei den grossen Unterschieden im Lohnniveau.

Angesichts dieses grossen Ungleichgewichts könnte die Schweiz für seine Bürger, die keine doppelte Staatsbürgerschaft haben und dennoch in der EU arbeiten möchten, einen erleichterten Zugang zum EU-Arbeitsmarkt fordern.

Das Prinzip der Personenfreizügigkeit ist archaisch, denn es behandelt den Arbeitsmarkt genau gleich wie den Kapitalmarkt, den Warenverkehr und die Dienstleistungen. Die Arbeit und die Löhne dürfen auf der Ebene der Staaten und ihrer Wirtschaftspolitik nicht einfach als Produktionsfaktoren behandelt werden, sondern sie sind die Finalität der Wirtschaft.

Im Hinblick auf die Bilateralen Verträge I

 Die Schweiz würde zuerst von der EU die Annullierung der juristischen Klausel (Guillotine-Klausel) verlangen, aufgrund derer die sechs Bilateralen Verträge I automatisch ausser Kraft gesetzt werden, damit diese einzeln ihre Gültigkeit behalten. Argument: Drei dieser Verträge nutzen fast ausschliesslich der EU, zwei sind unausgewogen zugunsten der EU (Anerkennung der technischen Normen und Landwirtschaft). Nur der letzte ist mehr oder weniger ausgewogen (Forschung).

Sollte die EU ablehnen, würde die Schweiz mit der EU – wie es Brüssel mit London gemacht hat – eine Übergangsfrist aushandeln. In der Übergangszeit würden die Verträge weiter gelten und gleichzeitig könnte über die Zukunft der Bilateralen Verträge I ohne Personenfreizügigkeit und Guillotine-Klausel verhandelt werden.

Falls die EU Vergeltungsmassnahmen beschliesst und mit einem Handelskrieg gegen die Schweiz droht (etwa indem sie die Bilateralen Verträge I oder andere ausser Kraft setzt), könnte die Bundesverwaltung Massnahmen ausarbeiten, mit denen die EU-Autoimporte, vor allem die für die Umwelt besonders belastenden Modelle, massiv verteuert würden (Gesamtwert 2019: 15 Milliarden Franken).

Im schlimmsten Fall, bei Wegfall der Bilateralen Verträge I, würden die administrativen Zusatzkosten und die Einkommensverluste für die Schweizer Unternehmen nicht einmal 0,5% des gesamten Exporte in die EU-Länder erreichen (vgl. hierzu die früheren Artikel). Die Eidgenossenschaft und die Kantone könnten als Kompensation administrative Erleichterungen in anderen Bereichen gewähren.

Die Schweiz würde auch weiterhin an den europäischen Forschungsprogrammen beteiligt werden, wie andere Drittländer auch. Wegfallen würde allein die Möglichkeit, selbst grosse europäische Programme zu koordinieren.

Bezüglich dem bilateralen Weg zur Integration

 Die Abschaffung des freien Zugangs der EU-Bürger zum Schweizer Arbeitsmarkt würde auch den bilateralen Weg zur Integration beenden. Die EU-Beamten rechnen übrigens seit Juni 2016 (Brexit) damit, und der offizielle Rückzug des Schweizer Beitrittsgesuchs einen Monat später geht ebenfalls in diese Richtung.

Das Schweizer Dossier in Brüssel würde demnach nicht mehr in den Bereich der europäischen Erweiterungspolitik fallen, sondern in jenen der europäischen Nachbarschaftspolitik (EU-Kommissar Oliver Varhelyi).

Nach einer von (verbalen) Turbulenzen gekennzeichneten Periode würden die Beziehungen zwischen der Schweiz und der EU sowie deren Mitgliedländern geklärt und befriedet. Die Schweiz würde nicht mehr permanent verdächtigt werden, ein Doppelspiel zu betreiben und Rosinen zu picken.

Die Schweizer Wirtschaft würde bekommen, was sie braucht: die Stabilisierung der Beziehungen zwischen der Schweiz und der EU. Diese würden zu einer wirtschaftlichen Partnerschaft zwischen Nachbarn, mit teilweise und gegenseitigem Marktzugang. Es wäre Schluss mit der progressiven und auf Freizügigkeit basierenden Beteiligung am einheitlichen EU-Markt inklusive Arbeitsrecht.

