Et si les sciences humaines créaient de nouveaux métiers: vers les ‘DH curators’?

Disons-le d’entrée, le bouleversement de notre paysage romand journalistique nous effraie: arrivera-t-on encore à penser ? La crainte est justifiée, le coup d’assommoir certain, mais il est plus que jamais urgent de scruter l’horizon apparemment obscure.

Mât, vergues, hune, haubans à bord de l’ Hermione, Rochefort-sur-Mer, Charente-Maritime; auteur: Zebulon; Domaine public

A l’ère du hacking et des hackers, la réserve d’images symboliques de la piraterie possède un rôle primordial: celui de la vigie. Grimper sur le mât, scruter, flairer ce qui peut advenir. C’est au printemps 2013 que j’ai appris l’existence d’un métier nouveau à mes oreilles: biocurator. Quatre ans plus tard, je vois poindre à l’horizon  un nouveau métier potentiel pour les chercheurs issus des sciences humaines: les DH curators. Mais que recouvre donc ce jargon?

De part et d’autre, il s’agit de prendre soin, d’avoir cure des données informatiques, pour ce qui concerne les sciences de la vie avec les biocurators, et pour ce qui concerne les sciences humaines numériques, avec de potentiels Digital Humanists curators, ou DH curators, comme je propose de nommer ce qui pourrait être un nouveau métier.

Le biocurator exerce son métier en bioinformatique, ce nouveau domaine né du séisme de la rencontre entre biologie et informatique, et fédérée au sein de l’Institut Suisse de Bioinformatique. L’explosion de la littérature scientifique dans ces domaines a vu également l’augmentation du nombre d’erreurs publiées, au point qu’il a fallu mettre sur pied un métier devenu indispensable: le biocurator “assure la cohérence et la valeur des contributions de la communauté des usagers, en collaborant à maintenir des ressources libres d’erreurs”, comme l’explique un article de la revue scientifique Database.

La mutation numérique des sciences humaines pourrait donner naissance à ce type de métier, qui permettrait à certains docteurs de trouver une finalité à leur formation de pointe. Un outil autrichien créé dans le cadre d’un projet européen semble conduire à l’émergence d’un tel métier : Transkribus. Cet outil permet la reconnaissance semi-automatique des manuscrits. Contrairement aux méthodes visant à une lecture entièrement automatique des manuscrits (ROC ou OCR), Transkribus fait le pari de la collaboration humain-machine. Un/e chercheur/se transcrit d’abord entre 5’000 et 10’000 mots d’un manuscrit spécifique, aussi ardu soit-il à lire, et en nourrit la machine à apprendre. Transkribus peut  lire la suite de lui-même, en assurant un taux d’erreur fort respectable. Il ne reste ensuite plus qu’au DH curator à rendre le texte libre d’erreurs, de manière similaire au travail des biocurators. Ce type de tâche continuera à exiger la maîtrise parfaite des langues concernées par le manuscrit.

Tôt au tard, on aura besoin de ce type de profil, même si, bien sûr, les sciences humaines ne sauraient rivaliser avec l’ampleur et les retombées économiques des sciences de la vie. Mais ces besoins vont néanmoins émerger. Il reste toutefois entre eux et nous un océan à traverser, vigie en alerte : l’apprivoisement de cet espace collaboratif entre l’humain et la machine.

Noël, Hanouka, Diwali: nos patrimoines culturels immatériels… et numériques ?

2016 aura été une première pour la Suisse : pour la première fois, l’une de nos traditions a été reconnue comme «patrimoine culturel immatériel» (PCI) par l’UNESCO. Il s’agit de la fête des vignerons, présentée par une video enjouée qui montre bien l’ancrage de la fête dans une micro-société. Le carnaval de Bâle est en examen.

