Combien de demandeurs d’asile ont gagné l’Europe ?

La question de l’effectif des demandeurs d’asile qui se présentent en Europe semble essentielle dans le contexte actuel de « crise migratoire », tant pour des raisons de logistique d’accueil que pour éviter des récupérations politiques infondées sur le thème de l’invasion ou du déferlement. La réponse n’est cependant pas aisée, même si certains organismes internationaux comme L’OIM ou FRONTEX se profilent en présentant leurs chiffres, parfois à l’unité près. 

C’est FRONTEX – l’agence européenne de surveillance des frontières – qui s’est récemment trouvée au cœur d’une polémique en affirmant que 710'000 migrants avaient franchi les frontières de l’UE durant les 9 premiers mois de 2015 contre 282'000 sur l’ensemble de l’année 2014.

Un chercheur de l’Université de Birmingham a immédiatement mis le doigt sur un piège classique des statistiques de migration dans lequel est tombé FRONTEX: le double comptage. Ainsi la route des Balkans implique au moins deux entrées dans l’UE: l’une entre la Turquie et la Grèce, l’autre entre la Serbie et la Hongrie ou la Croatie. FRONTEX avait additionné ces entrées sans sourciller, ce qu’elle a ensuite admis en bas de page de son communiqué de presse révisé.

L’information a eu un certain succès dans les médias qui en ont souvent conclu que les chiffres de la « crise migratoire » étaient exagérés. « Le Matin » de mercredi 21 octobre titrait ainsi en une « Les chiffres sont gonflés » tandis que le TJ de la RTS  rapportait aussi l'erreur. Le fait que les médias cherchent à mieux comprendre le dessous des chiffres est en soi à saluer mais, dans ce cas précis, la conclusion est hâtive. Si le double comptage par FRONTEX présente un risque de surestimation, d’autres caractéristiques de sa méthode vont en sens inverse. Ainsi les passages « véritablement » clandestins sont par définition ignorés car les données proviennent des gardes-frontières des pays membres.

De manière générale les comptages basés sur les détection/appréhension aux frontières sont problématiques, car ils sont influencés par l’intensité des contrôles. Le problème est le même avec les statistiques des douanes suisses sur les « séjours illégaux ». Les statistiques des demandes d’asile effectivement déposées sont – sans être parfaites – plus fiables, car elles supposent un acte administratif officiel et on peut, en général, éviter les doubles comptages grâce au système EURODAC. On doit constater à cet égard que les chiffres d’EUROSTAT ne sont pas très éloignés des 710'000 de FRONTEX. Ainsi en incluant la Suisse et la Norvège (UE+) mais en ne comptant que les demandes d’asile déposées pour la première fois, on atteint environ 730'000 demandes entre janvier et septembre 2015 dans l’UE+.

Ceci n’empêche pas que les méthodes de comptage de FRONTEX doivent être révisées en ce qui concerne les entrées sur le territoire  mais montre qu’en termes d’ordres de grandeur de la crise migratoire, 700'000 aujourd’hui et – au rythme actuel – peut-être 1 million de demandes d'asile à la fin de l’année n’est pas exagéré. Cela reste très peu en comparaison de la population de l’UE (0.2%) mais si ces demandes sont concentrées dans quelques pays cela devient beaucoup.

La générosité fait 1500 perdants

Le Conseil fédéral a décidé vendredi 18 septembre de s’associer au premier programme de répartition de 40'000 demandeurs d'asile mis sur pied par l’Union européenne en accueillant jusqu’à 1500 personnes déjà enregistrées en Italie ou en Grèce. Cette décision est à saluer grandement à l’heure où de nombreux états européens renâclent à faire preuve de solidarité.

Le Communiqué de presse précise cependant que le nombre des personnes admises à ce titre sera déduit du contingent de 3000 personnes à protéger dont l’accueil a été décidé en mars 2015.

Cette soustraction est problématique car elle concerne deux populations complètement différentes. Les 1500 places déjà promises concernaient des réinstallations durables de réfugiés particulièrement vulnérables accueillis via le HCR en provenance des zones de conflits (survivants de tortures, victimes de graves persécutions politiques, femmes, enfants et personnes âgées menacées, personnes handicapées ou nécessitant un traitement médical particulier, personnes particulièrement menacées en raison de leur orientation sexuelle, etc.).

Les 1500 relocalisations qui les remplacent concernent des personnes qui feront encore l’objet d’une procédure d’asile, dont les motifs de demander la protection sont encore inconnus et qui seront peut-être à terme renvoyées de Suisse.

Les plus vulnérables sont donc les perdants de la générosité pusillanime de la Suisse et il serait souhaitable que la relocalisation – par ailleurs nécessaire – des demandeurs d’asile déjà en Europe ne se fasse pas à leurs dépens.

