Au-delà de la note de bas de page

La culture digitale procure parfois des nostalgies certaines : me voici prise d’une tristesse profonde à l’idée que nous perdons de plus en plus, dans l’écriture digitale, la note de bas de page, du moins dans sa forme clairement cadrée par la page. La page elle-même bat en retrait. La note de bas de page est pourtant au coeur du savoir faire du chercheur en sciences humaines et sociales, et je la pratique avec toujours la même assiduité dans ces articles de recherche de pointe, où parfois l’espace dévolu aux notes l’emporte sur celui dévolu au texte, au sein de la page.

Pourtant, on la sent en sursi. Comment survivrait-elle, du reste, au retrait de la page? Comment survivrait-elle surtout aux infinis possibles de référencement ouverts par l’écriture digitale? La transformation, la métamorphose de la note de bas de page, s’affiche comme un séisme à venir, un de plus. Pour évaluer la perte, pour décrypter un tant soit peu ce qui est en jeu, il faut s’approprier l’objet, lui faire face, et tenter de comprendre s’il mute ou disparait.

La note de bas de page n’a pas toujours été là. Elle est même l’un des signes forts de la gestation de la modernité, née au creuset de la culture imprimée. Anthony Grafton, dans une monographie qui a fait date sur la footnote, rappelle les démélés d’Etienne Pasquier avec ses amis lorsque dans une publication de 1560, celui-ci se lance à rapporter ses informations à des prédécesseurs. C’est l’autorité historique qui est ici en jeu, qu’on se pique de faire de l’histoire comme Pasquier, ou une pièce de théâtre historique, comme Ben Johnson (1605). [1] Par l’étendue des textes mis en circulation, la culture imprimée imposera petit à petit le référence, et la disposition typographique de la note de bas de page.

Cette dernière est pourtant clairement une convention ancrée dans une certaine culture, comme le rappellera le philosophe Jacques Derrida dans une conférence de 1988: «Le concept d’annotation stricto sensu (si une telle signification existe) a des limites imposées par certaines lois, institutions et conventions sociales qui ont leur propre histoire et leurs propres limites culturelles bien déterminées. […] D’autres cultures – même par exemple les cultures juive et arabe, peu éloignées de la nôtre – se servent d’une organisation intertextuelle de la page en élaborant une mise en page topographique suivant des règles et des évaluations d’ordre hiérarchique qui sont très loin de correspondre à ce que nous appelons annotation» [2].

Si notre manière occidentale de référencer est en mutation dans la culture digitale, il faut donc sans doute y voir l’indice d’un au-delà de nos paramètres culturels modernes. L’hyperlien défait l’organisation hiérarchique de la page. Il ajoute de l’information à tout moment, et celle-ci passe ainsi du statut de supplément ou d’ajout, depuis son lieu préservé de l’hors-texte, à celui de «texte en plus», de texte ailleurs, d’intertexte. Cette intertextualité – au sens littéral du terme – permise par l’hyperlien est de fait une gageur pour l’auteur. Il doit céder de sa superbe et de son pouvoir au lecteur, qui d’un clique peut se retrouver lui aussi face à la source, face à l’autre texte. Le lire, l’interpréter et en rendre compte.

La note de bas de page était le filet tendu au milieu du court dans la partie entre l’auteur et le lecteur. L’hyperlien les aligne l’un sur l’autre comme scribe en action et scribe à venir.

[1] Anthony Grafton, The footnote, Harvard University Press, 1999, p. 142-144.

[2] Jacques Derrida, trad. française de S. Pickford, revue par l’auteur, « Ceci n’est pas une note infrapaginale orale », La Licorne, n° 67 (« L’Espace de la note », dir. J. Dürrenmatt et A. Pfersmann), 2004, p. 11-12.

 

“Que les femmes se taisent dans l’assemblée”. Relire un manuscrit chrétien

En plein épisode médiatique des #metoo, entendre la Conseillère fédérale Simonetta Sommaruga faire le point à la télévision sur la femme dans la société suisse, le soir du 100ème anniversaire des femmes socialistes, ce n’est pas anodin. Il faut parler, encourage-t-elle, absolument, semble-t-il. Un tel discours, à ce niveau d’autorité, est si nouveau qu’il vaut la peine, pour chacun et chacune d’entre nous, selon ses compétences professionnelles, de s’interroger sur ce qui aura permis un si long silence imposé aux femmes, cantonnées des siècles durant à la sphère privée.