Lumières de la fête de Diwali, auteur: Indianhilbilly; © CC BY-SA 2.0, wikicommons

Cette démarche de l’UNESCO nous fait à nouveau flirter avec les contradictions de nos perceptions de «l’immatériel» (voir le blog du 2 juillet dernier). Ce patrimoine «immatériel» se matérialise en fait de plus en plus via le support digital : le voici enregistré, filmé, expliqué, commenté par les acteurs anonymes mêmes qui le portent. Comme l’explique Hughes Sicard dans le récent collectif Patrimoine culturel immatériel et numérique, lorsque l’UNESCO a ouvert la démarche du PCI en 2003, les textes fondateurs n’impliquaient pas le numérique, mais celui-ci avait été mentionné dès les discussions préparatoires de l’entreprise dès 1989 [1].  La matérialité digitale nous appelle à revisiter encore autrement notre perception de l’immatériel, pour penser ce patrimoine culturel qu’on estimait volatile.

A l’heure où la terre s’est enfoncée dans la nuit la plus sombre depuis 500 ans, nous dit-on, j’ai pour ma part bien envie de promulguer «patrimoine culturel immatériel» mondial toutes nos fêtes de la lumière : Noël, la fête chrétienne du 25 décembre ; Hanouka, la fête juive des lumières, qui a lieu cette semaine en 2016 ; ou Diwali, la fête indienne des lumières, en automne. Le fait de devenir «patrimoine culturel immatériel» pourrait-il protéger un temps soit peu nos marchés de Noël, devenus si fragiles depuis quelques jours ? Faut-il se dépêcher de les numériser pour qu’au moins on puisse s’y rendre virtuellement, en toute sécurité, muni de lunettes ad hoc ? Arrivés à ce point on hésite, on regrette même peut-être déjà de tant vouloir numériser cet héritage immatériel, de la fête des vignerons au vin chaud. Et pourtant, ce ne sont certes pas les lunettes virtuelles qui sont en train de nous contraindre à protéger nos marchés: nous n’avons pas eu besoin d’attendre leur arrivée pour avoir de la peine à regarder la réalité en face.

Incertaine, notre génération hésite entre le matériel, le virtuel, l’immatériel, et «on avance peu à peu, comme un colporteur d’une aube à l’autre», selon les mots de Philippe Jaccottet. On avance peu à peu d’une fête des lumières à l’autre, dans un marché de fin d’année aux dimensions planétaires. Et vous, mettrez-vous du matériel, de l’immatériel, du virtuel, du réel au pied de votre sapin ? Nous en avons débattu le 24 décembre au matin sur RTS la 1ère, dans l’émission d’Antoine Droux.

 

[1] Hughes Sicard, «Le numérique au secours du patrimoine culturel immatériel ?», dans Patrimoines culturel immatériel et numérique, Marta Severo et Martine Cachat (dir.), L’Harmattan, 2016, p. 32-40 ; ici p. 32 : «Au cours des années 1990, les réunions d’évaluation de la Recommandation de l’Unesco sur la sauvegarde de la culture traditionnelle et populaire (1989) laissent transparaître des questionnements sur les possibles effets de l’émergence des nouvelles technologies».

Et vous, vous optimisez vos processus? Autour d’une pub Swisscom

C’est un peu rageant, mais elle est extrêmement bien faite cette pub Swisscom, «Réalisez aujourd’hui l’avenir de votre modèle commercial». C’est rageant, parce qu’on sent immédiatement que cela doit servir très adéquatement une certaine idéologie économique et sociale. Mais on est séduit quand même. Si vous ne connaissez pas cette publicité, testez-la d’abord avant de poursuivre la lecture de ce blog: https://digital-future.swisscom.ch/fr/#

Que vous en semble? Il s’agit de tester cette publicité, plus que de la regarder et de l’écouter, car vous pouvez être acteur dans cet objet numérique. Il y a quatre étapes, et à chaque fois vous pouvez décider de cliquer ou non sur «Oui, je suis partant», quitter l’animation et vous immergez dans le questionnaire qui vous persuadera qu’avec le numérique, vous avez le profil de l’entreprise qui «se donne de la peine et en a». La perspective est simple et unique: on va faire de vous un gagnant, avec les bonnes cartes en mains, et au diable les perdants du numérique. Les exemples sont bien choisis, utopiques ce qu’il faut mais pas trop: l’ère numérique en entreprise vous tend les bras.

