Le corps livré au numérique

Je ne sais pas ce qu’il en est pour vous, mais pour ma part, la première fois que j’ai utilisé mon empreinte digitale pour effectuer un paiement via une application sur mon smartphone, le geste ne m’a pas semblé anodin du tout. Utiliser ces lignes incrustées dans la peau depuis notre naissance pour piloter un flux monétaire m’a paru d’emblée une alliance d’un genre nouveau, inconnu, incertain. Sans utiliser la médiation du mot, du chiffre ou de la lettre, voici que la peau même ordonnait à des espèces, qui n’étaient plus ni sonnantes ni trébuchantes, d’aller ailleurs.

Depuis cette innovation, le corps n’a cessé d’être de plus en plus partenaire de la matière digitalisée. L’usage des mesures biométriques produit des idées «pas si futuristes que cela», comme le commentait en 2016 cet article imaginant que nous puissions payer à la caisse d’un magasin en montrant notre oreille: «“les oreilles sont uniques”, dit Michael Boczek, president et manager de Descartes Biometrics, une compagnie spécialisée dans les applications mobiles sécuritaires de détection auriculaire. “[L’oreille] est stable et persistante, ce qui signifie qu’elle se modifie très peu au cours de la vie d’un individu. C’est vrai également des empreintes digitales, mais beaucoup moins de la reconnaissance faciale». Trois ans plus tard, Descartes Biometrics s’est dévelopée, en partenariat avec l’Université de Calgary (Canada), et on peut voir sur son site l’image d’une personne détectée par son smartphone grâce à la forme de son oreille.

A cela s’ajoute encore «l’oculométrie (en anglais Eye-tracking (suivi oculaire) ou Gaze-tracking)», qui selon Wikipédia, «regroupe un ensemble de techniques permettant d’enregistrer les mouvements oculaires. Les oculomètres les plus courants analysent des images de l’oeil humain enregistrées par une caméra, souvent en lumière infrarouge, pour calculer la direction du regard du sujet. En fonction de la précision souhaitée, différentes caractéristiques de l’œil sont analysées». De fait, ce type de technologie semble apte à servir de mot de passe pour ouvrir son ordinateur, et autres prouesses, comme l’affirme cette vidéo promotionnelle.

On nous y promet que nous allons «contrôler notre ordinateur», mais on se demande bien vite, entre nos empreintes décryptées, notre oreille reconnue et nos yeux suivis, qui maîtrise quoi dans cette affaire. De fait, voici notre corps de plus en plus embedded dans la matière digitale. Ce terme anglais n’a pas d’équivalent exact en français, et signifie que le corps se retrouve enclos, incorporé, encastré, encapsulé, inséré dans les infinis possibles du numériques. C’est un constat, ni une lamentation ni un cri de victoire. Nous arrivons simplement de manière patente à ce que le philosophe Jacques Derrida annonçait il y a plus de vingt ans: «Ce qui se prépare, à un rythme encore incalculable, de façon à la fois très lente et très rapide, c’est un nouvel homme bien sûr, un nouveau corps de l’homme, un nouveau rapport du corps de l’homme aux machines, et on l’aperçoit déjà cette sorte de transformation» [1]. Nous y sommes.

Avons-nous encore la possibilité de nous extraire de cet univers, de nous en couper momentanément? C’est l’expérience proposée aux éleves vaudois qui effectuent dès ce lundi leur rentrée scolaire sans smartphone dans les plages horaires scolaires. Auprès des plus jeunes d’entre nous, nous exprimons ainsi notre espérance de pouvoir encore nous «désencastrer» de la matière numérique. Quel regard porteront ces jeunes sur cette expérience dans vingt ans? Leur semblera-t-elle obsolète ou salutaire? A lire Jean-Claude Domenjoz dans Le Temps, on en rediscutera sans doute. Mais à l’heure du corps qui flirte de si près avec les cables, le carbone et l’électricité de nos engins informatiques, cette décision reflète notre besoin de l’utopie d’une école sans smartphone, de l’utopie «d’îlots, d’archipels» soustraits à cette incorporation digitale, comme les décrit Alain Damasio dans son dernier roman [2].

[1] Jacques Derrida, Sur parole. Instantanés philosophiques, Editions de l’Aube, 2000, édition Kindle, l. 484.

[2] Alain Damasio, Les Furtifs, La Volte, 2019.

Le premier ouvrage de recherche créé par un algorithme

Alors que le salon du livre bat son plein, et qu’il est si appréciable de tenir dans ses mains un ouvrage papier non connecté, il faut oser affronter les innovations qui nous bousculent : voilà qu’est paru le «premier ouvrage de recherche généré par une machine», Lithion-Ion Batteries, dont l’auteur est nommé simplement Beta Writer, Ecrivain Béta. On peut le télécharger en ligne gratuitement. Le roman Le Littératron [1], de Roger Escarpit, paru en 1964, se réaliserait-il, la machine à écrire des livres serait-elle donc là ?

Voyons l’objet. L’auteur «réel», Henning Schoenenberger, initiateur du projet, le présente dans une préface de 19 pages, seul élément du livre rédigé par un humain [2]. Lithion-Ion Batteries présente un résumé d’articles de recherche sur les piles lithion-ion. Ce domaine de recherche a connu la publication de 53’000 articles dans les trois dernières années, ce qui rend ce type d’essai souhaitable, les chercheurs pouvant «bénéficier du potentiel du natural language processing et de l’intelligence artificielle». D’après Schoenenberger, des essais similaires pourraient être menés dans plusieurs domaines, y compris les sciences humaines et sociales [3].

