“La peur en Occident”: lecture pour un drôle d’été

“Comme c’était le jour de la mi-carême, qu’il faisait beau soleil et un temps charmant, les Parisiens se trémoussaient avec d’autant plus de jovialité sur les boulevards (…). Le soir du même jour, les bals publics furent plus fréquentés que jamais: les rires les plus présomptueux couvraient presque la musique éclatante; on s’échauffait beaucoup au chahut, danse plus qu’équivoque; on engloutissait toutes sortes de glaces et de boissons froides quand tout à coup, le plus sémillant des arlequins sentit trop de fraîcheur dans ses jambes, ôta son masque et découvrit à l’étonnement de tout le monde un visage d’un bleu violet.”

Couverture de La Peur en Occident

Ce drôle d’été sous le signe du Covid-19 (ou de la Covid-19, selon l’Académie française) m’amène à me replonger dans un bouquin que je n’avais plus ouvert depuis mes études, au siàcle passé. Je veux parler de La peur en Occident, du grand historien Jean Delumeau. Dans cette somme érudite et passionnante, le chapitre 3 “Typologie des comportements en temps de peste” résonne particulièrement en ce moment. Le court extrait ci-dessus se réfère au témoignage du poète Heinrich Heine, à propos de l’arrivée de la pandémie de choléra à Paris en 1832.

En lisant Delumeau, on constatera par exemple que les théories complotistes et autres fake news sont vieilles comme le monde. Ainsi, toujours lors de l’épidémie de choléra de 1832, la population de Lille refusa de croire à la maladie. Elle la considéra dans un premier temps comme une invention de la police, note l’historien. À Paris, ce fut un journal, jugé trop proche du pouvoir, qui fut accusé d’inventer l’épidémie. Rien de nouveau sous le soleil, donc.

Boucs émissaires

Balayant des siècles d’histoire européenne, Jean Delumeau dresse un tableau saisissant des diverses attitudes collectives face aux nombreuses épidémies, en particulier celles des différentes pestes qui ravagèrent l’Europe, et dont le continent a fini par perdre la mémoire consciente. De tout temps, la population a été partagée entre incrédulité, indifférence, panique, héroïsme ou lâcheté. Si nous avons fini par oublier ces grandes épidémies, il semblerait toutefois qu’il en reste des traces dans l’inconscient collectif, au vu de certains emballement des foules et de rumeurs.

À propos de rumeurs, si celle de la pénurie de papier hygiénique peut prêter à sourire, on rit beaucoup moins qu’elles aboutissent à désigner des boucs émissaires. Et pourtant, les accusations de Donald Trump envers la Chine ou l’OMS ne sont pas sans rappeler d’autres accusations qui font froid dans le dos. Lors de la pandémie de 1248-1350, lorsque la Peste noire arrive sur les bords du Léman, une autre rumeur arrive du Sud de la France et de la Savoie, celle des empoisonneurs de puits: les Juifs de Villeneuve sont accusés d’avoir répandu la maladie en empoisonnant les fontaines et sont massacrés. Du Pays de Vaud, les persécutions gagnent la Suisse alémanique, l’Alsace puis les villes et États du nord de l’Europe (à ce propos, voir par exemple le Dictionnaire Historique de la Suisse). Je ne remercierai jamais assez mon maître d’histoire au gymnase, Jean-Paul Verdan, de nous avoir fait travailler sur le sujet: de quoi vacciner les adolescents que nous étions contre les explications simplistes…

Le confinement ne date pas d’hier

Mais revenons au livre de Jean Delumeau: par sa mise en perspective dans l’épaisseur de l’Histoire, celui-ci nous permet aussi de nous rendre compte que les “remèdes” préconisés ne datent pas d’hier non plus: désinfection (avec les moyens du bord), mais surtout, application plus ou moins réussie de la quarantaine et du confinement. On les appelait alors, simplement, “isolement”. Bien appliqué, celui-ci était – et reste – la manière la plus efficace de prévenir la contagion, en particulier lorsqu’il n’existait aucun traitement.

Si la Peste noire (1348-1350) et les épidémies qui ont suivi ont décimé la population, elles ont aussi durablement influencé l’art européen, observe Jean Delumeau. La peste a orienté l’art, “davantage encore qu’auparavant, vers l’évocation de la souffrance, du sadisme, de la démence et du macabre”, écrit le grand historien, décédé le 13 janvier de cette année, à l’âge de 96 ans.

Je me demande ce que Jean Delumeau aurait pensé des agitations actuelles, des explosions festives des uns et des théories du complot des autres. Il n’aura pas vu, de son vivant, la grande peur épidémique recouvrir, à nouveau, l’Europe de son ombre. L’Europe, et le monde entier.

Pour poursuivre la lecture

À l’occasion de la mort de Jean Delumeau, Le Point a republié un entretien que lui avait accordé l’historien lors de la reparution de La Peur en Occident, XIVe-XVIIIe siècle, une citadelle assiégée.

Emmanuelle Robert

Après des études de lettres et un parcours de journaliste, Emmanuelle Robert a travaillé dans la coopération au développement. Active dans la communication (le jour), elle écrit (la nuit) et est l'auteure de Malatraix (Slatkine, Genève, 2021). Elle est aussi coach professionnelle et amatrice de course à pied.