Mais cela cloche pourtant, et fermement. Faites une lecture «genre» et «valeurs» de cette publicité: c’est sans appel. Le fonds des valeurs est celui d’une Suisse du terroir – chalet d’abord -, fondée sur le couple, et où la femme garde sa juste place: la voici maîtresse d’école, infirmière, et, suprême soulagement, un ordinateur la dispense même de conduire afin qu’elle puisse aimablement sourire à d’autres en lieu et place de froisser la carrosserie. Tout est bien qui finit bien: un soixantenaire alerte conclut la série. C’est le maître du jeu, qui a su garder les bonnes cartes en main. C’est vous, en fait, vous qui allez appeler Swisscom pour vous coacher.

Mais le plus pernicieux peut-être est le langage tenu sur l’émotionnel. C’est un nouveau trend, apparemment, en entreprise: intégrer les émotions de ses clients et de ses employés dans son management. Le questionnaire l’explicite via une rubrique «émotion et transition numérique». Vous prendrez bien encore un peu de sentiment pour adoucir votre cocktail de changement culturel? Voilà, on vous a tout dit sur «l’optimisation de vos processus».

On ne perd pas son temps à analyser un tel objet publicitaire numérique, car il permet de devenir davantage conscient de la manière dont les mêmes thématiques – et donc la même idéologie – se retrouvent dans des lieux et personnes apparemment diamétralement opposés à l’armada Swisscom. Par exemple chez le tatoueur «self-branding» Max Büchi, mis en avant dans un article et une vidéo du Temps le 9 décembre dernier. A bien lire et écouter ce qui nous y est dit, celui qui paraît au premier abord incarner une figure particulière, audacieuse et self-made, se révèle un sacré «maître du jeu» numérique, qui n’hésite pas à lier créativité et instrumentalisation: «Ce qui me plaît dans le numérique, c’est qu’il a donné du pouvoir aux créatifs. Grâce à Internet et aux réseaux sociaux, l’anonymat n’est plus une fatalité et l’on peut instrumentaliser quelque chose d’intuitif qui est la conscience de soi», dit-il.

La créativité s’éprouve ici non plus tellement à partir du résultat, mais quant à son processus même. Et rien de plus divertissant que de transformer en produit le «processus qui porte la création» (min 3.28-3.43 de la vidéo YouTube). Dans le fond, c’est tout simple: Max Büchi a optimisé ses processus. Le voilà prêt à être embauché par Swisscom pour leur prochaine pub numérique, non?

L’Ecriture au risque du code : Réforme, an 501

Depuis ce 1er novembre, nous voici entrés dans ce 500ème anniversaire de la Réforme qui se conclura le 31 octobre 2017. On me permettra ici de prendre un peu d’avance pour penser la suite, la Réforme an 501, en ouvrant la réflexion via l’un des points forts de cette confession chrétienne : sa volonté d’être en prise à la culture. L’illustration en est vite choisie, car les protestants, qui ont tant misé sur le rapport au livre – ou du moins à l’écriture selon leur adage phare sola scriptura, «par l’écriture seule» –, sont aujourd’hui fortement provoqués par la mutation digitale de l’écriture, en exode depuis les pages papier jusque sur l’écran d’ordinateur. En choisissant comme étandard le sola scriptura, on peut dire que les protestants ont poussé à l’extrême une intuition liée dès l’origine à l’émergence du christianisme. En effet, tant le professeur au collège de France Roger Chartier que le papyrologue américain Roger Bagnall, avec d’autres, ont démontré la synergie  établie entre

Pragmata used for coding; auteur: Fabrizio Schiavi; © CC BY-SA 3.0, wikicommons
Extrait de code; auteur: Fabrizio Schiavi; © CC BY-SA 3.0, wikicommons

l’émergence du livre, le codex avec ses pages, et la naissance du christianisme, aux premiers siècles de notre ère [1]. Qu’arrivera-t-il donc au christianisme, et qui plus est à la Réforme, si nous sortons du livre ? Répondre en réformée à cette question, c’est d’abord se demander ce qu’il arrive à la culture occidentale quand l’écriture sort du livre.