La préface de Lithion-Ion Batteries passe en revue toutes les questions épineuses, de l’identité de l’auteur à la recension par les pairs d’un ouvrage produit par algorithme. Tout en soulignant les imperfections de ce premier essai, Schoenenberger surprend son lecteur en indiquant «qu’aucune édition manuelle des textes n’a été opérée» [4]. Ce que nous lisons provient donc bel et bien de la machine. Ken Friedman, Université de Tongji à Shanghai, a mis en ligne une première évaluation de ce livre : selon lui, l’ouvrage «suggère qu’une prose écrite à la machine peut atteindre le niveau des plus denses écrits légaux ou administratifs. La machine écrit aussi bien que certains ingénieurs, mais pas aussi bien que d’autres». Il estime aussi qu’«on aurait besoin du jugement et de l’intelligence humains pour déterminer les éléments à utiliser, pour les intégrer dans un texte compréhensible» [5].

Friedman rejoint certainement le sentiment qu’aura la grande majorité d’entre nous à la lecture de Lithion-Ion Batteries. N’empêche, le livre est là, et si c’est un tournant encore approximatif, c’est un tournant tout de même dans la synthèse des informations de la recherche, que «Beta Writer» nous soit très antipathique ou non. Une telle innovation rappelle qu’Alan Turing disait déjà en 1950 : «les machines me prennent par surprise très fréquemment» [6]. Entendre Turing par-delà les décennies, c’est faire exercice d’humilité, et renoncer à estimer que «l’informatique ne peut dépasser les concepts programmés par les humains», comme l’affirme Christophe Schuwey, dans un ouvrage récent, fort stimulant au demeurant [7].

Les défis qui s’annoncent dépassent nos prétentions anthropocentriques. Comme l’explique François Jouen, directeur d’études à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, «sur le plan de la pensée, c’est plus simple de chercher à reproduire le fonctionnement humain. Je suis cependant persuadé que dans quelque temps, on aura des systèmes cognitifs artificiels qui auront des propriétés radicalement différentes». Se préparer à ce que nous ne savons pas encore faire, à mettre en pratique dans nos diverses professions ce qui n’existe pas encore, sont les défis devant nous. L’expérience de ce livre généré par algorithme n’annonce en aucune façon la disparition des chercheurs, mais la transformation de leurs pratiques de recherche [8]. Si les machines génèrent des synthèses des données de la recherche, du temps sera dégagé pour d’autres tâches. A l’humain de montrer aux algorithmes son génie propre.

[1] Roger Escarpit, Le Littératron, Paris : Flammarion, 1964. J’ai évoqué ce roman dans un billet de blog précédent.

[2] Beta Writer, Lithium-Ion Batteries. Machine-Generated Summary of Current Research, Springer Nature, Cham, 2019, p. V.

[3] Ibid., p. VI.

[4] Ibid., p. VIII.

[5] Ken Friedman, «Re: [Humanist] 32.611: pubs: a machine-generated book», Humanist Discussion Group, 14.04.19, https://dhhumanist.org/

[6] Alan Turing, «Computing Machinery and Intelligence», Mind49 (1950), p. 433-460 ; p. 448 ; http://phil415.pbworks.com/f/TuringComputing.pdf

[7] Christophe Schuwey, Interfaces. L’apport des humanités numériques à la littérature, coll. Focus, Neuchâtel : Alphil, 2019, p. 11.

[8] Beta Writer, Lithium-Ion Batteries, p. IX.

Vers la contraception alternée : une manière de fêter le 1er février 1959 ?

Pour une fois, cédons à la modalité vaudoise du “y’en a point comme nous” : c’est une fierté d’appartenir au premier canton suisse où les hommes ont accordé démocratiquement le droit de vote aux femmes, le 1erfévrier 1959. Et ce d’autant plus que le dernier demi-canton suisse à le faire, Appenzell Rhodes-Intérieures, attendra 1990, et par décision du Tribunal fédéral.

Pendant ces quelque trente années se déroulait une révolution invisible, mais tout autant importante, et qui désigne aujourd’hui un lieu où l’égalité est encore à conquérir : la contraception. C’est en effet en 1960 que sera commercialisée aux Etats-Unis la première pilule orale contraceptive. En mai 1968 sera inscrit dans la Déclaration des droits de l’Homme des Nations Unies que «les couples ont le droit fondamental de décider librement et en toute responsabilité du nombre d’enfants qu’ils veulent avoir et du moment de leur naissance». Il est à relever que ce droit n’est aujourd’hui de loin pas respecté partout. Pour prendre deux exemples, après avoir drastiquement limité le nombre d’enfant à un par couple, la Chine s’apprête aujourd’hui à taxer les couples qui se limiteraient à un seul enfant. Quant à l’Eglise catholique romaine, elle n’a jamais admis l’usage de la susdite pilule.