Certains passages de la Bible et leurs lectures auront contribué – contribuent encore, suivant les Eglises – à assimiler la femme à un être destiné au silence public. Mais ce qui est étonnant, c’est que la lecture même de ces passages dans les manuscrits anciens est en train d’évoluer, grâce notamment à la culture digitale, un facteur décidément prompt à rebrasser les cartes. Qu’on s’arrête à cet exemple.

Dans le Nouveau Testament, dans la première lettre aux Corinthiens 14, 34-35, l’apôtre Paul demande aux femmes de se taire dans l’assemblée: «34. Que les femmes se taisent dans les assemblées, car il ne leur est pas permis d’y parler; mais qu’elles soient soumises, selon que le dit aussi la loi. 35 Si elles veulent s’instruire sur quelque chose, qu’elles interrogent leurs maris à la maison; car il est malséant à une femme de parler dans l’assemblée». Or ce passage est en contradiction directe avec le chapitre 11 de la même lettre, qui invite la femme à se couvrir la tête pour prier et prophétiser en public (1 Co 11,5). 

Codex Vaticanus, 4ème siècle; © domaine public; 2 Th 3,11-18 et He 1,1-2,2

Cette contradiction célèbre n’a toutefois pas été suffisamment forte pour qu’on se mette vraiment à l’écoute de l’un des manuscrits les plus importants qui en fait mention, le Codex Vaticanus (4ème siècle de notre ère). Bien des chercheurs l’avaient regardé, lui ou son facsimilé, rangé à l’abri des bibliothèques. Mais ce n’est que depuis quelques années que les spécialistes des manuscrits du Nouveau Testament s’accordent à reconnaître que le passage porte indiscutablement des signes critiques indiquant qu’il a été ajouté au texte [1].

D’une certaine manière, ce manuscrit «parlait» depuis des siècles, sans être entendu. Il a fallu qu’il devienne accessible à beaucoup de personnes pour qu’on l’écoute enfin: aujourd’hui, chacun peut aller voir le folio en question. Cette expérience faite par ce vénérable manuscrit vaut aussi pour les femmes: plusieurs d’entre elles ont tenté de parlé, depuis longtemps, depuis toujours, mais encore fallait-il qu’elles puissent être entendues par beaucoup de personnes – via la culture digitale – pour que leur voix porte enfin. La sortie du silence s’organise, s’accompagne, se prépare. J’espère que ce mois d’octobre aura permis une réelle sortie du silence des femmes. Le chemin sera encore long, sans doute.

Le Codex Vaticanus offre encore un autre lieu de méditation sur le silence des femmes. L’Evangile selon Marc s’y conclut en 16,8 par les femmes qui fuient la tombe de Jésus, vide, et qui «ne dirent rien à personne, car elles avaient peur». Depuis le 4ème siècle, ce manuscrit conclut cet évangile par ce silence féminin apeuré, sauf qu’il laisse ensuite presque deux colonnes vides, un phénomène inattendu dans ce document. Selon un éminent collègue, on aurait là la preuve qu’il y avait une autre fin, ou qu’on aurait voulu en mettre une [2] : on ne saura pas. Mais toujours est-il que ces deux colonnes vides après Mc 16,8 peuvent servir d’image symbolique pour dire la possible sortie du silence, via cette interruption du texte biblique. Ce blanc – littéral – du texte a attendu patiemment son heure: que les lecteurs en ligne le regardent, le scrutent, s’interrogent à son propos. Ces deux colonnes sont autant d’espace laissé aux femmes pour qu’elles puissent une fois surmonter leur peur, briser le silence, et reprendre l’histoire [3].

[1] Philip B. Payne, “Vaticanus Distigme-obelos Symbols Marking Added Text, Including 1 Corinthians 14.34-5”, New Testament Studies 63 (2017), p. 604-625.

[2] Elliott, J. K., “The Last Twelve Verses of Mark: Original or Not?”, in Black, D. A. (ed.), Perspectives on the Ending of Mark, 4 Views,  Nashville, Broadman & Holman Publishers, 2008, 80-102.