L’écriture digitale représente un choc culturel qu’il n’est désormais plus besoin de démontrer : Le Temps a ouvert le débat ces jours sur la place de l’apprentissage informatique à l’école. A mon sens, Jean Romain illustre fort bien comment «prêcher le faux pour signaler le vrai», en pointant sur deux thématiques clés, qu’il conduit toutefois dans une impasse. Premièrement, le virtuel : il considère «qu’il ne remplace pas la fiction», qui, elle, permettrait de «rendre tangible la réalité», alors que le virtuel songerait à la remplacer. Avant lui, Umberto Eco a montré une difficulté similaire avec le virtuel, estimant que le Web conduit à l’indistinction entre la vérité et l’erreur [2]. La couverture du livre, certifié par une collection reconnue, semblait garantir le réel, mais c’est précisément de cette illusion que le virtuel nous fait revenir. Quand une information est jetée sur le web, il nous faut certes sans cesse la vérifier, la confronter, mais nous pouvons souvent le faire au vu de la multiplicité des sources à disposition. Nous ne faisons alors rien d’autre que mettre en œuvre le jugement de la communauté qui assure les frontières du réel, telle que décrite en son temps par le philosophe Charles S. Peirce comme «sans limite et capable d’augmenter indéfiniment la connaissance» [3]. Le numérique nous provoque, c’est vrai, à adopter une autre posture pour établir des limites du réel, mais elle est tellement plus passionnante. Elle se prête très bien à être mise en œuvre collectivement dans la salle de classe, pour peu qu’on se distancie d’une perception verticale de l’enseignement. Qu’on écrive au silex ou à l’ordinateur, que l’école serve d’abord à former des esprits citoyens, critiques et solidaires, membres la communauté peircéenne, le reste suivra.

Expected wave of data showing the growth of audiovisual data (video, images, audio). Source: IBM Market Insights 2013. Quoted by AVINDH SIG
Projection de l’augmentation attendue des données audio-visuelles (video, images, audio). Source: IBM Market Insights 2013. Cité par AVINDH SIG

Deuxièmement, Jean Romain se plaint du fait que le numérique nous entraînerait dans une «pulsion scopique. Il s’agit de voir, de visualiser, de mettre l’accent sur l’écran qu’on a sous les yeux, de satisfaire notre appel au spectacle», dit-il. Et c’est vrai qu’à considérer certains chiffres, on ne pourrait que penser qu’il a raison : depuis le milieu des années 2000, le volume des données qui transitent online concernent surtout des vidéos et des images, et cela ne va faire sans doute qu’augmenter. Mais c’est là qu’il nous faut serrer de près le rôle et l’impact de l’écriture digitale. En effet, en régime informatique, l’interface en ligne de commande (CLI) l’emporte en précision et efficacité sur l’interface graphique (GUI). Autrement dit, lorsqu’on commence à «regarder ce qui se trouve sous le capot», pour reprendre l’expression de Martin Vetterli, l’écrit l’emporte encore bel et bien sur l’image, si on s’aventure dans les langages de programmation : ce que vous pouvez faire en écrivant via le terminal de votre ordinateur sera toujours plus précis et rapide qu’en utilisant l’interface graphique de votre ordinateur, toute Mac fût-elle.