Mit dem Festhalten an der Personenfreizügigkeit, die in der EU als «konstituierendes Element der EU-Bürgerschaft» betrachtet wird (Emmanuel Macron), wird die Schweizer Wirtschaft nie die Stabilität, Sicherheit und Sichtbarkeit erreichen, die sie benötigt. Seit fünfzehn Jahren, seit dem Beginn der Diskussionen über eine neue institutionelle Annäherung, hat sie sie nicht mehr.

Ohne Personenfreizügigkeit würde sich die Schweiz in einer ähnlichen Situation befinden wie Grossbritannien; hinzu käme allerdings das Schengen/Dublin-Abkommen, das nicht in Frage gestellt wird. Und natürlich mit unterschiedlichen Nachbarschaftsverträgen (Fischerei, Verkehr, Grenzen usw.).

Der Referenzrahmen für die Diskussionen der Schweiz mit der EU wäre:

(1) Das Umfassende Wirtschafts- und Handelsabkommen der EU-Kanada (CETA), das seit 2017 provisorisch zu 90% zur Anwendung kommt (bis zur Ratifizierung durch alle 28 EU-Länder). Es entspricht den Bilateralen Verträgen I im Bereich der gegenseitigen Anerkennung der technischen Normen, u.a. in den Schlüsselbereichen Maschinenindustrie und Medizinaltechnik.

(2) Das Transatlantische Freihandelsabkommen (offiziell: Handels- und Investitions-Partnerschaft) mit den Vereinigten Staaten (TTIP). Es ist sehr innovativ und ausdiskutiert, aber suspendiert wegen der Widerstände in den EU-Staaten, vor allem in Frankreich, wobei Bedenken bezüglich der Investitionssicherheit und der Landwirtschaft im Vordergrund stehen. Es entspricht ebenfalls den Bilateralen Verträgen I im Bereich der gegenseitigen Anerkennung der technischen Normen, u.a. in den Schlüsselbereichen Maschinenindustrie und Medizinaltechnik.

Hinsichtlich des Timing

Dem freien Zugang der EU-Bürger zum Schweizer Arbeitsmarkt (Personenfreizügigkeit) und dem bilateralen Weg zur Integration ein Ende setzen? Die Abstimmung vom 17. Mai 2020 gibt den Stimmbürgern die Gelegenheit dazu. Eine Annahme der Volksinitiative würde die ambivalenten, konfusen und permanent konfliktträchtigen Beziehungen der Schweiz zur EU rasch vereinfachen und klären.

Nachdem die Schweiz nicht mehr Kandidatin für einen EU-Beitritt ist, hat der bilaterale Weg ohnehin keinen Sinn mehr.

Die Schweizer Wirtschaft ist nach wie vor unfähig, klar zu argumentieren und konkret die Vorteile des bilateralen Wegs zu belegen. Dieser bringt ihr in Wirklichkeit keine realen Vorteile, sondern schafft nur Turbulenzen.

Wenn der bilaterale Weg nicht am 17. Mai 2020 verlassen wird, dann später. Aber je später dies eintritt, desto komplizierter und schmerzhafter wird die Normalisierung der Beziehungen zwischen der Schweiz und der EU und die Herstellung eines neuen Gleichgewichts ausfallen.

 

Popular Initiative Opposing Free Access for Europeans
to the Swiss Labor Market (AFMP)

25 Good Reasons to Say YES on May 17

End the free access for Europeans to the Swiss labor market (the Agreement on the Free Movement of Persons or AFMP). Stop the parallelism of the Bilateral Agreements I (“guillotine clause”). Abandon Switzerland’s “bilateral way” towards integration. Achieve normalization and a new, lasting stability in our relations with the European Union. Economics is important here, but it is not the only factor.

On the Free Movement of Persons

Without the free movement of persons, Switzerland would retain the freedom to welcome workers who have the skills and talent the country needs, whether as residents of border areas, as future residents of Switzerland, or as actors working in finance, health care, education, social services, and so on.