[3] Lors d’un tout prochain colloque en sciences bibliques à Boston, Kimberley Wagner (Emory University) commentera ce texte en théologie pratique, comme exemple de sortie d’un traumatisme, dans une conférence intitulée “Le récit de la résurrection chez Marc (Mc 16, 1-8) pour prêcher le réveil d’un violent traumatisme”.

Ces mots qu’il nous faut apprendre à mesurer

Donc, il va nous falloir apprendre à parler aux machines. Et de la bonne manière, comme le montre Google Home. Né en 2016, ce «majordome» est arrivé cet été sous nos latitudes. Bien sûr, cet assistant de maison n’est pas encore au top de sa forme, et reste incapable d’écrire la dissertation de votre rejeton, mais n’empêche. Outre le fait que l’objet pourrait à terme relever jusqu’à vos faits et gestes, Anouch Seydtaghia souligne, dans un article du Temps en août dernier, le plus inquiétant de l’appareil, à mon sens : «Un autre prix à payer sera la raréfaction massive des sources d’information. Lorsque vous effectuez une recherche classique sur Google, vous jetez peut-être un œil aux trois, voire aux cinq premiers résultats listés. Mais lorsque vous interrogerez, par la voix, votre HomePod ou votre Echo, a priori un seul résultat vous sera communiqué».

Diantre, il va falloir mûrement réfléchir son propos! Et dire que nous nous sentons déjà tellement menés, guidés par la sélection algorithmique googelienne. Cet épisode, peu réjouissant au demeurant, appartient au retour de plus en plus clair de l’oralité face à l’écrit, comme je l’ai illustré dans des blogs précédents. Heureusement, d’autres signes en sont plus intéressants, bien que non moins interrogeants. L’association des éditeurs américains, annonce un article du 12 septembre publié dans ActuaLitté, «donne le livre audio comme nouvelle tendance. Les revenus liés au téléchargement de ce format ont augmenté de 29,6% sur les quatre premiers mois de l’année, en regard de 2016. Et même de 34, 4% sur le mois d’avril».

Certes, les livres audio existent depuis des décennies, mais la culture digitale nous réhabitue drastiquement à l’oralité. L’écrit doit désormais composer avec ce paramètre. Même les textes de la Bible semblent désormais être appelés au succès de leur écoute orale tout autant – plus? – que de leur lecture silencieuse sous forme écrite. L’application YouVersion, téléchargée plus de 287 millions de fois et mettant à disposition la Bible en 1115 langues, permet de voir en temps réel, dans un pays donné, combien de versets ou chapitres du livre vénérable sont lus dans leur version écrite… ou écoutés en audio. A l’évidence, la Bible s’écoute beaucoup sur YouVersion, même tendance que celle observée plus largement dans l’édition américaine.

Amazon nous propose désormais le «livre» en version tablette, audiolivre, MP3 ou CD… et papier tout de même. Mais la percée est là: l’écriture,  désormais, s’écoute. A quand les versions audio performées des oeuvres littéraires, vendues avec leur version livresque? C’est une Odyssée qui s’annonce: écouter ces mots qui, précisément, ont été mûrement mesurés, avant qu’ils ne parviennent à nos oreilles. Ecouter le mot mesuré, et qui sait, apprendre en miroir à mesurer les nôtres.

 

 

Le vrai, le faux et le virtuel : la réalité online

Avouez-le: vous êtes nombreux à avoir passé une partie de vos vacances à observer sur FaceBook les occupations de vos connaissances, tel un jeu sans fin. Une enquête de 2016 indiquait que 22% des Suisses espionnaient leurs voisins à la jumelle ou à la caméra, alors pensez donc sur le net! Dans ce jeu de micro-observation, il n’est déjà pas simple de savoir ce qui est vrai ou faux, chacun s’appliquant de plus en plus à une mise en scène soignée de ses vacances, ou de son absence de trace de vacances. Badinage, a-t-on envie de dire, l’été est achevé. A moins que vous n’ayez expérimenté dans cette micro-activité combien il devient difficile d’évaluer les frontières entre vrai, faux et virtuel.

Sur un plus large plan, la question du discernement du réel sur le support de communication virtuel devient une nécessité vitale, comme nous le laisse entrevoir l’excellent article de Julie Rambal dans le Temps du 25 août dernier, «Enseigner les fake news aux enfants, nouvel enjeu de l’école». L’urgence est tout aussi forte pour les adultes : tel est le bref message de ce blog.