Auteur: Béria L. Rodríguez @ Wikimedia Commons      © CC BY-SA 3.0

 

La contraception reste un lieu d’enjeux, de pouvoir et de tensions. Les premières suissesses, vaudoises notamment, à demander la pilule à leur gynécologue, au tournant des années septante, n’en recevaient souvent l’autorisation qu’après avoir mis dignement au monde deux enfants, m’ont raconté des aînées. Il a fallu beaucoup de temps pour que la mention de mai 68 dans la Déclaration des droits de l’Homme devienne un peu plus concrète dans le quotidien des vaudoises et des vaudois. Aujourd’hui, la contraception est encore et toujours un lieu d’inégalité. D’abord parce qu’à cette heure, ni la pilule, ni les préservatifs ne sont remboursés par les caisses maladies, alors que toute la société bénéficie de la régulation des naissances. Le parlement en discute régulièrement, à l’occasion notamment d’un projet de motion relayé par les médias à fin décembre : affaire à suivre.

L’égalité a mal à la pilule, dont plusieurs femmes relèvent l’effet de castration chimique. Ce médicament reste le souci d’un seul des deux partenaires hétérosexuels, sauf exception : il y a parfois des hommes qui proposent à leur partenaire de partager les frais contraceptifs, mais c’est rare. Il est d’usage que la femme « se débrouille » avec cette marque de sa condition, priée de ne jamais l’oublier, et d’éviter tout accident fâcheux. Et si la contraception pouvait devenir partagée, alternée, négociée entre les partenaires ? Les universités d’Edinburgh et de Manchester viennent de lancer un appel à couples prêts à tester un gel inhibant la production de sperme. C’est une vraie révolution en marche, si cela fonctionne.

Les hommes y ont certainement intérêt : les tests de paternité ne permettent plus aujourd’hui la marge de manœuvre d’antan. Et si tout médicament peut avoir des effets inconnus et à vérifier, il est simplement grand temps de partager la responsabilité contraceptive, des implications financières aux implications physiques. En écrivant ce blog, il me semble que la génération qui découvre l’âge adulte en ce moment sera vite prête à une gestion alternée de la contraception. Tout autant que les générations précédentes y auraient été réfractaires. C’est du moins mon vœu en hommage aux pionnières qui ont permis l’advenue du 1erfévrier 1959.

Le temps des présents

Sous nos latitudes, et pour ceux dont l’âge n’a pas trop altéré le cœur d’enfant, Noël demeure le temps des cadeaux, des présents. Dans le sud de l’Europe, en Italie par exemple, on avait toutefois l’habitude d’offrir les cadeaux le 6 janvier plutôt qu’à Noël, du temps où la Befana, sorte de sorcière Mère Noël, munie d’un balai et de cadeaux, n’avait pas encore été détrônée par le barbu blanc popularisé par Coca-Cola.

Basilique de Sant’Apollinare Nuovo à Ravenne, “I tre Re Magi”, 526 CE. © CC BY-SA 2.5 ; auteur: Nina-no ; wikicommons.

On soulignait ainsi le moment où, dans les récits du christianisme, les mages amenaient leurs présents à l’enfant Jésus, une manifestation – ou épiphanie – commémorée le 6 janvier. Or parmi les cadeaux bibliques des mages se trouvent non seulement l’or et l’encens, mais aussi la myrrhe, utilisée pour prendre soin du corps des morts au début de notre ère au Proche-Orient [1]. Dans les présents destinés à l’enfant de Noël a donc pris place un rappel de la grande faucheuse : le cadeau du temps mortel fait tache, à moins qu’il n’ajoute au tableau une touche de réel qui rassure.

Par ce rappel de la mort en plein Noël, nos regards d’adultes sont conviés à considérer autrement les « présents ». Ce pluriel exprime aussi notre besoin de déchiffrer un présent désormais bigarré, multiple et multivalent, chamarré, hachuré et composite, bref, pluriel. C’est à ce geste que vient de se livrer l’historien François Hartog dans un article du journal AOC, un texte écrit en prélude à la nuit des idées, le 31 janvier prochain. Il y a une vingtaine d’années, il avait publié un ouvrage phare sur le « présentisme » qui déterminait désormais la condition de l’historien et du discours historique [2].

Le constat d’Hartog se fait encore plus pressant aujourd’hui, car augmenté de l’alerte écologique et de la précarisation sociale :  « Faire face au présent, le diagnostiquer, c’est aussi percevoir qu’il n’y a pas qu’un seul présent, le même pour tous, mais des présents. Et, de plus en plus, ces présents sont désaccordés. L’économie est en marche, mais tout le monde ne peut la suivre : les plus pauvres s’appauvrissent ; les ressources terrestres s’épuisent. Cela nourrit des mouvements de repli, de refus, de colère. Rediffusion d’hiver ».

L’anthropocène et le Système-terre en crise nous interdisent de fuir le présentisme, quand bien même il nous faut constamment réinterroger le passé, martèle-t-il.  Nous sommes conviés à nous extraire de la « bulle du présentisme » pour mieux la considérer, tels des astronautes contemplant la planète Terre comme de l’extérieur, ce « clair-de-Terre » offert au monde par la NASA voici cinquante ans, le 24 décembre 1968.

Befane, Italie ; auteur: Square87; © CC BY-SA 3.0; wikicommons.