Switzerland would simply take its own immigration policy in hand.

The country would be completely free to set up an effective, bureaucratically streamlined system to regulate European immigration into Switzerland. The developed world has many examples of high-performing regulatory models.

Of the twenty most competitive countries in the world, as identified by the World Economic Forum, ten are not European and have an autonomous immigration policy. This includes the top three. If Switzerland were added, that would become eleven.

For companies and other institutions, the complications and supplementary administrative costs would be negligible in relation to their total payroll.

Switzerland would be able to put an end to the preference in its labor market for Europeans over citizens of the rest of the world.

For example, non-European refugees in Switzerland (whose training and integration are supported by significant investment by the country) would no longer face discrimination in the Swiss labor market in regard to Europeans.  

Since limits have been set on global immigration to Switzerland (as they have been in Europe and elsewhere), the Swiss economy would have less trouble in recruiting non-European specialists and executives to support its substantial business dealings with the world (more than 50% of Swiss exports are not European). This would also apply to universities and to research.

This could lead to a greater diversity of nationalities in companies and institutions, and to a greater openness in the culture of the Swiss workplace.

There would be no need whatsoever to return to the old system of seasonal work permits (which is legitimately despised by the left). Further, the current free movement framework already includes a short-term work permit (the L permit), and this could be maintained (or not).

Reciprocity:

– Since 2007 (when free movement began), there has been an average migration (net immigration) of 48,000 Europeans to Switzerland per year. This is equivalent to the combined populations of Nyon, Gland, and Morges.

(Average net immigration of non-Europeans: 21,000, or the population of Vevey. The total average net immigration equals the population of the cities of La Chaux-de-Fonds plus Neuchâtel each year.)

– European immigration and frontier work would remain relatively significant without free movement and with autonomous regulation of migration.

– By contrast, each year, only a few hundred Swiss citizens without dual nationality request and receive permits to work in Europe, something that can clearly be attributed to wage gaps.

– To respond to this enormous imbalance, Switzerland could request that its citizens without dual nationality (who nevertheless do want to work in Europe) receive facilitated access to the European labor market.

As a principle, the free movement of persons is archaic. It places the labor market on the same level as the capital, commodity, and service markets. For states and their economic policies, labor and salaries are not mere factors of production. Instead, they represent the very purpose of the economy.

On the Bilateral Agreements I

Switzerland could begin by asking the Europeans to annul the legal (guillotine) clause, thereby invalidating the other six Bilateral Agreements I, which would then need to be approved individually. Our case: three of these agreements are almost exclusively beneficial to Europeans, and two others (“Technical obstacles to trade” and “Agriculture”) are highly skewed in favor of the European Union. The remaining agreement (“Research”) is relatively balanced.

If refused, Switzerland could negotiate with the EU (as Brussels did with London) for a transition period during which the Bilateral Agreements I would remain in effect and the two parties could discuss a path forward, one that would not include either free movement or a guillotine clause.

If the European Union were to retaliate and threaten to start a trade war with Switzerland (by nullifying Bilateral I or other agreements), the federal administration could set up obstacles by raising import duties on European motor vehicles (a market worth 15 billion Swiss francs in 2019), targeting, in particular, the least environmentally friendly models.

In the worst-case scenario, without the Bilateral Agreements I, the administrative costs and loss of earnings for Swiss companies would not reach 0.5% of the value of total exports to Europe (see previous articles). In return, the Confederation and the cantons could provide tax or other administrative relief to affected companies.

Switzerland would continue to be associated with European research programs (like other non-member countries). The country would only forfeit the possibility of coordinating major projects itself.  

On Switzerland’s Bilateral Way

Ending the free access for Europeans to the Swiss labor market would amount to ending the country’s bilateral way towards integration in the EU. EU officials have been considering this themselves since the Brexit referendum in June 2016 and Switzerland’s official withdrawal of its application for EU membership one month later.