Incapables pour des raisons financières ou physiques de se déplacer vers l’Europe, ceux que l’on appelle les réfugiés de contingent ont trop souvent dans l’histoire été oubliés lors d’arrivées importantes de demandeurs d’asile en Europe. Ainsi au cours des années 1990, face à l’arrivée de demandeurs d’asile des Balkans, le Conseil fédéral avait déjà suspendu l’admission de contingents. Ce n’est qu’avec la crise syrienne qu’il avait signalé sa volonté de reprendre des programmes de réinstallation durable immensément nécessaire.

Clé de répartition: combien de réfugiés en Suisse ?

Le président de la Commission européenne vient de demander une répartition entre les pays de l'UE de 160'000 demandeurs d'asile en fonction d'une clé contraignante basée à 40% sur la population, à 40% sur la richesse (PIB), à 10% sur le nombre de demandes d'asile déjà reçues ou de réfugiés réinstallés et à 10% sur le taux de chômage. Le but de ce transfert de populations serait de soulager les pays particulièrement concernés par l'afflux de demandeurs d'asile. Les calculs présentés par l'UE n'incluent pas la Suisse même si cette dernière a manifesté son intention d'étudier la possibilité de s'associer à l'opération.

En 2014, la population suisse équivalait à 1.6% de celle de l'UE, tandis que son PIB équivaut à 3.6%. Sur cette base, en tenant compte d'un taux de chômage très faible mais d'une accueil relativement important de demandeurs d'asile ces dernières années, on peut estimer la part de la Suisse à environ 3%. L'effectif des demandeurs d'asile supplémentaires accueillis en Suisse dans le cadre de l'action d'urgence demandée par la Commission européenne devrait donc se monter approximativement à 4'800. Un chiffre relativement modeste qui représente moins d'un quart des demandes d'asile reçues en 2014 et un un dixième de celles reçues en 1999 durant la guerre au Kosovo. Le chiffre pourrait certes augmentenr si certains pays de l'UE décidaient de ne pas s'associer aux efforts ou si l'effectif total des personnes à protéger au sein de l'UE venait à augmenter, mais il reste somme toute modeste au vu de l'ampleur de la crise et des efforts déjà consentis par certains états, en Europe ou à proximité des zones de conflits.

 

 

800’000 demandes d’asile en Allemagne ?

La crise de l'asile est bien réelle en Europe mais certains chiffres n'aident pas à appréhender ce défi. Ainsi celui de 800'000 demandes d'asile attendues en 2015 par l'Allemagne a été diffusé par de nombreux médias dont le Courrier international , Le Monde, Le TEMPS, etc… Observatrice des discours sur les réfugiés, la géographe Cristina del Biaggio a relevé l'étrangeté de ce quasi doublement de la prévison allemande pour 2015.

Il s'agit en fait d'un classique effet de glissement médiatique : le ministre  de l'intérieur (Thomas de Maizière) a d'abord articulé ce chiffre comme un maximum ("bis zu") dans une intervention télévisée. Le chiffre figure ensuite (sans "bis zu") dans un graphique de Die Welt avant d'être repris en boucle et de devenir le chiffre officiel des prévisions allemandes… mais au vu du nombre de demandes déposées jusqu'ici en Allemagne, il faudrait pour atteindre 800'000 en 2015 que d’ici la fin de l’année on recense encore plus de 500'000 arrivées soit plus de 4000 par jours… Des chiffres qui dépassent les maxima enregistrés ces derniers jours…

 

De leur côté, plus au fait des subtilités des prépositions allemandes, la RTS et 20 minutes avaient prudemment titrés "jusqu'à 800'000"

Des bourses d’études pour réguler l’immigration…

Mes étudiants du Master en géographie « Espaces de la mondialisation » et du Master interdisciplinaire « Migration et citoyenneté » ne chôment pas. A la veille des examens, ils confirmeront que leur pensum est lourd. Acquérir 90 crédits ECTS sur une année et demi, c’est tout simplement un emploi à plein temps avec 5 semaines de vacances par an (1 ECTS = 25/30 heures de travail effectif).