A ces déplacements qui font éclater en une mosaïque plurielle nos présents, j’ajouterai bien sûr celui de la diversification des genres qui conduit à des innovations telles l’introduction par l’Eglise d’Angleterre d’une cérémonie de transition pour personnes transgenres, ou à des interrogations sur un Père Noël qui pourrait être « neutralisé ».  En effet, un sondage humoristique de l’Independent révèle que 17% des sondés souhaiteraient un Père Noël de genre neutre, tandis que 11% en feraient une femme et 72% le maintiendraient dans son identité masculine.

Pour situer cette bulle typique de présentisme à sa juste place, on méditera à profit les présents du passé en faisant mémoire de la truculente Befana de Noël, sorcière désarmée devenue donatrice bienfaisante, au jour où elle s’est enfin avouée son rêve d’enfant : devenir fée.

[1] La Bible, Evangile selon Matthieu 2,11.

[2] François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps(La librairie du XXIe siècle), Seuil, 2003 (réédité en 2015).

Pourquoi restons-nous attachés aux sociétés de surveillance?

La lecture qui me fut imposée au gymnase de Cent ans de Solitude, de Gabriel Garcia Márquez, a fortement marqué mon imaginaire d’alors. En particulier la description des célèbres « croix violettes », indiquant dans l’agenda de l’héroïne tous les jours interdits au devoir conjugal : «Fernanda portait sur elle un précieux almanach avec des petites clés dorées, dans lequel son directeur de conscience avait marqué à l’encre violette les jours d’abstinence dans les rapports des époux. En retirant la Semaine sainte, les dimanches, les fêtes de précepte, les premiers vendredis du mois, les retraites, les sacrifices et les empêchements périodiques, la partie utile de son annuaire se réduisait à quarante deux jours éparpillés dans une forêt de croix violettes » [1]. Souvenir littéraire d’un temps où l’Eglise catholique aura régi de près une bonne partie du vécu des couples, du moins dans la société bourgeoise.

Wikicommons, CC BY-SA 3.0, auteur: Nicolas Halftermeyer

Mais les croix violettes, qui dans mes souvenirs estudiantins représentaient jusqu’à il y a peu le sommet de la coercition gratuite, viennent d’être largement détrônées par ce qu’a voté le parlement ce printemps dernier, en acceptant les propositions d’assureurs privés pour surveiller les « mauvais » assurés : « Outre les enregistrements visuels et sonores, le projet permet des techniques de localisation de l’assuré, comme les traceurs GPS fixés sur une voiture. A la différence des enregistrements, l’autorisation d’un juge sera nécessaire dans ces cas. Des drones pourraient également être utilisés, à condition qu’ils servent à la géolocalisation et non à une observation. La surveillance ne sera pas limitée à l’espace public, comme les rues ou les parcs. Elle sera effectuée aussi dans des lieux visibles depuis un endroit librement accessible, par exemple un balcon ».

Je reste encore incrédule à lire ces lignes des semaines plus tard, espérant toujours qu’il s’agisse d’un passage d’une nouvelle du K de Dino Buzzati, ou autre récit fictionnel. Mais apparemment, c’est bien ce que notre parlement a voté, et c’est un soulagement de savoir que le référendum concerné a abouti en 62 jours, rapidité record. Nous nous prononcerons donc sur ces règles kafkaïennes. Mais comment est-il possible que des politiciens aient pu considérer comme positive une telle société de surveillance, qui plus est à l’égard des concitoyens déjà fragilisés?

Elle enracine de fait sa légitimé dans la 2ème moitié du 18ème siècle, où la transparence devient un projet politique, juridique et moral, jusque dans les droits de l’homme et du citoyen (1789, art. 15). Comme le résume Michel Foucault, «une peur a hanté la seconde moitié du XVIIIe siècle: c’est l’espace sombre, l’écran d’obscurité qui fait obstacle à l’entière visibilité des choses, des gens, des vérités. Dissoudre les fragments de nuit qui s’opposent à la lumière, faire qu’il n’y ait plus d’espace sombre dans la société, démolir ces chambres noires où se fomentent l’arbitraire politique, les caprices du monarque, les superstitions religieuses, les complots des tyrans et des prêtres, les illusions de­ l’ignorance, les épidémies» [2].

Le drône qui vous suit par monts et vaux n’est finalement que l’acte extrême de cette poussée de la modernité vers la transparence, en régime de continuité culturelle. Le parlement n’a fait qu’aller jusqu’au bout de cette logique en votant ces nouvelles mesures. Heureusement, un groupe de citoyens, soutenu ensuite par les partis de gauche, se sont mobilisés, laissant ainsi à tous les citoyens le temps de réfléchir à ces propositions. Pour moi, c’est sans appel: elles sont à bannir à l’instar des croix violettes. Le seul usage du drône qui pourrait commencer à me convaincre de l’utilité de cet instrument est cette vidéo publiée par le Temps. L’attention tendre apportée à ces petits faons accorde au drône un droit de cité malgré tout.

https://www.letemps.ch/images/video/suisse/drones-sauver-faons

[1] Gabriel Garcia Márquez, Cent ans de solitude, Paris, Point Seuil, 2007, p. 237.

[2] Merci à Sandrine Baume, professeur associée au Centre de droit comparé à l’Université de Lausanne, pour cette citation: M. Foucault, « L’œil du pouvoir », in Dits et écrits II, 1976-1988, Paris, Gallimard, 2001, p.