Alors oui, je suis absolument convaincue que tous les élèves doivent avoir des notions basiques de codage et de programmation, pour précisément devenir conscients de leurs apriori et développer leur sens critique. Nous aurons alors intégré l’approche décapante de la mathématicienne diplômée de Harvard, Cathy O’Neil, dans Weapon of Math Destruction (2016) : elle y explique de quelle manière les “big data augmentent les inégalités et manipulent la démocracie”. Emmener les élèves dans les dédales du code, même basique, ne fait toutefois pas encore l’unanimité. Dans son blog du Temps, Blaise Reymondin rappelle qu’au début des années 80, les jeunes ados que nous étions ont pu suivre des cours de programmation, mais ne croit «pas que ce soit un prérequis aujourd’hui». Or c’est justement parce qu’on a cessé ensuite d’enseigner des bribes de programmation à l’école que nous nous sommes tous éloignés – et les femmes en particulier – des apriori de cette culture informatique. Et nous voici à ranger bien poliment ce monde qui nous ne maîtrisons pas dans un cloud, une «nuée» aux relents célestes.

Et oui, chassez la théologie et les aspirations au divin, elle reviennent au galop, surtout dans nos perceptions du monde informatique, comme je l’avais souligné dans un blog du 4 juin dernier. Dans le contexte culturel de l’écriture au risque du code, la première tâche d’une théologie réformée, toujours prompte à la chasse aux idoles, devrait être de collaborer à dédiviniser l’informatique. Et donc soutenir un enseignement basique à tous des apriori de ce langage, pour développer une conscience

© C. Clivaz, Eglise St-Jean de Malte, 31.10.16
© C. Clivaz, Eglise St-Jean de Malte, 31.10.16

critique face à lui. La seconde devrait être d’entretenir encore et toujours un dialogue critique avec la liturgie catholique  qui a ce beau geste de présenter le «livre» des Evangiles bibliques lors de leur lecture communautaire. Mais un geste qui va inexorablement devenir de plus en plus en décalage avec notre contexte culturel. Je ne crois pas une seconde que les prêtres de demain tendront à bouts de bras un ipad ! Par contre, ce geste va devenir en partie obsolète, et signaler une mémoire du passé au cœur du christianisme, tout comme le sont les rouleaux de la Torah à la synagogue. Ce n’est pas grave en soi : il faut juste prendre conscience de ce décalage culturel qui s’instaure, et se tenir prêt à repondérer l’équilibre entre parole, image et écriture dans la théologie chrétienne. Un beau défi.

Par ailleurs, la veine réformée aura la liberté d’innover, de construire ses cultes autour d’applications qui pourraient favoriser les interactions entre le/la célébrant/e et l’assemblée, si les protestants ne restent pas prisonniers d’une nostalgie du livre. S’ils acceptent, dans la foulée du roman de Ray Bradbury Fahrenheit 451, que c’est bien les êtres humains qui sont les vrais porteurs des Ecritures et leurs couvertures livresques de chair et de sang. Enfin, il faudra encore compter avec cet immense défi pour la Réforme an 501 : reconsidérer le rapport au corps, alors que d’une emprunte de pouce nous pouvons désormais payer via nos smartphones ; alors que nous serons soulagés de bénéficier, le cas échéant, d’une prothèse bionique. Car l’Ecriture n’est pas la seule qui se voit livrée à la sphère digitale : le corps l’est aussi, ce corps incrusté au cœur des rites de la foi chrétienne. En effet, à chaque fois qu’on partage le pain et le vin dans une église, Cène protestante ou Eucharistie catholique, on répète ces mots bibliques de Jésus de Nazareth : «ceci est mon corps donné pour vous». Cet homme a pris le risque de livrer son corps pour les autres. Il n’aurait pas craint, je crois, de voir le corps des Ecritures livré au codage électronique, tant que la parole peut encore s’y faufiler et garder la lettre algorithmique de vouloir devenir Esprit.