Le fait que seule une petite minorité d’étudiants puissent actuellement bénéficier de bourses implique qu’une majorité doit ajouter au temps d’étude un travail rémunéré. C’est le cas de trois quarts des universitaires. L’un de mes étudiants me raconta un jour qu’il se levait tous les matins à 5h pour faire de la conciergerie dans différents immeubles avant d’aller aux cours durant la journée et de travailler dans un fast-food le soir… Essayez de lire « The Ethics and Politics of Asylum » ou « Les théories des migrations » dans ces conditions…

Les résultats sont préoccupants: les études se rallongent, le niveau est difficile à maintenir pour les enseignants et beaucoup d’étudiants abandonnent ou échouent aux examens. Ce fut le cas du malheureux « concierge-burgerman-étudiant » ci-dessus…

C’est là qu’entre en jeu la question migratoire: confrontés à une pénurie de main-d’oeuvre, les employeurs se tournent – Accord de libre-circulation avec l'UE aidant – vers l’extérieur et l’immigration atteint des records. Avant de décréter de grands efforts nationaux assez flous pour combattre la pénurie de personnel qualifié, un bon système de bourse semble l’évidence. Ceux qui en Suisse dénoncent l’immigration à grands cris ne semblent pourtant pas de cet avis. Peut-être leur manque-t-il quelques ECTS…

La Suisse accueille-t-elle trop ou trop peu de réfugiés?

La Commission européenne souhaite mettre en place une clé de répartition des demandes d’asile et les autorités suisses se sont prononcées en faveur d’une telle répartition.

Il est vrai qu’un « burden-sharing » ou « responsability-sharing »[1] visant à répartir les tâches de procédure et d’assistance est un prérequis important pour une future politique coordonnée répondant au défi de l’asile et des naufrages en méditerranée.

A l’heure actuelle pourtant le nombre de demandes d’asile traitées varie de manière spectaculaire selon les pays. Ainsi au sein de l’UE, près des deux tiers des 570’820 demandes d’asile 2014 ont été enregistrées dans quatre pays seulement : l’Allemagne, la Suède, l’Italie et la France tandis que de grands pays comme l’Espagne, ou la Pologne n’accueillaient que quelques milliers de candidats à l’asile, d’autres comme le Portugal quelques centaines…

La question de quelle clé de répartition appliquer est évidemment politiquement sensible[1]. Plusieurs études ont déjà proposé différentes formules[2] et simulé leurs conséquences mais leurs calculs n’incluaient jusqu'ici jamais la Suisse. Quatre critères sont souvent évoqués: la superficie, la population, la prospérité économique (PIB) et le taux de chômage. 

Le premier critère a récemment eu les faveurs de l’UDC ce qui se comprend aisément. La petite taille du territoire national en comparaison des autres pays d’Europe (0.93%) va dans le sens d’une diminution de l’accueil, mais ce critère est peu raisonnable. La géographie de la population a démontré depuis plus d'un siècle que la superficie n’est pas un critère pertinent pour déterminer un optimum de population[3]. Il est absurde de considérer que l’accueil des réfugiés est une question de mètres carrés de territoire…

La taille de la population semble un critère déjà plus raisonnable. Si les 592’930 demandes d’asile déposées dans l’UE-28 et en Suisse en 2014 avaient été réparties au prorata de la population, la Suisse aurait dû accueillir 8983 demandeurs d’asile contre 22’110[1] en réalité. La population reste cependant un indicateur très discutable de la capacité d’accueil. Un pays riche devrait logiquement contribuer plus. Si le PIB est pris comme référence, l’accueil en Suisse devient beaucoup plus équilibré. Ainsi en proportion du PIB, 19'069 demandes d’asile auraient dû être acceptées en 2014. Si l’on ajoute une pondération reflétant le taux de chômage, la situation s’inverse et la Suisse devrait accueillir un peu plus de requérants qu’elle ne le fait actuellement.

Conclusion à tirer de ces chiffres : la Suisse est certes plutôt un bon élève en matière d’accueil, mais elle n’a rien d’un héros au vu de sa prospérité. Si elle veut honorer sa tradition humanitaire, elle peut encore largement ouvrir ses portes. En partenariat avec le reste de l’Europe.

 

 

Ce papier est une mise à jour résumée de Piguet, E. 2014. "Ewropa ta'solidarjetà !" – Pour une répartition équitable des responsabilités. Terra Cognita – Revue suisse de l'intégration et de la migration, 46-51.


[1] Nb. chiffres comparatifs donnés par le HCR qui différent légèrement des chiffres du SEM. Les calculs ont été effectués à l'Institut de géographie de l'Université de Neuchâtel.