La vie n’est pas «données» : la gouvernance algorithmique et nous

« La vie n’est pas donnée », tel est le titre d’un article d’Antoinette Rouvroy, docteur en sciences juridiques de l’Institut Universitaire Européen, un article qui fera date, à mon sens, dans la réflexion sur la gouvernance algorithimique. Cette gouvernance décrit la manière dont nous sommes menés par les innombrables traces numériques que nous laissons de gauche et de droite, tels des cailloux involontaires du Petit Poucet. Rouvroy affirme dans ce texte que la gouvernementalité algorithimique souhaite désormais dominer la « puissance » des sujets, soit leur capacité à être inattendus, non prédictibles [1].

Wikicommons, CC BY-SA 3.0; auteur: DL5MDA

Un récent Temps présent sur la police prédictive nous met sous les yeux le potentiel de ce type de gouvernance, qui pourrait s’aventurer à annoncer le méfait avant qu’il ne soit commis. Chercheur à l’ETHZ, Marcello Ienca peint également, dans un article du Scientific American, un monde où « dans le futur, le contrôle des cerveaux pourrait remplacer le clavier et la reconnaissance vocale devenir le premier moyen d’interaction avec les ordinateurs ». Il ajoute que des juristes s’activent déjà pour définir ce que serait alors la « liberté cognitive » ; on a aussi un nom pour dire la manière dont un cerveau contrôlé pourrait être hacké : le brainjacking, le hacking des cerveaux. Le temps du « lavage de cerveaux » nous guetterait-il donc à nouveau ?

Chacun de nous peut réagir différemment à ce type d’information, mais crier « au loup, au loup » ne servira à rien. Antoinette Rouvroy, quant à elle, cherche à réagir en réveillant notre confiance en nos capacités, ou dans notre « puissance » de sujets non encore munis de puces électroniques : nous avons encore la possibilité d’échapper parfois à toute prédiction. Elle précise que « de cette puissance des sujets, il ne peut être rendu compte par des chiffres, par des données, mais seulement par des mots et toujours dans l’après-coup, sur le mode de la fabrication singulière, ou de la “comédie”, ou encore de la rationalisation contrefactuelle, à contretemps » [1]. Sera-ce un vœu pie ? Ou alors une discipline de la non-coïncidence à travailler, à pratiquer, à renforcer ? Je pencherai pour le second choix, en raison du titre de l’article de Rouvroy qui joue sur l’idée courante que la vie nous a été donnée, alors que nous avons précisément désormais à arracher des parcelles de vie aux données : « La vie n’est pas donnée».

C’est un tournant radical de conception qui est proposé dans ce titre, et j’aimerai le soutenir également du point de vue d’une lecture théologique des débats autour des données. Car le divin est très (trop) souvent de retour dans ces débats. Il est par exemple assez surprenant de lire que le président français, dans un récent discours sur l’intelligence artificielle (IA) aurait affirmé que « désormais, les machines contemporaines aidant l’Homme à agir par calcul, elles le rapprochent un peu du Dieu ». C’est le calcul et la gouvernance qui sont érigés dans ce propos au rang de divinité, rédupliquant une théologie trop immédiate de la volonté qui guiderait toute chose, grand architecte oblige. Mais cette lecture n’a jamais été, heureusement, qu’une piste théologique parmi d’autres.

Si nous voulons réclamer une vie qui n’est pas donnée – ou tout au moins qui n’est pas à tout instant faite d’un tissus de données et peut encore prétendre à des espaces de non-prédictibilité –, il nous appartient de nous initier et de nous exercer à une « culture de la prise », qui était celle des flibustiers sur l’océan au 17èmesiècle, comme le rappelle le théologien protestant Oliver Abel : « on n’est plus [ici] dans une économie du don et de l’échange, mais de la “prise”, que l’on retrouve jusque le titre d’un livre du philosophe hollandais Grotius Le droit de prise ». C’est dans le geste inverse de la dépossession que les sujets pourront encore expérimenter quelque chose de leur « puissance » et réclamer une vie qui n’est pas (que) données. Ou pour le dire avec les mots d’Olivier Abel, « le droit de partir est la condition du pouvoir de se lier ». A nous de décider si le networking aura ou non raison de notre puissance.

  

[1] A. Rouvroy, « La vie n’est pas donnée », Le gouvernement des données. Etudes Digitales 2 (2017), p. 196-217 ; ici p. 198 : « La cible ou le “projet” de la gouvernementalité algorithmique ne serait plus, comme dans le biopouvoir décrit par Foucault, la folie, la maladie, le crime, la déviance, les enfants ou les pauvres, mais plutôt ce qui, des comportements possibles des personnes échapperait au calcul et à l’optimisation, c’est-à-dire, leur “puissance”. On peut définir cette “puissance” comme ce dont ils sont capables mais dont on ne peut à aucun moment être assuré, c’est-à-dire leur capacité à ne pas être là où ils sont attendus, en somme : leur non-coïncidence avec tout “profilage”, toute “prédiction” ».