L’une des raisons qui conduit le monde virtuel à ébranler fortement notre rapport au réel me semble être le fait que nous sommes plongés, avec une rapidité dépassant notre capacité d’absorption, dans une dissociation entre les «mots et les choses», pour reprendre le titre du célèbre ouvrage de Michel Foucault. En témoigne cette scène à l’aéroport bondé de Genève, au passage de la douane: l’employée nous répète de présenter nos «cartes d’embarquement».

CC BY-SA 3.0; auteur: Mtcv

Je regarde autour de moi, et n’en vois pas une seule dans les mains tendues, loin à la ronde. Les feuilles de papier ou les iphone ont remplacé les cartes d’antan. Et pourtant, dans la queue, nous voici tous en porte-à-faux avec notre réel, à décrypter à travers un mot obsolète – les cartes d’embarquement – qu’on nous demande autre chose désormais. Nous avons les «choses», mais pas les mots. Nous ne savons plus nommer, et nous voilà plus démunis qu’Adam et Eve au premier matin.

C’est une fois encore notre difficulté à absorber la «matérialité digitale» qui s’exprime ici, alors que beaucoup d’entre nous persistent à assimiler culture digitale à un processus de «dématérialisation». Domestiquer les processus d’attestation du réel en ligne nous demandera d’arriver à apprivoiser la matérialité digitale. C’est dans ce lieu électronique que se passe une partie de notre existence, désormais, fût-elle virtuelle, et nous ne pouvons pas le fuir. Aussi je reformulerai cette affirmation de Julie Rambal, «plus alarmant, 39% préfèrent aujourd’hui s’informer sur Facebook et YouTube plutôt que sur un média traditionnel». L’alarme pourrait être inversée: que s’annonce une équipe de journalistes audacieux produisant une information de qualité via Youtube et Facebook, si c’est là que 39% des adolescents américains lisent l’info.

Quant à l’«éveil de l’esprit critique», présent comme objectif dans le Plan romand d’enseignement, il est à remettre au premier plan des formations pour adultes également. Yves Citton osait déjà écrire en 2010 qu’un bachelor académique généraliste en sciences humaines s’annonçait nécessaire, centré sur la compétence phare des Humanités: l’interprétation. Le défi de la lecture et interprétation des textes, images et sources sera au coeur d’une formation continue co-organisée cet automne par l’Unil et la HEP-Vaud, et dont les inscriptions sont ouvertes jusqu’au 1er septembre prochain.

Il en va, ultimément, de ce lent et incontournable processus collectif de discernement de la réalité, si bien décrit par le philosophe Charles S. Peirce, et commenté ainsi par Umberto Eco: «Il existe une pratique de la vérification qui se fonde sur le travail lent, collectif, public de ce que Charles Sanders Peirce appelait la Communauté. C’est grâce à la foi humaine dans le travail de cette communauté que nous pouvons dire, avec une certaine tranquillité, que le Constitutum Constantini était un faux, que la Terre tourne autour du soleil et que saint Thomas savait au moins qu’elle était ronde» [1].

 

[1] Umberto Eco, De la littérature, M. Bouzaher (trad.), Paris: B. Grasset, 2003, p. 379-380.

Ces corps d’outre-tombe qui traversent notre été

De la moustache du peintre Salvador Dalí à la natte tressée d’une Saviésanne d’autrefois, ce mois de juillet semble fait de corps anciens qui ressurgissent, qui de la tombe pour Dalí exhumé pour un test ADN, qui du glacier, pour le couple Dumoulin, disparu en montagne un 15 août 1942, et qui vient d’être retrouvé. Trois corps momifiés, conservés. On est surpris, troublés, questionnés par ces souvenirs du corps qui reviennent d’un lieu après la vie mais avant la décomposition, d’un no man’s land funèbre. Tous les trois suscitent une vive émotion.