[1] La mise en place d’une répartition plus équilibrée de la responsabilité vis-à-vis des demandeurs d’asile a été une revendication de longue date de certains pays mais n’a jamais été mise en œuvre au sein de l’UE  . Ainsi l’Allemagne a-t-elle fait une demande en ce sens à l’UE au début des années 90 en même temps qu’elle prenait des mesures restrictives unilatérales. En 2004, la Finlande suggéra un système de compensation financière en faveur des pays recevant un plus grand nombre de demandes . En 2011, Chypre, la Grèce, l’Italie Malte et l’Espagne demandèrent dans un communiqué commun  et dans le contexte du « printemps arabe » des mesures de soutien et de solidarité renforcées. Plus récemment, la députée européenne allemande Nadia Hirsch fit également une proposition en vie d’une clé de répartition à l’échelle de l’UE . Enfin, le parlement européen a adopté en 2012 une résolution sur la solidarité à l’intérieur de l’UE qui suggère d’explorer plus avant un mécanisme d’allocation des demandeurs d’asile basé sur des « critères objectivement vérifiables » tels que le PIB, la population et la surface (European Parliament Resolution on enhanced intra-EU solidarity in the field of asylum, 11 September 2012).

[2] Schneider, J., M. Engler, and S. Angenendt. 2013. Europäische Flüchtlingspolitik: Wege zu einer fairen Lastenteilung: Sachverständigenrat deutscher Stiftungen für Integration und Migration. / Thielemann, E. R., R. Williams, and C. Boswell. 2010. What system of burden-sharing between Member States for the reception of asylum seekers? Brussels: European Parliament.

[3] Reclus, E. 2011. A propos d'une carte statistique [1889]. In La Pensée du Monde – Une Société de Géographie à la Belle Epoque, eds. P. Rérat and E. Piguet, 107-109. Neuchâtel: Alphil – Presses Universitaires Suisses.


[1] Le terme « burden-sharing » est le plus utilisé dans la littérature mais il connote de manière fortement négative l’arrivée de réfugiés alors que l’histoire a montré à quel point elle pouvait aussi profiter aux Etats d’accueil.

 

Neuf février: revoter sans effacer !

C’est de Singapour qu’est venue la surprenante déclaration d’Eveline Widmer-Schlumpf au sujet d’un nouveau vote  populaire pour sortir du cul de sac du 9 février 2014. Bourde ou calcul, l’idée rejoint celle de l’initiative populaire "Sortons de l'impasse" (RASA) mais aussi les allusions de Didier Burkhalter et de nombreux autres acteurs politiques.

J’étais de ceux qui, au lendemain du 9 février, considéraient qu’un nouveau vote serait trop risqué, que le libellé flou de l’art. 121a ouvrait la possibilité d’une application compatible avec l’ALCP et que l’UDC n’aurait jamais la force et la volonté d’exiger une application stricte[i]. Le Conseil fédéral a pris l’option inverse d’une mise en oeuvre rigoureuse de quotas et de contingents, tout en donnant à l’UE les arguments pour exclure toute renégociation[ii]. Qu’il se soit agi d’une manœuvre subtile[iii], d’un juridisme étroit ou du fruit d’une absence de consensus au sommet, le résultat est là : après une année les fronts se sont crispés et il n’y a plus beaucoup d’espoir d’une application euro-compatible. Le prix de la mise en œuvre de l’art 121a devient prohibitif et un nouveau vote apparaît comme la seule issue possible.

Pour certains – dont les initiateurs de RASA – les choses sont claires. Le peuple a fait une erreur et s’en rend compte. Désécurisés par les nuages conjoncturels, un nombre suffisant de votants seraient prêts à effacer la décision du 9 février. L’initiative RASA stipule dès lors simplement : « Art. 121a et 197 ch. 11 Abrogés »… Je ne crois pas à cette stratégie ou, tout au moins, elle me semble extraordinairement risquée. Comme je l’avais écrit quelques semaines avant le 9 février, l’épouvantail de la fin des bilatérales doit, pour être efficace, être flanqué d’un projet social explicite et de mesures de protection pour rassurer les victimes potentielles de la libre-circulation. A fortiori dans la conjoncture actuelle, un nouveau scrutin, une fois agendé, pourrait devenir l’otage d’évolutions migratoires imprévisibles facilement instumentalisables par les milieux europhobes.

Il n’est à cet égard pas sans piquant que la prise de position d’Eveline Widmer-Schlumpf soit venue de Singapour. Ce pays partage en effet avec la Suisse l’une de premières places mondiales en matière d’immigration, tout comme l’une des premières en termes de performance économique. Or Singapour a récemment durci sa politique d’admission et fait face à une contestation populaire anti-immigration. Il n’y a pas le moindre sonderfall helvétique en la matière : tout pays dont le succès économique et social caracole en tête des classements mondiaux se retrouve confronté au casse-tête d’une régulation migratoire efficace et ne peut se fier uniquement aux lois du marché et de la libre concurrence…

Rappelons que les avantages d’une immigration libre, s’ils sont incontestables en moyenne, ne font pas que des gagnants et que les premières victimes appartiennent aux couches les plus défavorisées de la population. Ce n’est pas un hasard si ce sont souvent les quartiers et communes pauvres qui ont soutenu l’initiative du 9 février. Comment rassurer ces populations – souvent d’ailleurs formées elles-mêmes d’immigrants et d’anciens immigrants – qui se trouvent en première ligne ?