 

Etre baptisé ou prendre la communion en ligne ? Eglises et virtuel

A l’orée de la semaine des célébrations de Pâques, qui vont rassembler les chrétiens dans les églises, il est surprenant d’observer des premières réflexions ou tests pratiques sur le vécu en ligne de deux rites en usage dans l’ensemble des Eglises chrétiennes : le baptême et la communion (Eucharistie ou Sainte-Cène). Le premier rite implique de l’eau et signifie l’entrée dans la communauté ; il est célébré une seule fois dans la vie d’un/e chrétien/ne. Le second implique du pain et du vin, met le croyant en communion au divin, et est répété fréquemment au cours de la vie des croyants. A priori, rien qui ne puisse donc être vécu en ligne, le pain ou l’hostie pixellisés n’étant pas de mise. Et pourtant.

Arnad (Aosta Valley). Saint Martin parish church: Fresco of the mass of Saint Gregory (15th century) – detail: Eucharist. CC BY-SA 3.0; auteur: Wolfgang Sauber; Wikicommons

En avril se tiendra au CODEC Research Center de l’Université de Durham (UK), premier centre européen de recherche en théologie digitale, un colloque consacré aux « sacrements et à la liturgie dans les espaces numériques ». Le site d’inscription présente ainsi l’événement : « En ces temps de développements technologiques très rapides, la question de l’Eglise en ligne est à la fois d’actualité et très polémique. Le christianisme est profondément enraciné dans l’Incarnation [1] et ce qui est tangible, avec un attachement viscéral aux symboles et sacrements d’appartenance. Joignez-vous au CODEC Research Center et à ses invités de marque pour un symposium qui va explorer les questions des espaces sacramentels et liturgiques numériques ».

Si ce colloque a lieu, c’est que les discussions sur le baptême et la communion en ligne sont déjà présents dans le monde anglo-saxon depuis quelques années. On a  ici une différence de sensibilité culturelle. Si vous cherchez «baptême en ligne» via votre Google préféré, vous ne trouverez pas d’indications de baptême virtuel, mais de quoi être mis en contact avec les Eglises qui célèbrent des «vrais» baptêmes. Par contre, si vous tapez «baptism online», vous en trouverez plusieurs exemples : la vidéo d’une Eglise évangélique américaine ayant célébré en 2008 déjà un baptême en ligne, la candidate s’immergeant dans sa baignoire à domicile, ou des discussions sur ce type de pratiques. En 2016, l’Eglise protestante d’Ecosse l’a même évoqué en Synode, pour y renoncer dans l’immédiat. Le colloque de Durham signale que le sujet n’est pas clos.

Et bien sûr, si vous souhaitez vivre le rite de la communion à domicile, tout existe en ligne via certaines Eglises anglo-saxones : elles proposent de joindre un service organisé à une heure précise, ou des liturgies en vidéo pour communier ad libitum. Les Eglises les plus institutionnalisées, catholique, anglicane, réformée, luthérienne, ne semblent pas avoir franchi ce pas pour l’heure, même en contexte anglo-saxon. Tant mieux, pensera-t-on ! Il paraît bien normal de commencer par être interloqué devant ce type d’initiative, particulièrement si vous appréciez le fait de participer à un service liturgique dans une église de pierres, portés par la musique, la prière et la communauté. Mais si des pratiques s’établissent, même au sein d’Eglises moins traditionnelles, elles méritent d’être observées et réfléchies, comme le fait l’Université de Durham.

En première réaction, il me semble que le baptême, puisqu’il est un geste unique et profondément communautaire, peut difficilement être dissocié de son cadre liturgique public et collectif. L’Eglise Evangélique Réformée Vaudoise a toujours insisté pour que le baptême soit célébré dans le cadre de la communauté qui se rassemble le dimanche, et non pas de manière privée, alors qu’elle célèbre des Sainte-Cènes à domicile. La question de la communion en ligne pose naturellement beaucoup de questions du point de vue de la théologie des ministères, et peut-être faudrait-il trouver un terme spécifique pour ces moments vécus derrière son écran, à domicile. En France, les catholiques ont par exemple nommé «ADAP», assemblées dominicales en l’absence de prêtre, les célébrations dominicales qui ont lieu sans prêtre, conduites par un laïc, et où on distribue la communion sans célébrer la messe. Ces «communions en ligne» pourraient se rapprocher de cet état d’esprit, mais viser, à mon sens, un public différent de ceux et celles qui se déplacent à une célébration dans les églises physiques.

En effet, dans la pratique des visites pastorales, on rencontre fréquemment des personnes qui disent prier tous les jours, mais n’ont aucune autre pratique religieuse. Ce lien au divin très intime, mais fort et régulier, pourrait peut-être s’ouvrir à un aspect plus communautaire avec ce type de participation en ligne à des célébrations, avec ou sans communion. Il s’agirait alors d’un «plus communautaire», et non pas d’une perte de cette dimension. Le monde de l’internet n’est pas qu’une usine à isoler : accompagné par des Eglises qui sont prêtes à s’adapter à leurs contemporains, ce monde virtuel pourrait aussi permettre de rejoindre autrement celles et ceux qui prient régulièrement, mais sans plus avoir de contact avec une Eglise. Ils sont nombreux en Suisse.