It would mean that Brussels’ Swiss dossier would no longer fall under the European Enlargement Policy and would instead be handled by the European Neighborhood Policy (ENP, overseen by Commissioner Olivér Várhelyi).

After a turbulent period (particularly of verbal clashes), relations between Switzerland, the European Union, and its member states would be clarified and tensions would be eased. Switzerland could no longer be continually suspected of abuse and double-dealing (being both inside and outside, “having its cake and eating it too,” and so on.).

The Swiss economy would get what it is looking for: stable relations with the EU. In other words, there would be trade partnerships among neighbor countries, with partial and reciprocal access to their respective markets, rather than a progressive “participation” in the EU Single Market; the latter is based on free movement, which includes, notably, employment rights and regulations.

If the free movement of persons, which Europeans hold to be “constitutive of European citizenship” (Emmanuel Macron), is maintained, the Swiss economy will never achieve the stability, security, and visibility that it needs. It has not had these for the last fifteen years (since the beginning of discussions for a new institutional phase).

Once free of the free movement of persons, Switzerland would be on the same level as the United Kingdom, but with the addition of the Schengen and Dublin agreements (which would not be challenged). Its agreements with neighboring countries (concerning fishing, transportation, border management, and so on) would necessarily be different.

Switzerland’s reference points in discussions with the EU would become as follows:

1) the Comprehensive Economic and Trade Agreement (CETA) between the EU and Canada, 90% of which has been provisionally applied since 2017 (while waiting for all 28 member states to approve the final text). This is equivalent to the Bilaterals I as regards mutual recognition of technical standards in key areas such as medical devices and technologies (to name just one).

2) the Transatlantic Trade and Investment Partnership (TTIP) with the United States, an innovative, finalized proposal that has been suspended as a result of European (especially French) opposition to certain investment security and agricultural measures. It too is equivalent to the Bilaterals I as regards mutual recognition of technical standards in key areas such as medical devices and technologies (etc.).

On Timing

Want to put an end to Europeans’ free access to the Swiss labor market (AFMP) and Switzerland’s bilateral way towards integration? Take matters into your own hands on May 17 and vote for a speedy simplification and clarification of our ambiguous, confused, and chronically conflictual relations with the European Union.

Since Switzerland is no longer trying to join the EU, the bilateral way has become a meaningless road to nowhere.

The Swiss economy remains unable to provide a clear and concrete rationale in favor of the bilateral way, which has no substantial benefits and only causes trouble.

If we do not act on May 17, we will have to do so later. The longer we wait, the more complicated and painful it will be for Switzerland to normalize and rebalance our relations with the European Union.

 

La libra creuse sa tombe à Genève

Ou comment l’avantage de cette localisation en dehors des Etats-Unis et de l’Union Européenne est en train de se retourner contre le projet monétaire de Facebook et de ses vingt-sept partenaires. 

Il n’est guère difficile de deviner quels raisonnements ont incité Facebook et ses vingt-sept entreprises partenaires à localiser leur projet de monnaie numérique libra à Genève:

#    meilleure acceptabilité dans le monde que s’il était basé aux Etats-Unis ;

#    ou même dans l’Union Européenne ;

#     sans parler de la Chine ni de l’Asie, plus problématiques du point de vue de la sécurité juridique ;

#    mauvais timing sur Londres (Brexit chaotique) ;

#    gains d’image sur la neutralité, grâce aux organisations internationales et à la Banque de règlements internationaux à  Bâle (BRI, dite communément banque centrale des banques centrales) ;

#    secteur financier et fintech très globalisés en Suisse ;

#    gestion relativement bonne de la crise de 2008 et de ses effets ;

#    régulation bancaire et financière ouverte et reconnue sur le plan  international .

Tout se passe cependant comme si ces pieuses considérations étaient en train de se retourner contre Facebook et Genève. Il semble même ardu de rejeter en bloc un autre fil conducteur possible de ce qui se déroule depuis l’annonce du projet en avril. Le narratif se réfère alors aux politiques de puissance des grands Etats en premier lieu.        