C’est là qu’interviennent les indispensables « mesures d’accompagnement » d’une part – nullement contestée par l’UE et donc compatibles avec l’ALCP et l’idée, nouvelle, d’une véritable clause de sauvegarde. C’est selon nous autour de ce pivot que pourrait s’édifier une voie de sortie qui permettrait un vote populaire annulant les néfastes effets du 9 février sans en oublier le message.

Une telle clause de sauvegarde ne reposerait pas sur une formule mathématique complexe dont l’automatisme effrayerait l’UE, mais serait élaborée sur la base de la formulation existante de l’ALCP: ainsi, dans son art. 14, §2, prévoit-il qu’un comité mixte peut se réunir, à la demande d’une des parties contractantes, en cas de difficultés sérieuses d’ordre économique ou social, afin d’examiner des mesures correctives appropriées. C’est l’application de cet article qui doit être clarifiée avec l’UE pour redonner à la Suisse une maîtrise ultime et autonome des flux migratoires en cas de crise. Il y a là une concession à obtenir, mais elle ne touche ni à la libre-circulation, ni aux clauses de non-discrimination érigées en principes intangibles par l’UE.

Croire que l’on pourra se passer de telles garanties et mettre la population devant une alternative binaire entre libre-circulation absolue et rupture de l’ensemble des accords avec l’UE est un rêve.

 


[i] Cf. à ce sujet mon commentaire dans le TEMPS du 25 juin 2014.

[ii] Il appartiendra aux historiens de valider ou non cette hypothèse mais les messages envoyés à l’UE après le vote me semblent avoir fait le lit de l’intransigeance qui a suivi. Ainsi la lettre envoyée le 7 juillet 2014 à Bruxelles évoquait la mise en place de critères de « préférences nationale » avec une certain naïveté si l’on sait à quel point le terme est associé à l’extrême droite (on en attribue parfois la paternité à Jean-Yves Le Gallou…) et alors qu'en Suisse, les initiants eux même entretenaient le flou en voulant donner la priorité aux résidants suisses… étrangers compris. La réponse de Catherine Ashton à Didier Burkhalter reprend exactement la même terminologie « a preference for Swiss nationals » pour refuser toute renégociation…

[iii] Certains ont prêté à une partie du CF l’objectif « pédagogique » de mettre le peuple devant l’ampleur des dégâts par une application stricte afin de pouvoir ensuite proposer ou soutenir un plan de sauvetage (cf. le Temps du 9 mars 2014).

 

Un des premiers pays d’immigration au monde !

L’Office fédéral de la statistique vient d’annoncer qu’en 2013, 2,4 millions des 6,8 millions d’adultes vivant en Suisse sont issus de la migration. Ce chiffre est considérable. Il fait de la Suisse – bien qu’elle ait longtemps voulu l’ignorer et le nie peut-être encore – un grand pays d’immigration à l’image du Canada ou de l’Australie, loin devant tous les autres pays européens et les USA.

Notre graphique de la proportion de personnes nées hors du pays – basé sur une définition différente de celle de l'OFS mais permettant la comparaison internationale – montre que seules les économies pétrolières peu peuplées du Golfe et les pays accueillant des vagues de réfugiés comme la Jordanie comptent plus de résidants nés hors de leurs frontières que la Suisse. Il n'y a que Singapour et Hong-Kong, petites économies très dynamiques et très prospères (!) jouant à plein la carte de la globalisation (!), pour rivaliser avec la Suisse par leur ouverture aux immigrants.

L’immigration représente donc une composante majeure de la société Suisse. Comment expliquer qu’un pays qui, jusqu’au 19e siècle, avait plutôt l’émigration pour tradition soit devenu un exceptionnel espace d’accueil et de brassage à l’échelle mondiale ?

Un premier facteur explicatif est d’ordre économique. Le besoin de main-d’oeuvre a été l’élément déclencheur majeur de l’immigration dès la fin du XIXe siècle puis dans les années 50 et 60. Encore aujourd’hui, les niveaux record d’immigration enregistrés ces dernières années s’expliquent par la prospérité et le faible taux de chômage. D’autres facteurs ont cependant joué leur rôle : la position centrale en Europe et l’importance des bassins de populations situés dans les pays proches ont grandement facilité le recrutement. La taille du pays a aussi eu son effet. Plus un territoire est exigu plus la proportion de ses résidents venant de l’extérieur est par définition élevée. Enfin, plus récemment, la Suisse a accueilli un effectif non négligeable de personnes fuyant des situations de violence ou de persécution politique. Comme le dit – au sujet de la France – le beau titre d’un ouvrage posthume des historiens Lucien Febvre et François Crouzet récemment retrouvé « Nous sommes des sang-mêlés » !

