Neuf février: revoter sans effacer !

C’est de Singapour qu’est venue la surprenante déclaration d’Eveline Widmer-Schlumpf au sujet d’un nouveau vote  populaire pour sortir du cul de sac du 9 février 2014. Bourde ou calcul, l’idée rejoint celle de l’initiative populaire "Sortons de l'impasse" (RASA) mais aussi les allusions de Didier Burkhalter et de nombreux autres acteurs politiques.

J’étais de ceux qui, au lendemain du 9 février, considéraient qu’un nouveau vote serait trop risqué, que le libellé flou de l’art. 121a ouvrait la possibilité d’une application compatible avec l’ALCP et que l’UDC n’aurait jamais la force et la volonté d’exiger une application stricte[i]. Le Conseil fédéral a pris l’option inverse d’une mise en oeuvre rigoureuse de quotas et de contingents, tout en donnant à l’UE les arguments pour exclure toute renégociation[ii]. Qu’il se soit agi d’une manœuvre subtile[iii], d’un juridisme étroit ou du fruit d’une absence de consensus au sommet, le résultat est là : après une année les fronts se sont crispés et il n’y a plus beaucoup d’espoir d’une application euro-compatible. Le prix de la mise en œuvre de l’art 121a devient prohibitif et un nouveau vote apparaît comme la seule issue possible.

Pour certains – dont les initiateurs de RASA – les choses sont claires. Le peuple a fait une erreur et s’en rend compte. Désécurisés par les nuages conjoncturels, un nombre suffisant de votants seraient prêts à effacer la décision du 9 février. L’initiative RASA stipule dès lors simplement : « Art. 121a et 197 ch. 11 Abrogés »… Je ne crois pas à cette stratégie ou, tout au moins, elle me semble extraordinairement risquée. Comme je l’avais écrit quelques semaines avant le 9 février, l’épouvantail de la fin des bilatérales doit, pour être efficace, être flanqué d’un projet social explicite et de mesures de protection pour rassurer les victimes potentielles de la libre-circulation. A fortiori dans la conjoncture actuelle, un nouveau scrutin, une fois agendé, pourrait devenir l’otage d’évolutions migratoires imprévisibles facilement instumentalisables par les milieux europhobes.

Il n’est à cet égard pas sans piquant que la prise de position d’Eveline Widmer-Schlumpf soit venue de Singapour. Ce pays partage en effet avec la Suisse l’une de premières places mondiales en matière d’immigration, tout comme l’une des premières en termes de performance économique. Or Singapour a récemment durci sa politique d’admission et fait face à une contestation populaire anti-immigration. Il n’y a pas le moindre sonderfall helvétique en la matière : tout pays dont le succès économique et social caracole en tête des classements mondiaux se retrouve confronté au casse-tête d’une régulation migratoire efficace et ne peut se fier uniquement aux lois du marché et de la libre concurrence…

Rappelons que les avantages d’une immigration libre, s’ils sont incontestables en moyenne, ne font pas que des gagnants et que les premières victimes appartiennent aux couches les plus défavorisées de la population. Ce n’est pas un hasard si ce sont souvent les quartiers et communes pauvres qui ont soutenu l’initiative du 9 février. Comment rassurer ces populations – souvent d’ailleurs formées elles-mêmes d’immigrants et d’anciens immigrants – qui se trouvent en première ligne ?

C’est là qu’interviennent les indispensables « mesures d’accompagnement » d’une part – nullement contestée par l’UE et donc compatibles avec l’ALCP et l’idée, nouvelle, d’une véritable clause de sauvegarde. C’est selon nous autour de ce pivot que pourrait s’édifier une voie de sortie qui permettrait un vote populaire annulant les néfastes effets du 9 février sans en oublier le message.

Une telle clause de sauvegarde ne reposerait pas sur une formule mathématique complexe dont l’automatisme effrayerait l’UE, mais serait élaborée sur la base de la formulation existante de l’ALCP: ainsi, dans son art. 14, §2, prévoit-il qu’un comité mixte peut se réunir, à la demande d’une des parties contractantes, en cas de difficultés sérieuses d’ordre économique ou social, afin d’examiner des mesures correctives appropriées. C’est l’application de cet article qui doit être clarifiée avec l’UE pour redonner à la Suisse une maîtrise ultime et autonome des flux migratoires en cas de crise. Il y a là une concession à obtenir, mais elle ne touche ni à la libre-circulation, ni aux clauses de non-discrimination érigées en principes intangibles par l’UE.

Croire que l’on pourra se passer de telles garanties et mettre la population devant une alternative binaire entre libre-circulation absolue et rupture de l’ensemble des accords avec l’UE est un rêve.

 


[i] Cf. à ce sujet mon commentaire dans le TEMPS du 25 juin 2014.

[ii] Il appartiendra aux historiens de valider ou non cette hypothèse mais les messages envoyés à l’UE après le vote me semblent avoir fait le lit de l’intransigeance qui a suivi. Ainsi la lettre envoyée le 7 juillet 2014 à Bruxelles évoquait la mise en place de critères de « préférences nationale » avec une certain naïveté si l’on sait à quel point le terme est associé à l’extrême droite (on en attribue parfois la paternité à Jean-Yves Le Gallou…) et alors qu'en Suisse, les initiants eux même entretenaient le flou en voulant donner la priorité aux résidants suisses… étrangers compris. La réponse de Catherine Ashton à Didier Burkhalter reprend exactement la même terminologie « a preference for Swiss nationals » pour refuser toute renégociation…

[iii] Certains ont prêté à une partie du CF l’objectif « pédagogique » de mettre le peuple devant l’ampleur des dégâts par une application stricte afin de pouvoir ensuite proposer ou soutenir un plan de sauvetage (cf. le Temps du 9 mars 2014).

 

Etienne Piguet

Professeur de géographie à l’Université de Neuchâtel et Vice-président de la Commission fédérale des migrations, Etienne Piguet s'exprime à titre personnel sur ce blog.