#    Les Etats-Unis ont mal pris le projet de libra dès le début. Comme s’ils ne voyaient pas pourquoi une innovation de cette importance ne serait pas basée sur le territoire américain. En plus, les réactions dans le monde ont aussitôt relevé que la libra pourrait assez vite devenir un concurrent pour le dollar.   

#    Voyant les délégations de dignitaires américains se rendre à Berne depuis la mi-août pour discuter avec les instances locales de régulation (assez flattées sans doute de tant d’attention), le ministre français de l’économie et des finances Bruno le Maire saisit l’occasion d’une conférence de l’OCDE à Paris pour prendre la souveraineté monétaire des Etats en otage (12 septembre) : « Nous ne pouvons pas autoriser le développement du libra sur le sol européen. » On ne peut évidemment s’empêcher de penser que c’eût été un peu différent si la libra avait été basée à Paris (comme l’OCDE).

#    Mise sous pression par la France, l’Allemagne se réveille à son tour, mais pour calmer le jeu (la libra n’est pourtant pas non plus basée à Francfort). Un communiqué franco-allemand paraît le lendemain au sommet ECOFIN à Helsinki pour annoncer que cette affaire représente un vrai défi et qu’un rapport du G7 paraîtra en octobre à ce sujet. On ne saura pas ce que les vingt-cinq autres membres de l’UE en pensent. On ne sait pas non plus si la Suisse est consultée, ni partie prenante dans ces travaux (qui ont l’air d’être en cours avec l’OCDE également).

C’est dire si les jeux paraissent faits et refaits. On ne voit pas très bien pourquoi le cartel des grandes puissances occidentales laisserait une chance à Facebook et à Genève. A moins d’une intervention divine de dernière minute, d’un accès de bon sens ou d’un compromis permettant de sauver la face en vidant le projet d’une partie de sa substance.

#    Le ton est sans surprise très différent en Suisse. La Réserve fédérale américaine et la Banque centrale européenne ont assez vite exprimé des craintes élevées s’agissant des effets pervers probables de la libra sur la politique monétaire et la stabilité financière. A contrario, Thomas Jordan, président de la Banque nationale suisse (BNS), s’est montré beaucoup plus ouvert par rapport à cette expérience intéressante, qui doit être soigneusement régulée, mais pas inutilement entravée ni surtout interdite. « Au final, c’est le marché qui décidera des formes de monnaies auxquelles les ménages et les entreprises accorderont leur préférence à long terme.» (Le Temps, 6 septembre)  

La localisation en Suisse n’est évidemment pas seule en cause s’agissant du sort de la libra. Il y a surtout l’image accablante des GAFAM en général. De Facebook en particulier, avec ses dérapages commerciaux. Le réseau social des réseaux sociaux a aussi rendu la vie politique encore plus inconfortable. Genève n’est certainement qu’un handicap complémentaire dans cet environnement hostile, mais il n’est à coup sûr pas insignifiant. Il s’avérera peut-être même décisif au final.

Bruno Le Maire à l’OCDE (12 septembre).
Il veut interdire la libra en Europe. On ne peut guère s’empêcher de penser que ce ne serait pas tout à fait la même chose si le projet était basé à Paris.

Le catalogue des mauvaises raisons

On ne parlera pas d’hypocrisie, puisqu’il s’agit de politique et de raison d’Etat. Mais les motifs invoqués au plus haut niveau contre le projet monétaire de Facebook sonnent passablement faux. On s’en rend mieux compte en évaluant de manière un tant soi peu critique l’argumentaire dominant et quasi-officiel.

#    Un danger pour la souveraineté des Etats et de leurs banques centralesComme toutes les innovations, personne ne sait ce que la libra va donner sur le plan sociétal. Ce n’est qu’à l’usage qu’on se rendra compte en quoi il met ou non la souveraineté monétaire des Etats en danger. Préjuger de l’importance qu’il prendra dans les paiements, dans la thésaurisation et dans la spéculation n’a aucun sens à ce stade. D’autant plus que le phénomène dépendra beaucoup de la régulation évolutive qui lui sera imposée. En tout état de cause, les Etats peuvent déjà, et pourront encore intervenir à tout moment pour détruire de que bon leur semble. Fût-ce la libra ou même Facebook.

