Alors que le salon du livre bat son plein, et qu’il est si appréciable de tenir dans ses mains un ouvrage papier non connecté, il faut oser affronter les innovations qui nous bousculent : voilà qu’est paru le «premier ouvrage de recherche généré par une machine», Lithion-Ion Batteries, dont l’auteur est nommé simplement Beta Writer, Ecrivain Béta. On peut le télécharger en ligne gratuitement. Le roman Le Littératron [1], de Roger Escarpit, paru en 1964, se réaliserait-il, la machine à écrire des livres serait-elle donc là ?
Voyons l’objet. L’auteur «réel», Henning Schoenenberger, initiateur du projet, le présente dans une préface de 19 pages, seul élément du livre rédigé par un humain [2]. Lithion-Ion Batteries présente un résumé d’articles de recherche sur les piles lithion-ion. Ce domaine de recherche a connu la publication de 53’000 articles dans les trois dernières années, ce qui rend ce type d’essai souhaitable, les chercheurs pouvant «bénéficier du potentiel du natural language processing et de l’intelligence artificielle». D’après Schoenenberger, des essais similaires pourraient être menés dans plusieurs domaines, y compris les sciences humaines et sociales [3].
La préface de Lithion-Ion Batteries passe en revue toutes les questions épineuses, de l’identité de l’auteur à la recension par les pairs d’un ouvrage produit par algorithme. Tout en soulignant les imperfections de ce premier essai, Schoenenberger surprend son lecteur en indiquant «qu’aucune édition manuelle des textes n’a été opérée» [4]. Ce que nous lisons provient donc bel et bien de la machine. Ken Friedman, Université de Tongji à Shanghai, a mis en ligne une première évaluation de ce livre : selon lui, l’ouvrage «suggère qu’une prose écrite à la machine peut atteindre le niveau des plus denses écrits légaux ou administratifs. La machine écrit aussi bien que certains ingénieurs, mais pas aussi bien que d’autres». Il estime aussi qu’«on aurait besoin du jugement et de l’intelligence humains pour déterminer les éléments à utiliser, pour les intégrer dans un texte compréhensible» [5].
Friedman rejoint certainement le sentiment qu’aura la grande majorité d’entre nous à la lecture de Lithion-Ion Batteries. N’empêche, le livre est là, et si c’est un tournant encore approximatif, c’est un tournant tout de même dans la synthèse des informations de la recherche, que «Beta Writer» nous soit très antipathique ou non. Une telle innovation rappelle qu’Alan Turing disait déjà en 1950 : «les machines me prennent par surprise très fréquemment» [6]. Entendre Turing par-delà les décennies, c’est faire exercice d’humilité, et renoncer à estimer que «l’informatique ne peut dépasser les concepts programmés par les humains», comme l’affirme Christophe Schuwey, dans un ouvrage récent, fort stimulant au demeurant [7].
Les défis qui s’annoncent dépassent nos prétentions anthropocentriques. Comme l’explique François Jouen, directeur d’études à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, «sur le plan de la pensée, c’est plus simple de chercher à reproduire le fonctionnement humain. Je suis cependant persuadé que dans quelque temps, on aura des systèmes cognitifs artificiels qui auront des propriétés radicalement différentes». Se préparer à ce que nous ne savons pas encore faire, à mettre en pratique dans nos diverses professions ce qui n’existe pas encore, sont les défis devant nous. L’expérience de ce livre généré par algorithme n’annonce en aucune façon la disparition des chercheurs, mais la transformation de leurs pratiques de recherche [8]. Si les machines génèrent des synthèses des données de la recherche, du temps sera dégagé pour d’autres tâches. A l’humain de montrer aux algorithmes son génie propre.
[1] Roger Escarpit, Le Littératron, Paris : Flammarion, 1964. J’ai évoqué ce roman dans un billet de blog précédent.
[2] Beta Writer, Lithium-Ion Batteries. Machine-Generated Summary of Current Research, Springer Nature, Cham, 2019, p. V.
[3] Ibid., p. VI.
[4] Ibid., p. VIII.
[5] Ken Friedman, «Re: [Humanist] 32.611: pubs: a machine-generated book», Humanist Discussion Group, 14.04.19, https://dhhumanist.org/
[6] Alan Turing, «Computing Machinery and Intelligence», Mind49 (1950), p. 433-460 ; p. 448 ; http://phil415.pbworks.com/f/TuringComputing.pdf
[7] Christophe Schuwey, Interfaces. L’apport des humanités numériques à la littérature, coll. Focus, Neuchâtel : Alphil, 2019, p. 11.
[8] Beta Writer, Lithium-Ion Batteries, p. IX.
J’ai téléchargé ce texte et n’ai trouvé qu’un écrit indigeste , une série de codes et de formules chimiques sans queue ni tête.
Il faut préciser que toutes les sources sont parfaitement d’origine humaine, qu’aucune intelligence artificielle n’est capable de produire. Si on glissait des documents erronés, elle ne s’en rendrait pas compte.
Quel que soit le sujet, l’IA suit mécaniquement les règles qu’on lui a fixées et n’est capable d’aucune initiative ou critique par rapport aux sources de données, ni faire la différence entre un document scientifique et une fable de Lafontaine !
Les algorithmes traitent des données mais sont bien peu aptes à en interpréter un résultat, et à la fin , ils obtiennent un 1 ou un 0 qui pourrait signifier par exemple d’abattre quelqu’un !
Merci pour ce passionnant compte-rendu. Je me permets de répondre à la manière dont vous jouez Turing contre mon propos. Le supplément de Turing ne contredit pas que “l’informatique ne puisse dépasser les concepts programmés par les humains”. C’est en effet le *résultat* des concepts programmés par les humains qui surprennent Turing – le dépassement conceptuel, c’est l’humain qui l’opère, à partir de ce qu’il voit soudain sous un nouveau jour, à cause de résultats inattendus. L’ordinateur n’a rien fait d’autre que de réaliser ce qu’on lui a demandé de réaliser. C’est l’humain qui est surpris, et non l’ordinateur qui surprend.
Bien cordialement.