[1] On appelle « incarnation » en christianisme l’accent mis sur l’anthropologie, le corps, les chrétiens considérant que Dieu s’est incarné en Jésus-Christ : https://fr.wikipedia.org/wiki/Incarnation_(christianisme)

Vers les «communs» de l’information : la mue des bibliothèques

Le reportage de la RTS En terrain connu «Les bibliothèques: la culture numérique», diffusé samedi soir 10 mars au téléjournal, a mis en lumière ce que nous ne pouvons plus ignorer: la mutation numérique des bibliothèques, ici en particulier les bibliothèques publiques. La bibliothèque de la Cité à Genève inaugurait en effet ce 10 mars un nouvel espace entièrement consacré à la culture numérique, un lieu d’animation et de formation. Il est clairement complémentaire à l’espace papier, comme le souligne Virginie Rouiller, responsable de l’établissement. Ce n’est qu’outre-Atlantique qu’on voit des bibliothèques qui ont entièrement renoncé au papier. C’est tant mieux, en effet, qu’on s’attache à conserver des objets et des espaces «déconnectés», en particulier pour la lecture loisir: qui de nous n’en ressent pas chaque jour davantage le besoin, pour rompre avec le rythme numérique souvent frénétique ?

Il n’empêche, l’espace inauguré est vraiment novateur: sur 110 mètres carrés, on peut par exemple faire de la robotique, s’initier au code ou à la programmation, apprendre une langue, louer un livre électronique, et à tout âge. Sami Kanaan, conseiller administratif de la Ville de Genève, relève judicieusement dans le reportage que la « bibliothèque est un troisième lieu entre la maison et le travail, gratuit, bienveillant, accueillant ». C’est à mon sens effectivement d’un tel lieu tiers dont nous avons besoin pour apprivoiser la tempête des nouvelles technologies. Reste que ce type d’évolution demande au bibliothécaire d’être à la fois un « conseiller, un animateur et un formateur » : ici comme ailleurs, des mutations professionnelles sont à l’agenda, qui demanderont que politique, économie et éducation s’accordent à mettre un accent sur la formation continue.

Université de Sheffield (UK); CC BY-SA 2.0; auteur: Chris J. Dixon; wikicommons.

Et qu’en est-il du côté des bibliothèques académiques? Sans passer en revue ici les nombreuses innovations de nos bibliothèques académiques suisses, menées depuis des années en particulier par la BCU de Lausanne, je mettrai en évidence un exemple particulièrement stimulant, l’Information Commons du campus de Sheffield (UK). Ce nouveau lieu a osé réunir centre informatique et bibliothèque, et les renommer, en 2007 [1]. Un tel regroupement est la reconnaissance que la matière même de la connaissance a muté vers le support d’écriture et d’expression numérique. De cette reconnaissance a naturellement découlé un changement de nom : la «bibliothèque», qui signife «l’endroit où on pose les livres», est devenue à Sheffield l’Information Commons, les «Communs de l’information».

Ce changement a été pensé en profondeur et est commenté sur le site web de l’institution elle-même: «Le terme de «communs» est devenu désuet au Royaume-Uni durant les derniers siècles – à part, bien sûr, pour désigner la maison basse du parlement. Mais c’est un bon vieux mot anglais, utilisé à l’origine pour désigner les pâturages communs, avant que ne soient mises des clôtures entre le 15ème et le 19ème siècle. […] Nous avons choisi ce nom, parce que, comme «bibliothèque», il est enraciné dans l’histoire. En le réintroduisant au Royaume-Uni, nous signalons l’expansion incroyable et innovante de ce nouvel environnement d’apprentissage, qui, par ses ressources partagées, donne accès au monde de la connaissance». Via la référence aux pâturages partagés, Sheffield montre ici la même vision que Sami Kanaan pour les Information commons: des lieux ouverts et libres de partage du savoir.

En osant regrouper centre informatique et bibliothèque, en leur donnant un nouveau nom mais ancré dans l’histoire, l’Université de Sheffield a fait à sa manière la démonstration de l’importance du nom, si bien exprimée par Jacques Derrida dans son ouvrage Sauf le Nom: « Le nom : qu’appelle-t-on ainsi ? qu’entend-on sous le nom de nom ? Et qu’arrive-t-il quand on donne un nom ? Que donne-t-on alors ? On n’offre pas une chose, on ne livre rien et pourtant quelque chose advient qui revient à donner, comme l’avait dit Plotin du Bien, ce qu’on n’a pas » [2].

 

[1] Comme l’expliquer leur site web: «The Information Commons is a joint venture between Corporate Information and Computing Services (CiCS) and the University Library. Delivering high quality IT-enabled study spaces and 24 hour access to student materials, the IC provides a platform for developing innovative learning and teaching techniques».

[2] Jacques Derrida, Sauf le nom, Galilée, 1993. Ce passage se trouve à la première page du feuillet Prière d’insérer qui se trouve glissé au début du volume.

Ce restaurant qui n’existe pas : les réalités du virtuel

Les villages en carton pâte des westerns d’autrefois, on voit bien ce que c’est. Ce phénomène des «villages Potemkine» se donne aujourd’hui de manière franchement raffinée parfois. Exemple AstaZero, un site voulu par Volvo pour ressembler à un village de la région de New York, afin d’y tester leur prototypes. On en verra des images dans cet article, ainsi que d’autres exemples de villages «fake» construits dans le monde.