#     Un risque particulier de substitution dans les Etats à forte inflation et monnaies faibles. Quelle soudaine sollicitude pour ces Etats à problèmes. Mais pourquoi particulier ? Ce risque est déjà pleinement réalisé aujourd’hui avec le dollar, l’euro ou encore le yuan accessoirement. Utilisés dans ces pays pour les paiements et surtout la thésaurisation (la mauvaise monnaie chassant la bonne).     

#     L’importance de la libra dans le monde requiert une régulation globale qui ne peut être assumée par un petit Etat comme la Suisse. Le global et son assimilation aux grandes puissances relève de la sophistique, voire de la pure contradiction. Toutes les activités financières sont domiciliées quelque part. Morgan Stanley ou Deutsche Bank sont basés et régulés dans leur Etat d’origine. Ils relèvent ensuite d’une régulation secondaire locale dans tous les Etats dans lesquels ils sont actifs (Finma, BNS et d’autres instances en Suisse). UBS et Credit Suisse sont soumis à une régulation primaire en Suisse, et à des régulations secondaires dans le monde. Ces régulations sont elles-mêmes influencées par des dispositions relevant du droit international. Même constat s’agissant du dollar ou de l’euro, monnaies quasi-nationales dans de nombreux Etats. Leur usage est plus ou moins régulé localement en tant que tel.    

On retrouve ce genre d’architecture régulatrice générale s’agissant d’Internet ou des réseaux sociaux. Facebook en sait quelque chose. Le groupe fait l’objet de procédures judiciaires dans plusieurs pays. Et s’y soumet. Ce ne serait guère différent pour la libra. Invoquer la perte de souveraineté des Etats comme le fait Bruno Le Maire s’apparente surtout à de l’agitation politique.             

#      Un danger pour la stabilité financière. On a entendu (et probablement dit) la même chose du bitcoin. Plus personne ne s’inquiète aujourd’hui des risques systémiques du bitcoin, qui a semble-t-il atteint sa maturité. Dans ses intentions, la libra s’apparente d’ailleurs bien plus à des plateformes de micro-paiement déjà existantes, ou aux transferts d’argent de type Western Union. S’agissant des importantes réserves financières de garantie que la libra générera en contreparties (produits de la vente d’unités de libra), elles ne représenteront pas un risque systémique bien supérieur aux multiples grands fonds d’investissement, aux fonds souverains ou aux bilans des banques centrales. Il y a d’ailleurs beaucoup d’autres dangers pour la stabilité financière, et d’une toute autre importance. A commencer probablement par le surendettement public, le déséquilibre des balances commerciales et la concentration des capitaux.

#     Une aubaine pour le blanchiment et le financement du terrorisme. L’une des phobies préférées du grand complotisme. Oui, ce risque existe. Dans tous les systèmes de paiement. Il n’est guère cohérent d’affirmer à la fois que la monnaie scripturale et les paiements électroniques ont l’avantage de la traçabilité par rapport aux coupures, mais que la libra représenterait un risque particulier sur ce plan.

#      Un danger pour la protection de la personnalité. Oui, certainement, et c’est un combat permanent. Facebook en sait aussi quelque chose. Il s’agit probablement de l’entreprise la plus scrutée du monde. Il n’est évidemment pas question que les données personnelles des utilisateurs de la libra puissent être utilisées à d’autres fins. Sachant bien entendu qu’aucune entreprise ne peut répondre à 100% de son personnel ni de ses prestataires de service. C’est le cas également des plateformes de paiements, des banques ou encore des administrations fiscales.