© CC BY-SA 3.0; auteur: Lucie Marie

Lluis Peñuelas Reixach, secrétaire général de la fondation Gala-Salvador Dalí, raconte avec gravité que la moustache de Dalí est toujours bien posée à «10h10». Cette exhumation nous renvoie crûement à la responsabilité que nous exerçons toutes et tous via le corps, dont les traces n’en finiront pas de pouvoir parler. Bien sûr, on comprend la requête d’une recherche en paternité, mais nos pauvres restes n’en sont donc jamais quittes de risquer d’être touillés ou triturés ? Ne faut-il pas préférer l’incinération à l’inhumation, en finir avec tout fantasme d’Hibernatus, histoire qu’on ait droit à un vrai repos éternel ? Fichtre, ne vaut-il pas mieux fignoler notre page Facebook, en faire légataire une personne de confiance, et réduire nos restes à une petite poignée de cendres qui s’envole au vent ?

Il est certain que le choix de l’incinération évite à notre dépouille d’être encore sollicitée outre-tombe, mais il implique aussi de priver ceux qui restent de l’attachement qu’elle peut susciter. C’est tout un village et pas seulement une famille, qui est touché par le retour improbable mais toujours espéré du couple Dumoulin. Penser que l’incinération règle tout, c’est ne pas réaliser que nos corps morts demeurent signifiants pour ceux qui restent. Même les plus petits corps, comme le montre ce témoignage d’un couple sur le deuil périnatal. Ou encore ce fœtus reposant au milieu de quatre briques ocres qu’on peut voir au musée romain de Nyon, petite tombe d’autrefois résultant d’une fausse-couche ou d’un avortement, qu’importe: le foetus a été enterré. D’une voix mesurée, Edmond Pittet, responsable des Pompes funèbres générales, le rappelle : il faut «se souvenir que pour la famille, celui qui n’est plus reste une personne». Cet adage ne peut, à mes yeux, que nous conduire au lâcher prise sur notre dépouille à venir : c’est fondamentalement l’affaire des suivants.

Pour l’instant nous en faisons partie, et les corps d’outre-tombe réclament leur dû, nous invitent à la responsabilité et pas seulement à celle du test paternité. Voici un an, le journal de la RTS consacrait un Grand Format aux 500 corps de réfugiés sénégalais encastrés dans un navire qui a sombré au large de la Sicile. «Mais par quel corps on commence ?» s’écriait Francesco, pompier de Syracuse, au moment d’entamer la tâche impensable. Ainsi en va-t-il du corps, même mort, même depuis longtemps : il résiste et nous invite à affronter nos émotions. D’outre-tombe le corps nous apprend encore ce qu’être humain veut dire.

Vous iriez au cinéma écouter l’Irlande yeux fermés ?

Depuis le 17 février dernier, le cinéma de Bellevaux à Lausanne accueille parfois une expérience déjà bien ancrée à Paris ou à Copenhague : le cinéma sonore. La salle est plongée dans la nuit, on finit par fermer les yeux, et on écoute ! C’est l’émission de RTS Espace 2 «Le labo», menée par David Collin, qui s’est lancée dans l’aventure avec une première séance où nous étions invités pendant 45 minutes à écouter dans l’obscurité “Aran, une autre histoire de vent” de Jean-Guy Coulange (2014).

Champs d’Inishmore dans les îles Aran en Irlande, août 2006. Auteur: Sebd; CC BY-SA 3.0

Loin des sollicitations visuelles constantes de notre culture contemporaine, cette expérience permet de se laisser emmener en balade en Irlande : c’est à vous de mettre des formes et des couleurs sur les sons. On en ressort tout reposé et transformé, m’a-t-il semblé. Du côté de Copenhague, les danois ont pris sérieusement goût à ce type d’expérience depuis 2013, au rythme d’une séance mensuelle : les places s’arrachent.

C’est également du Danemark, de l’université d’Aarhus, que nous vient le premier cours online en humanités numériques sur les Sound Studies, les «études sons», préparé par Jakob Kreutzfeldt : il sera inauguré ce jeudi 23 mars sur le campus de Dorigny, dans le cadre du lancement d’une plateforme d’enseignement en ligne en humanités numériques, #dariahTeach, née d’un partenariat stratégique Erasmus+ entre sept pays. Quatre vidéos en «études sons» sont d’ores et déjà disponibles sur la chaîne YouTube du projet.

Comme je l’ai déjà souligné dans deux blogs précédents, le retour de l’oralité et de l’attention à l’écoute me paraît être le corollaire de la culture digitale, qui mélange dans un tourbillon détonnant les images, les textes et les sons. Alors que textes et images pensent encore s’affronter frontalement dans un vis-à-vis millénaire, le son, les paroles et les musiques se faufilent allégrement en toutes circonstances sur le support numérique, et mènent de plus en plus le bal.