Mais apparemment, les réseaux sociaux peuvent désormais premettre aux plus habiles des architectes de la toile de construire des morceaux de réel entièrement virtuels. Ou bien est-ce du virtuel réel ? On sent que les mots commencent à manquer pour décrire ce qui est arrivé au vrai faux restaurant The Shed à Dulwich, Londres, sur TripAdvisor, annoncé comme «britannique, végétarian, et options véganes». Grâce au savoir-faire d’Oobah Butler, journaliste, ce restaurant qui n’existe pas va se retrouver pour quelques jours n°1 sur 18’092 restaurants. Butler a rédigé sur le fait divers un article online et deux vidéos.

L’aventure paraît si incroyable qu’on lit bien le texte et scrute les vidéos pour être sûr que le compte-rendu de l’aventure fake ne soit pas lui-même un leurre. Mais l’expérience a bien eu lieu : la nouvelle a passé à la télévision anglaise, comme on le voit dans la première vidéo. L’épisode est décrypté dans d’autres articles également (voir par exemple celui-ci). Il faut dire que l’auteur du canular – c’est ainsi qu’on aurait auparavant appelé cet épisode virtuel – avait l’habitude d’écrire de faux avis sur TripAdvisor, payés pour décrire des restaurants non visités. Butler connaissait donc bien le système. Mais de là à penser qu’on pouvait faire fonctionner la mécanique jusqu’au bout… De nombreux amis ont contribué à la production des recensions, pour conturner la technologie anti-scammer de TripAdvisor. On regarde pensif la vidéo de TripAdvisor qui présente le système de recensions comme garant d’authenticité…

 

Il aura fallu six mois à The Shed pour se retrouver numéro 1, au 1er novembre 2017. L’aventure se terminera par une mémorable réelle soirée avec quelques personnes, au domicile du journaliste, dont le jardin a très bien suffi à fair la promotion en ligne de The Shed. La technique principale aura été de dire que le restaurant n’était accessible que sur réservation… et qu’il était toujours plein.

On sourira naturellement de l’épisode. Mais peut-être pas tant que cela, au fond. Il a aussi quelque chose d’effrayant: il est un cruel reflet de la capacité de nos contemporains à croire sans plus voir pour de vrai, ainsi que de la capacité des réseaux sociaux à faire le buzz sans beaucoup d’efforts. On peut ici parler de «réalité du virtuel», au-delà du simple «effet de réel» bien connu en peinture ou en littérature. En poussant l’argument, on pourrait en effet imaginer que nous mangions dans le futur au restaurant chez nous, lunettes virtuelles sur les yeux, goûtant des aliments incertains dont heureusement le goût et l’odorat auront été modifiés par la puce implémentée dans notre bouche. C’est le statut de l’expérience et de l’expérimentation qui est à refonder… si nous voulons encore du réel dans notre virtuel !

On redessine les frontières des savoirs

Il y a un peu plus de deux ans, la Finlande avait annoncé vouloir remplacer les matières par un enseignement par sujets, comme l’expliquait cet article publié en mars 2015 dans The Independent. Dans une video de la BBC news, postée sur YouTube en mai dernier, on se demande à nouveau si les matières pourraient devenir un souvenir du passé. Elle montre notamment comment l’histoire de l’Antiquité et les données économiques de la Finlande peuvent se croiser dans un enseignement par thèmes.

Sous nos latitudes, on semble encore loin de vouloir en arriver à de telles décisions de restructuration des matières d’enseignement. Mais la reconfiguration des frontières des savoirs peut adopter des formes moins visibles, mais non moins efficaces. Par exemple, la passionnante Wellcome library [1].

Consacrée principalement à des ressources liées à la médecine, elle accueille par ce biais-là de plus en plus de documents portant non seulement sur l’histoire de la médecine, mais sur différents champs culturels, qui, pour certains, ne sont que peu liés à la médecine elle-même. Par exemple, cette base de données sur l’histoire locale du Royaume-Uni et de l’Irlande. De fait, la Wellcome library devient encyclopédique, à l’image de l’extraordinaire Codex Gigas, 13ème siècle, le plus grand manuscrit que nous ayons, et qui contient les textes les plus divers. Le regard encyclopédique sur le savoir n’a jamais été limité à une forme ou à une période.

Dans la ligne de la Wellcome library, une nouvelle réjouissante a été annoncée brièvement cette semaine par l’Université de Lausanne: la création d’un institut d’Humanités médicales, dirigé par le prof. Vincent Barras. Ethique, sociologie, philosophie, histoire sont annoncées notamment au sein de ce nouvel institut, dont le nom évoque des initiatives développées déjà depuis plusieurs années, par exemple au MIT à Boston. L’académie suisse des sciences naturelles empoigne du reste avec enthousiasme l’interdisciplinarité avec les sciences sociales et humaines autour d’une journée à Berne le 8 février prochain qu’elle annonce consacrée à l’informatique: «Importance de l’informatique aujourd’hui – visions pour demain». Quel meilleur exemple que la Wellcome library pour montrer à quel point le support numérique invite à l’interdisciplinarité.

On le voit, les sciences médicales et les sciences naturelles en Suisse n’attendent pas: elles partent à la conquête du dialogue et de la recherche collaborative avec les sciences humaines et sciences sociales. Gageons que de belles surprises et chamboulements sont au rendez-vous. La Finlande n’a qu’à bien se tenir!

[1] Merci à mon collègue Martial Sankar pour m’avoir fait découvrir cette bibliothèque en ligne.