#     Ce sont aux organisations internationales, aux Etats et à leurs banques centrales de concevoir et développer des systèmes de paiement correspondant aux objectifs de la libra. Oui, certainement, et Bruno Le Maire a eu la délicatesse de reconnaître que la libra avait au moins le mérite de mobiliser ces différentes instances publiques sur le sujet. Parce que si l’on avait attendu sur elles pour prendre ce genre d’initiative, on en serait encore au téléphone à manivelle. A priori, le public ne devrait d’ailleurs pas empêcher le privé. Sauf qu’il ne dispose pas d’un réseau homogène et à hautes performances de 2.4 milliards d’utilisateurs. Et que la nationalisation de Facebook ne figure dans aucun agenda. Sans parler du simple potentiel d’excellence technologique. Le secteur public n’est vraiment à l’aise dans ce domaine que lorsqu’il se trouve en position de monopole, avec ou sans recours à des sous-traitants. Comme dans le cas de l’industrie d’armement. Ça donne une idée des vertiges que l’affaire libra pourrait encore susciter.

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Annexe

La libra et l’autre fin du monde (pas l’écologique)

(Paru dans Le Matin Dimanche du 15 septembre)

Ce n’est peut-être qu’une vague start-up financière de quelques personnes, localisée dans un espace de coworking sur le Quai de l’Ile à Genève, mais la libra concentre un maximum d’attention au plus haut niveau dans le monde. Rien à voir avec les techno-pignoufleries spéculatives du bitcoin.

Le moyen de paiement projeté par Facebook a d’autres ambitions : faire en sorte qu’envoyer de l’argent à quelqu’un, en face de vous ou à l’autre bout de la planète, s’avère aussi facile que lui envoyer un selfie. Les diverses implications du projet en font quelque chose qui pourrait assez vite ressembler à une monnaie. Une monnaie banale pour 2,4 milliards d’utilisateurs de Facebook. C’est presque autant que le dollar.

Une délégation du Congrès américain s’est rendue à Berne au mois d’août. Les parlementaires ont visité le Palais fédéral et rencontré tout ce que le pays compte de régulateurs financiers. Certains ont été quelque peu rassurés de constater que la Suisse n’était pas qu’une zone de non-droit dédiée au blanchiment d’argent. La localisation de la libra à Genève restant néanmoins très incongrue à leurs yeux, il a fallu leur expliquer en plus ce qu’était la neutralité. Les fonctionnaires fédéraux se sont peut-être même surpris à devoir préciser ce à quoi ils n’avaient jamais pensé jusque-là : la neutralité peut aussi avoir un sens économique.

Plus encore que les gouvernements et parlements, ce sont les banques centrales que le projet de libra perturbe sur les bords. Ne surgit-il pas au moment où elles ont renié leurs principes de rigueur et d’indépendance ? Après la crise de 2008, la création monétaire sans limite a permis de regonfler les marchés financiers. Il s’agissait surtout de sécuriser l’emploi et les systèmes sociaux en relançant l’investissement industriel et la consommation par effet de richesse. La croissance se retrouve aujourd’hui dans un état d’addiction profonde. Elle ne peut plus se passer de taux d’intérêt anormalement bas, voire négatifs. Et les banques centrales ne parviennent plus à résister à la pression politique. Elles s’exécutent. Le modèle de développement du demi-siècle écoulé a perdu ses repères.

Cette dérive vient s’ajouter aux grands cercles vertueux devenus lourdement pervers à force de ne plus vouloir les maîtriser : déséquilibre des balances commerciales entre Etats, endettement public, concentration des capitaux. Une nouvelle crise de confiance généralisée semble programmée. Elle sera sans doute provoquée par un battement d’aile imprévisible. Il n’est pas certain que les banques centrales aient cette fois la crédibilité nécessaire pour rétablir l’optimisme. La suspicion monétaire pourrait même venir s’ajouter à la crise financière. Sonnant le grand retour de l’inflation. Ce mal tellement éradiqué que l’on ne parvient même plus à le réhabiliter au niveau raisonnable de 2%.

Créé pour n’être qu’une monnaie parallèle, comme il y en a déjà beaucoup à plus petite échelle (en dollars, en euros, en francs), la libra pourrait alors devenir une vraie monnaie de substitution. Souveraine et privée, comme il en existait encore au XIXe siècle en pleine révolution industrielle. C’est ce genre de scénario qui plane au-dessus de nos têtes. S’il se réalisait, ce serait dans un environnement économique et politique tellement pétrifié que cette libra libertaire pourrait tout d’un coup apparaître comme un moindre mal. (FS)

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