 

[1] Voir C. Clivaz, «The New Testament at the Time of the Egyptian Papyri. Reflections Based on P12, P75 and P126 (P. Amh. 3b, P. Bod. XIV-XV and PSI 1497)», dans Reading New Testament Papyri in Context – Lire les papyrus du Nouveau Testament dans leur contexte (BETL 242), C. Clivaz – J. Zumstein (eds.), with Jenny Read-Heimerdinger and Julie Paik; Leuven : Peeters, 2011, p. 15-55.

[2] U. Eco, Le vertige de la liste, M. Bouhazer, Paris : Flammarion, 2009, p. 360.

[3] N. Houser et alii (éd.), The Essential Peirce. Selected Philosophical Writings, vol. 1, Bloomington/Indianapolis: Indiana University Press, 1992, p. 52. Ma traduction.

«Il n’y a plus ni homme, ni femme» (1er s. ap. JC) : commémorer la fragilité du 1er juillet 1996

La date de 1981, je la connaissais bien : l’inscription dans la loi suisse de l’égalité entre hommes et femmes. Mais ce n’est qu’à l’occasion des manifestations prévues pour ce mardi 14 juin à l’Université de Lausanne que j’ai réalisé que cette loi n’était entrée en vigueur que 15 ans plus tard, le 1er juillet 1996. Cette toute petite vingtaine d’années me paraît aujourd’hui d’une fragilité déconcertante. Car rien ne semble acquis d’un rapport harmonieux entre les genres, quels qu’ils soient.

Domaine public; auteur: Mutxamel (wikicommons)
Domaine public; auteur: Mutxamel (wikicommons)

L’impensable, en effet, se produit. On a appris le 5 juin dernier que le Synode luthérien de Lettonie avait décidé de mettre fin à l’ordination des femmes pasteurs, inaugurée dans cette Eglise en 1975. De fait, 30 Eglises luthériennes sur 145 ont aboli la possibilité d’ordonner des femmes pasteurs, apprend-t-on dans un article de Protestinter qui précise qu’à l’occasion de la discussion en Lettonie, des théologiennes ont «été violemment insultées par des pasteurs sur leur site web, si bien que les commentaires ont dû être désactivés». Du côté de Bâle, on a failli accepter qu’on ne serre plus la main d’une femme en raison de son genre. Et nous tremblons de la tuerie de ce week-end dans une discothèque gay d’Orlando sous revendication d’extrêmisme religieux. Oppression des femmes et des minorités sexuelles se nourrissent souvent des mêmes discours.

Et pourtant dans ma mémoire culturelle résonnent avec obstination ces mots bibliques, sous le style de l’apôtre Paul qui plus est: «en Christ, il n’y a plus ni homme, ni femme» (Lettres aux Galates 3,28). Des femmes courageuses s’inspireront de cette parole jusqu’au 4ème siècle pour former une église minoritaire avec des femmes prêtres et évêques, raconte – courroucé – le père de l’Eglise Epiphane (voir son ouvrage Panarion 2,1-3). Mais l’évêque luthérien de Lettonie avance en 2016 d’autres passages du même apôtre Paul pour interdire aux femmes la prise de parole ministérielle. Le religieux entretient de mémoire millénaire des relations bien souvent désolantes avec les questions de genre, encore que certaines avancées demeurent possibles, comme le rite pour couples partenariés voté à la quasi unanimité par le Synode de l’Eglise évangélique réformée vaudoise en 2012 et 2013.

Si tout est à repenser et à fonder sur de nouvelles bases dans les rapports de genre, c’est qu’il aura fallu deux générations pour prendre la pleine mesure des transformations provoquées par ce tournant décisif : l’invention de la pillule contraceptive dans les années 50. La possibilité de dissocier la sexualité de la procréation, et de pouvoir envisager la vie de couple sans enfants, redistribuent les cartes des rapports entre individus. Jusqu’à l’imposition individuelle qu’on commence enfin à discuter. L’heure est à l’alliance entre individus autonomes pour vivre le couple : c’est de là que pourra peut-être naître la complète mise en oeuvre de l’égalité. Ce n’est que depuis le 1er juillet 1996 que les filles naissent vraiment libres et autonomes dans notre pays, sans encore qu’on leur garantisse un salaire égal à conditions égales. Elève Helvétie, contrôle d’études genre 2016 : se donne de la peine et en a.

