Piste pour la politique d’immigration 2: Des courts séjours hors contingents?

«il n’y aura (…) rien à objecter à l’afflux des étrangers, mais à condition seulement que ceux-ci ne songent pas à s’établir»… C’est un peu en ces termes que, ces dernières semaines, beaucoup d'acteurs politiques ont cru trouver la solution permettant de mettre en œuvre la limitation de l’immigration voulue par une majorité des Suisses le 9 février dernier tout en garantissant à l’économie suisse une main-d’œuvre suffisante. L’idée est simple: ne pas considérer comme immigrants au sens de l’article 121a «contre l’immigration de masse» les personnes auxquelles sont accordés des permis de moins d’une année et les faire ainsi échapper aux contingents d’immigration tout en évitant, du fait des séjours temporaires, les difficultés d’intégration et la pression sur les infrastructures reprochées à la libre-circulation. Considérés comme des travailleurs de passage, les titulaires de tels permis sont supposés ne pas souhaiter de regroupement familial dont on devrait donc pouvoir les priver afin d’éviter les coûts de scolarisation et d’intégration qui en découlent. Certains milieux économiques sont d'autant plus favorables à cette solution qu’elle flexibilise le marché du travail et constitue une sorte de période d’essai rallongée durant laquelle l’employeur peut décider s’il tente d’obtenir un permis durable contingenté ou s’il remplace l’employé par un nouvel immigrant fraichement débarqué et peut être moins regardant sur les niveaux de salaire et les conditions de travail…

Cette solution miracle a cependant un gout de déjà-vu: de fait, la citation ci-dessus date de 1924 !  Elle émanait à l’époque du Message du Conseil fédéral au parlement dans le contexte de la préparation de la loi sur le séjour et l’établissement des étrangers qui sera promulguée en 1931 et qui a présidé à la politique migratoire jusqu’aux années 1990 (cf. Mahnig 2005 p. 144) ! Ce modèle de rotation ou de "Gastarbeiter" fondé sur les courts-séjour par le biais du travail saisonnier (Plus de 150'000 entrées annuelles de saisonniers encore en 1990 !) a été largement critiqué, comme nous l’avons montré dans un billet récent. D’autres critiques peuvent être ajoutées à la liste dès qu’il est question de remettre en vigueur les courts séjours et la limitation du regroupement familial dans un contexte international profondément transformé par la globalisation.

Une première critique tient à la non prise en compte par ce modèle de la compétitivité de la Suisse comme pays d’immigration. Déjà dans les années soixante, la Suisse devait pratiquer un recrutement actif pour obtenir de la main d’œuvre et elle a dû élargir progressivement l’aire géographique de provenance de l’Italie, à l’Espagne puis à la Turquie, au Portugal et à la Yougoslavie. Depuis lors, les conditions de la migration ont radicalement changé et la compétition entre les pays d’accueil est devenue féroce. S’il serait sans doute relativement aisé de recruter à nouveau une main-d’œuvre peu qualifiée pour de courts séjours sans regroupement familial, cela tient en partie à la conjoncture européenne particulièrement maussade. En cas de reprise en Europe du Sud, il sera nécessaire d’aller recruter dans des pays plus éloignés. Pour ce qui est de la main d’œuvre plus qualifiée, on peut d’ores et déjà affirmer que des limitations des durées de séjour et des restrictions au regroupement familial seraient un handicap majeur pour la Suisse. Un récent et excellent reportage de Temps Présent intitulé "Cherche main-d'oeuvre à tout prix" sur le recrutement des infirmières est édifiant, de même qu’une étude australienne publiée en 2014 dans l’une des principales revues internationales d’étude des migrations et intitulée « Attracting and Retaining Globally Mobile Skilled Migrants ».

Une deuxième critique est que la Suisse a déjà largement recours aux permis de courte durée en complément à l’immigration durable. Ainsi une étude effectuée pour la Commission fédérale des migrations a montré que plus de 75’000 personnes séjournent déjà en moyenne en Suisse avec des permis de moins d’une année, sans compter ni les travailleurs détachés qui effectuent des missions en restant employés par des entreprises étrangères, ni les ressortissants de l’UE qui travaillent en Suisse pour moins de 90 jours et ne sont pas soumis à autorisation, ni les frontaliers. L’existence de cette main-d’œuvre temporaire montre que les employeurs suisses ont  déjà très bien compris l’intérêt qu’ils peuvent lui trouver et y ont recours autant que possible. Il serait certainement difficile d’en augmenter encore le poids au détriment de l’immigration durable si cette dernière était limitée.

Une troisième critique porte sur la thèse selon laquelle des séjours de courte durée constituent une charge moins importante pour la société d’accueil qu’une immigration plus durable. Cette thèse est loin d’être avérée et ne s’est pas vérifiée pour les saisonniers des années soixante. L’expérience de pays qui – comme les monarchies pétrolières du Golfe – pratiquent à large échelle le recrutement temporaire de main d’œuvre montre bien la difficulté d’accueillir dans des conditions acceptables des dizaines de milliers de jeunes célibataires sans perspectives de séjour. Pour la Suisse, une telle politique serait en contradiction avec la plupart des objectifs de la politique d’intégration qui prône l’apprentissage de la langue et les contacts entre immigrants et autochtones.

Enfin deux derniers arguments doivent être considérés. D’une part un modèle de court séjour comme unique voie d’immigration non-contingentée flanqué de restrictions au regroupement familial a très peu de chance d’être accepté par l’Union européenne dans le cadre des renégociations des accords bilatéraux qui s’annoncent. D’autre part et indépendamment des intérêts à court terme de la Suisse, le problème éthique et humain lié aux permis de courte durée n’est pas anodin. Les nombreux films et témoignages des années de recrutement saisonnier montrent qu’un retour à ce système serait pour la Suisse une régression peu compatible avec une société démocratique et respectueuse des droits humains.

 

Commission fédérale des étrangers (CFE). 1988. Problèmes humains et sociaux rencontrés par les saisonniers étrangers : analyse de la situation et ébauches de solutions. Information / CFE (17):29-57.

Mahnig, H. 2005. Histoire des politiques d'immigration, d'intégration et d'asile en Suisse. Zurich: Seismo (p. 144).
 

Etienne Piguet

Professeur de géographie à l’Université de Neuchâtel et Vice-président de la Commission fédérale des migrations, Etienne Piguet s'exprime à titre personnel sur ce blog.