 

 

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Ce texte est une mise à jour d'un chapitre de l'ouvrage "L'immigration en Suisse – 60 ans d'entrouverture", PPUR, Le Savoir Suisse, 2013

Personnes issues de la migration selon l'OFS : personnes dont les deux parents sont nés à l’étranger ainsi que les étrangers et les personnes naturalisées dont au moins un des parents est né à l’étranger.

Seuls les pays de plus d'un million d'habitants figurent dans le graphique. En Europe, la proportion de personnes nées à l'étranger est plus élevée dans des pays tels que le Luxembourg, Monaco, etc…

Politique d’asile : la Suisse grande « gagnante » de la collaboration avec l’UE

Le Bureau européen d’appui en matière d’asile (EASO), symptomatiquement situé à Malte aux avant-postes de l’UE, vient de publier son rapport annuel.

On y trouve entre autre les chiffres relatifs au principal instrument de coopération migratoire actuellement en vigueur dans l’UE, l’accord de Dublin. La Suisse a ratifié cet accord[1] dont la troisième mouture (Dublin III) est en discussion au parlement.

Contrairement à d’autres instruments de politique migratoire européenne encore balbutiants comme le Fonds Asile Migration Intégration (FAMI)[2], Dublin n’est pas un mécanisme de solidarité entre les Etats plus ou moins concernés par l’arrivée de migrants. Son but est d’empêcher qu’une requête d’asile puisse être déposée successivement dans plusieurs pays. L’objectif est donc d’éviter une charge administrative et un rallongement indéfini des procédures. Dublin se veut évidemment aussi dissuasif, il n’est plus possible à un requérant débouté d’échapper à un rapatriement en choisissant un autre pays d’exil.

Le principe de Dublin est simple: une demande d’asile est traitée dans le premier pays où le requérant a séjourné légalement ou dans lequel – cas le plus fréquent – il est entré sans papiers valables. Des exceptions sont faites pour des raisons familiales : un requérant arrivé en Suisse via l’Italie peut déposer sa demande en Suisse s’il y a des proches.

N’étant pas un mécanisme de solidarité, Dublin fait immanquablement des « gagnants » et des « perdants » parmi les pays d’accueil[3] : certains sont contraints de réadmettre des demandeurs d’asile qui avaient quitté leur territoire, d’autres peuvent s’éviter des procédures en renvoyant les requérants dans un pays de transit. En croisant les chiffres publiés par l’EASO et Eurostat avec ceux de l’Office fédéral des migrations il est possible juger du sort de la Suisse à cet égard.

Le verdict est sans appel. On constate en premier que la Suisse renvoie beaucoup plus de demandeurs d’asile via Dublin qu’elle ne doit en accepter. Ainsi en 2013, la Suisse a transféré 4165 personnes tandis qu’elle n’en « reprenait » que 751. La différence entre ces deux chiffres – 3414 – équivaut au « bénéfice net de Dublin ». L’Italie reçoit la grande majorité des transferts suisses (2527 contre 8 (sic.) en sens inverse…), ce qui s’explique par sa position géographique en première ligne sur la route des migrations. Il en va de même pour l’Espagne, en deuxième position avec 401 transferts de Suisse (1 seul en sens inverse…). On notera que suite aux jugements de la CEDH et du TAF, la Suisse ne renvoie plus que très exceptionnellement des demandeurs d’asile vers la Grèce.

Le bénéfice net de Dublin pour la Suisse est connu et l’Office fédéral des migrations ne manque pas de s’en féliciter chaque année, tout comme le Conseil fédéral dans un récent rapport[4]. Ce qui est moins connu est la position occupée par la Suisse dans l’ensemble du système, en comparaison des 30 autres pays associés à Dublin (cf. graphique).

Graphique 1: Requérants d’asile renvoyés vers un autre état « Dublin » (15 pays avec + de 50 transferts)

Pays ayant transféré plus de 50 demandeurs d'asile en 2012 – Source ODM-Eurostat-EASO – Données manquantes pour les Pays-Bas : chiffre de 2011 à titre indicatif

Il en ressort qu’avec l’Allemagne, la Suisse est de loin le plus grand bénéficiaire en Europe des possibilités de renvoi de requérants vers des pays de premier asile.

Si l’on rapporte les transferts au nombre de demandes déposées en cours d’année[5], la différence devient spectaculaire (graphique 2). De fait, la Suisse est le seul pays qui parvient grâce à l’accord de Dublin à réduire substantiellement (de près de 20%) l’effectif des demandes d’asile à examiner.