Le Temps de Lausanne

Place de la Palud ©cclivaz

Faut-il un jour d’avril ensoleillé repasser par la place lausannoise de la Palud, et puis voir l’horloge interpellant les passants pour avoir l’impression que «l’esprit ne meurt pas», comme le chantait le poète local Gilles. Fragrances d’enfance: il fallait tirer sur la main de l’adulte à temps pour ne rater le passage des petits personnages à l’horloge de la Palud, à l’heure pile!

©cclivaz

Pourtant, sur un rayon de librairie, devant les volumes alignés de Jacques Chessex, la théologienne que je suis ne peut s’empêcher de percevoir l’ère du changement: quel est l’écrivain du cru qui pourrait encore choisir autant de titres à références bibliques pour ses romans, sans craindre d’être incompris. Ou qui seulement aurait l’idée de les employer: «Jonas», «Le Désir de Dieu», «L’économie du Ciel», «L’Eternel sentit une odeur agréable»… Impressionnant à les lire à la suite.

Sur les ondes de la 1ère, un journaliste rappelait le matin même ces mots de Gilles, toujours: «Lausanne, une belle paysanne qui a fait ses humanités». Aussitôt je me mets en quête de la référence, déformation académique oblige, pour constater que la liste de tous les vertiges, Google, nous montre qu’on attribue ces mots tantôt à Gilles, tantôt à Ramuz: la mémoire locale les embrasse d’un même souvenir heureux. Impossible de trouver le texte en ligne, mais heureusement Youtube nous livre les accords d’une chanson tout autant enjouée qu’oubliée, «Lausanne»: écoutez-la!

Le chant se conclut ainsi: «Le marché sur la Riponne, puis l’Université, et puis la cloche qui sonne, voilà notre cité. Car le charme de Lausanne, c’est qu’elle est en vérité, une belle paysanne qui fait ses humanités. Sonne donc, pour l’école le grand branle-bas … mais l’esprit ne meurt pas». Parler des «humanités», par-delà les sciences humaines, est revenu aujourd’hui à la mode via les «humanités digitales», que j’aurai l’occasion de commenter sur ce blog. Des humanités à faire, donc, au rythme d’une ville qui change quand bien même l’esprit demeure.

L’adage de «Lausanne la belle paysanne» avait notamment été utilisé en 1964, par le syndic de Montreux d’alors, R. Juri, lors de son allocution de bienvenue dans la cérémonie d’ouverture de l’Assemblée générale de la Confédération européenne de l’agriculture, la CEA (p. 11): «On prétend même que tout Vaudois, quelle que soit sa profession actuelle, a des attaches plus ou moins lointaines avec la terre. Le membre vaudois de notre gouvernement fédéral est un ancien viticulteur. Quant à la ville de Lausanne, chef-lieu de notre canton et siège de l’Exposition nationale, elle a été définie par un poète et homme d’esprit comme “une belle paysanne qui a fait ses humanités”. C’est dire que les problèmes que vous allez débattre à l’échelon européen sont aussi nos problèmes. Nous savons que de leur solution dépend, dans une large mesure, l’évolution future d’un pays tel que le nôtre».

Qu’est-ce qui a changé de fait? Il suffit, dans ces phrases, de remplacer l’allusion au conseiller fédéral Paul Chaudet à Guy Parmelin, et R. Juri par Laurent Wehrli, et le tour est joué, car la phrase conclusive sur notre lien à l’Europe vaut exactement à l’identique en 2016. A l’heure des humanités à faire, à refaire, c’est le moment favorable pour Lausanne, dans sa capacité à innover et à faire durer, elle dont la «main gauche tient la vigne, la main du coeur». Depuis une année, signe des temps, le Temps est à Lausanne: c’est le temps de Lausanne!