Même l’histoire antérieure aux enregistrements réclame le droit à être entendue, comme dans le site Virtual St. Paul’s Cathedral Project. Jouant entre le réel et le virtuel, ce site vous permet d’être un quidam du 17ème siècle, qui écoute des sermons donnés dans la cour de la cathédrale Saint-Paul de Londres. Vous pouvez vous déplacer dans la cour, tester les différents endroits, avec plus ou moins d’auditeurs présents. Sorte de cinéma pour les oreilles.

Le son, l’oralité, ne font que commencer à prendre leur revanche sur la culture imprimée qui les a tenus en bride pendant des décennies. L’oralité demande même à se dédouaner des règles de l’écrit, pour qu’on l’entende jusque dans les mots imprimés. Preuve en est le sujet du prochain congrès de l’association américaine pour le langage moderne (MLA) en 2018 à New York : He Said WHAAT??!! Editing Oral Texts for Print Publication («Il a dit QUOOI ??!! Editer des textes oraux pour la publication imprimée »).

Yeux fermés au cinéma sonore, yeux grand ouverts devant l’écran : l’oralité est de retour sur le devant de la scène. Place aux sons !

Noël, Hanouka, Diwali: nos patrimoines culturels immatériels… et numériques ?

2016 aura été une première pour la Suisse : pour la première fois, l’une de nos traditions a été reconnue comme «patrimoine culturel immatériel» (PCI) par l’UNESCO. Il s’agit de la fête des vignerons, présentée par une video enjouée qui montre bien l’ancrage de la fête dans une micro-société. Le carnaval de Bâle est en examen.

Lumières de la fête de Diwali, auteur: Indianhilbilly; © CC BY-SA 2.0, wikicommons

Cette démarche de l’UNESCO nous fait à nouveau flirter avec les contradictions de nos perceptions de «l’immatériel» (voir le blog du 2 juillet dernier). Ce patrimoine «immatériel» se matérialise en fait de plus en plus via le support digital : le voici enregistré, filmé, expliqué, commenté par les acteurs anonymes mêmes qui le portent. Comme l’explique Hughes Sicard dans le récent collectif Patrimoine culturel immatériel et numérique, lorsque l’UNESCO a ouvert la démarche du PCI en 2003, les textes fondateurs n’impliquaient pas le numérique, mais celui-ci avait été mentionné dès les discussions préparatoires de l’entreprise dès 1989 [1].  La matérialité digitale nous appelle à revisiter encore autrement notre perception de l’immatériel, pour penser ce patrimoine culturel qu’on estimait volatile.

A l’heure où la terre s’est enfoncée dans la nuit la plus sombre depuis 500 ans, nous dit-on, j’ai pour ma part bien envie de promulguer «patrimoine culturel immatériel» mondial toutes nos fêtes de la lumière : Noël, la fête chrétienne du 25 décembre ; Hanouka, la fête juive des lumières, qui a lieu cette semaine en 2016 ; ou Diwali, la fête indienne des lumières, en automne. Le fait de devenir «patrimoine culturel immatériel» pourrait-il protéger un temps soit peu nos marchés de Noël, devenus si fragiles depuis quelques jours ? Faut-il se dépêcher de les numériser pour qu’au moins on puisse s’y rendre virtuellement, en toute sécurité, muni de lunettes ad hoc ? Arrivés à ce point on hésite, on regrette même peut-être déjà de tant vouloir numériser cet héritage immatériel, de la fête des vignerons au vin chaud. Et pourtant, ce ne sont certes pas les lunettes virtuelles qui sont en train de nous contraindre à protéger nos marchés: nous n’avons pas eu besoin d’attendre leur arrivée pour avoir de la peine à regarder la réalité en face.

Incertaine, notre génération hésite entre le matériel, le virtuel, l’immatériel, et «on avance peu à peu, comme un colporteur d’une aube à l’autre», selon les mots de Philippe Jaccottet. On avance peu à peu d’une fête des lumières à l’autre, dans un marché de fin d’année aux dimensions planétaires. Et vous, mettrez-vous du matériel, de l’immatériel, du virtuel, du réel au pied de votre sapin ? Nous en avons débattu le 24 décembre au matin sur RTS la 1ère, dans l’émission d’Antoine Droux.