Graphique 2: Requérants d’asile renvoyés via « Dublin » en % des demandes déposées en 2013

En Suisse, l’accord de Dublin a souvent été vertement critiqué par les milieux hostiles à la collaboration avec l’Europe [6]. Les garanties de droit offertes aux requérants et la limitation des durées de détention sont vues comme des entraves à l’exécution des renvois. Pour d’autres milieux, l’accord devrait être appliqué avec plus d’énergie et les autres pays d’Europe ne remplissent pas suffisamment leurs obligations de réadmission vis-à-vis de la Suisse. C’est par exemple le sens du postulat adopté au Conseil national en 2013 [7].

Dublin est loin d’être un système parfait. Cette politique est aussi critiquable pour son manque de solidarité et son caractère technocratique[8] mais les chiffres que nous venons de présenter montrent qu’affirmer que la collaboration avec l’UE est défavorable à la Suisse ou que les autres pays de l’UE ne jouent pas le jeu ne résiste pas à l’analyse. Bien au contraire.

Plus largement, ces chiffres montrent à quel point il est présomptueux de croire que la Suisse peut sans dommage tourner le dos à l’Europe. Même s’il n’est pas juridiquement liés à l’accord de libre-circulation des personnes (ALCP) mis en péril par le vote du 9 février, l’accord de Dublin fait peser une épée de Damoclès sur la Suisse. En cas de résiliation par l’UE, la Suisse ne serait plus en droit de transférer des requérants d’asile vers un pays de transit ou de séjour et, en sus, son attractivité pour les déboutés de l’UE serait massivement accrue. L’un dans l’autre on devrait s’attendre à devoir traiter des milliers de demandes d’asile supplémentaires par année.



 


[1] La Convention de Dublin a été signée le 15 juin 1990, et est entrée en vigueur le 1er septembre 1990 pour les douze premiers signataires (Belgique, Danemark, France, Allemagne, Grèce, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas, Portugal, Espagne et le Royaume-Uni), le 1er octobre 1997 pour l’Autriche et la Suède, et le 1er janvier 1998 pour la Finlande. Le traité a été étendu hors de l'Union à l’Islande, à la Norvège et à la Suisse (54,8 % de oui lors des votations populaires du 5 juin 2005 et entré en vigueur le 12 décembre 2008).

[2] Ce fond doté de 265 millions d’Euros à entre autre pour objectif d’accroître la solidarité et le partage des responsabilités entre les États membres, en particulier à l'égard des États les plus touchés par les flux de demandeurs d'asile.

[3] Les guillemets sont de rigueur ici : accueillir des demandeurs d’asile peut aussi représenter pour un Etat un bénéfice moral (il remplit une noble mission humanitaire) voire économique (les exemples historiques de réfugiés ayant contribué à la prospérité sont nombreux). Peu, malheureusement, voient les choses ainsi.

[5] Il est à noter que les transferts effectués en 2013 peuvent concerner des demandes déposées auparavant.

[8] Cf. à ce sujet le rapport de l’European Council on Refugees an Exilees (ECRE) : http://www.ecre.org/component/downloads/downloads/688.html

 

Piste pour la politique d’immigration 2: Des courts séjours hors contingents?

«il n’y aura (…) rien à objecter à l’afflux des étrangers, mais à condition seulement que ceux-ci ne songent pas à s’établir»… C’est un peu en ces termes que, ces dernières semaines, beaucoup d'acteurs politiques ont cru trouver la solution permettant de mettre en œuvre la limitation de l’immigration voulue par une majorité des Suisses le 9 février dernier tout en garantissant à l’économie suisse une main-d’œuvre suffisante. L’idée est simple: ne pas considérer comme immigrants au sens de l’article 121a «contre l’immigration de masse» les personnes auxquelles sont accordés des permis de moins d’une année et les faire ainsi échapper aux contingents d’immigration tout en évitant, du fait des séjours temporaires, les difficultés d’intégration et la pression sur les infrastructures reprochées à la libre-circulation. Considérés comme des travailleurs de passage, les titulaires de tels permis sont supposés ne pas souhaiter de regroupement familial dont on devrait donc pouvoir les priver afin d’éviter les coûts de scolarisation et d’intégration qui en découlent. Certains milieux économiques sont d'autant plus favorables à cette solution qu’elle flexibilise le marché du travail et constitue une sorte de période d’essai rallongée durant laquelle l’employeur peut décider s’il tente d’obtenir un permis durable contingenté ou s’il remplace l’employé par un nouvel immigrant fraichement débarqué et peut être moins regardant sur les niveaux de salaire et les conditions de travail…