 

[1] Hughes Sicard, «Le numérique au secours du patrimoine culturel immatériel ?», dans Patrimoines culturel immatériel et numérique, Marta Severo et Martine Cachat (dir.), L’Harmattan, 2016, p. 32-40 ; ici p. 32 : «Au cours des années 1990, les réunions d’évaluation de la Recommandation de l’Unesco sur la sauvegarde de la culture traditionnelle et populaire (1989) laissent transparaître des questionnements sur les possibles effets de l’émergence des nouvelles technologies».

Parler plutôt qu’écrire?! Suite de la saga

Qu’il est fascinant et déroutant de suivre les joutes de l’oral et de l’écrit dans la culture digitale, une saga déjà évoquée sur ce blog au mois de mai. Parler va plus vite qu’écrire, on le sait : les systèmes d’écriture rapide – tachygraphie – existaient déjà dans l’Antiquité, lorsque les esclaves lettrés prenaient les notes des discours des orateurs. Il en ira ainsi jusqu’à la sténographie, remplacée inexorablement par les moyens technologiques: c’est en 2005 que l’assemblée nationale française abandonnera ses sténographes pour des «rédacteurs de débat» [1].

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© Claire Clivaz

Le parler prend chaque jour un plus de court l’écriture. L’OBS/Rue 89 racontait récemment avec emphase que la petite Asmine, 5 ans, avait trouvé seule la fonction micro pour faire rédiger son courriel en le dictant à la machine, alors que sa maman n’épelait les mots pas assez vite à son goût. Quant aux quarantennaires, ils sont susceptibles de passer du jour au lendemain des What’s up écrits aux What’s up oraux, reformatés par leurs ados : la graphie en devient à l’évidence bien différente et franchement sibylline si on n’a pas… le son. Dans les What’s up oraux, la voix est là avec son émotionnalité et on a d’un coup beaucoup plus d’infos sur l’état d’âme de l’autre que via quelques mots écrits, abrégés en vitesse.

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Portrait du Fayoum, 160-170 CE; domaine public USA; wikicommons: https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Fayum_portrait_BM_EA_65346.jpg

On le pressent déjà, garder le rythme d’une écriture lente, reprise, pondérée, sera de plus en plus un défi, et aussi une nécessité. Tôt ou tard, nous ne ferons plus que rêver de moments de retrait loin du rythme continu de la production et de la communication digitales. A voir cet incroyable journal rédigé entièrement à la main par des prisonniers politiques en Turquie, on se sent aussi prêt à tous les combats pour maintenir l’enseignement de l’écriture à la main, si tant est qu’une fois il est menacé, parce qu’on aura considéré que cela ne va assez pas vite…

Mais toujours est-il que le parler tiendra de plus en plus la dragée haute à l’écrit. Dans cette perspective, on a tout avantage à se rappeler que dans l’Antiquité, à peine 10% des personnes savaient lire, et encore moins lire et écrire. Mais que cela n’empêchait pas ceux que nous nommerions aujourd’hui «illettrés» de produire une culture à nulle autre pareille: un ancien papyrus d’Egypte nous parle d’Artémidore, un peintre qui n’avait pas besoin d’être lettré pour faire des portraits magnifiques [2], dans le style de ceux du Fayoum [3].

[1] Delphine Gardey, « Scriptes de la démocratie : les sténographes et rédacteurs des débats (1848‑2005) », Sociologie du Travail, vol. 52, n° 2, avril‑juin 2010, p. 195‑211.

[2] Il s’agit du Papyrus Oxyrhynque VI 896; voir C. Clivaz, “Literacy, Greco-Roman Egypt”, in The Encyclopedia of Ancient History, First Edition, Roger S. Bagnall, Kai Brodersen, Craige B. Champion, Andrew Erskine, and Sabine R. Huebner (ed.), Blackwell Publishing Ltd., Oxford, 2013, p. 4097–4098 ; DOI: 10.1002/9781444338386.wbeah07056

[3] Elle reste superbe à écouter sur youtube cette conférence de Jacques Berger sur le Fayoum, malgré le temps qui passe, et le style avec.