Cette solution miracle a cependant un gout de déjà-vu: de fait, la citation ci-dessus date de 1924 !  Elle émanait à l’époque du Message du Conseil fédéral au parlement dans le contexte de la préparation de la loi sur le séjour et l’établissement des étrangers qui sera promulguée en 1931 et qui a présidé à la politique migratoire jusqu’aux années 1990 (cf. Mahnig 2005 p. 144) ! Ce modèle de rotation ou de "Gastarbeiter" fondé sur les courts-séjour par le biais du travail saisonnier (Plus de 150'000 entrées annuelles de saisonniers encore en 1990 !) a été largement critiqué, comme nous l’avons montré dans un billet récent. D’autres critiques peuvent être ajoutées à la liste dès qu’il est question de remettre en vigueur les courts séjours et la limitation du regroupement familial dans un contexte international profondément transformé par la globalisation.

Une première critique tient à la non prise en compte par ce modèle de la compétitivité de la Suisse comme pays d’immigration. Déjà dans les années soixante, la Suisse devait pratiquer un recrutement actif pour obtenir de la main d’œuvre et elle a dû élargir progressivement l’aire géographique de provenance de l’Italie, à l’Espagne puis à la Turquie, au Portugal et à la Yougoslavie. Depuis lors, les conditions de la migration ont radicalement changé et la compétition entre les pays d’accueil est devenue féroce. S’il serait sans doute relativement aisé de recruter à nouveau une main-d’œuvre peu qualifiée pour de courts séjours sans regroupement familial, cela tient en partie à la conjoncture européenne particulièrement maussade. En cas de reprise en Europe du Sud, il sera nécessaire d’aller recruter dans des pays plus éloignés. Pour ce qui est de la main d’œuvre plus qualifiée, on peut d’ores et déjà affirmer que des limitations des durées de séjour et des restrictions au regroupement familial seraient un handicap majeur pour la Suisse. Un récent et excellent reportage de Temps Présent intitulé "Cherche main-d'oeuvre à tout prix" sur le recrutement des infirmières est édifiant, de même qu’une étude australienne publiée en 2014 dans l’une des principales revues internationales d’étude des migrations et intitulée « Attracting and Retaining Globally Mobile Skilled Migrants ».

Une deuxième critique est que la Suisse a déjà largement recours aux permis de courte durée en complément à l’immigration durable. Ainsi une étude effectuée pour la Commission fédérale des migrations a montré que plus de 75’000 personnes séjournent déjà en moyenne en Suisse avec des permis de moins d’une année, sans compter ni les travailleurs détachés qui effectuent des missions en restant employés par des entreprises étrangères, ni les ressortissants de l’UE qui travaillent en Suisse pour moins de 90 jours et ne sont pas soumis à autorisation, ni les frontaliers. L’existence de cette main-d’œuvre temporaire montre que les employeurs suisses ont  déjà très bien compris l’intérêt qu’ils peuvent lui trouver et y ont recours autant que possible. Il serait certainement difficile d’en augmenter encore le poids au détriment de l’immigration durable si cette dernière était limitée.

Une troisième critique porte sur la thèse selon laquelle des séjours de courte durée constituent une charge moins importante pour la société d’accueil qu’une immigration plus durable. Cette thèse est loin d’être avérée et ne s’est pas vérifiée pour les saisonniers des années soixante. L’expérience de pays qui – comme les monarchies pétrolières du Golfe – pratiquent à large échelle le recrutement temporaire de main d’œuvre montre bien la difficulté d’accueillir dans des conditions acceptables des dizaines de milliers de jeunes célibataires sans perspectives de séjour. Pour la Suisse, une telle politique serait en contradiction avec la plupart des objectifs de la politique d’intégration qui prône l’apprentissage de la langue et les contacts entre immigrants et autochtones.

Enfin deux derniers arguments doivent être considérés. D’une part un modèle de court séjour comme unique voie d’immigration non-contingentée flanqué de restrictions au regroupement familial a très peu de chance d’être accepté par l’Union européenne dans le cadre des renégociations des accords bilatéraux qui s’annoncent. D’autre part et indépendamment des intérêts à court terme de la Suisse, le problème éthique et humain lié aux permis de courte durée n’est pas anodin. Les nombreux films et témoignages des années de recrutement saisonnier montrent qu’un retour à ce système serait pour la Suisse une régression peu compatible avec une société démocratique et respectueuse des droits humains.

 

Commission fédérale des étrangers (CFE). 1988. Problèmes humains et sociaux rencontrés par les saisonniers étrangers : analyse de la situation et ébauches de solutions. Information / CFE (17):29-57.

Mahnig, H. 2005. Histoire des politiques d'immigration, d'intégration et d'asile en Suisse. Zurich: Seismo (p. 144).