Le congé paternité : le seul pas en avant européen du week-end ?

Ce 27 septembre aura été une véritable célébration de la démocratie en Suisse : il nous « tardait » de pouvoir à nouveau voter sur le plan fédéral, selon le terme usuel du parler vaudois. Dans tous les objets mis au vote, le soutien au congé paternité est une victoire sociale de très large ampleur, qui marque un véritable tournant dans l’égalité des genres et la perception des valeurs familiales.

Les femmes de ma génération ont en mémoire les débats ubuesques qui précédaient chacune des votations sur l’application de la loi sur le congé maternité, dont le principe avait pourtant été ancré le 25 novembre 1945 dans la Constitution Suisse, et qui entrera en vigueur finalement le 1er juillet 2005. Soixante ans pour une « naissance aux forceps », comme le qualifiait alors un article de Swissinfo. Que nos concitoyens aient pu, quinze ans plus tard, soutenir clairement le congé paternité démontre à quel point l’ambiance culturelle a évolué, bien que là aussi, notre pays ait pris son temps : les médias l’ont rappelé dès le lancement de l’initiative en 2016, la Suisse était le dernier pays européen à ne pas avoir ni congé paternité, ni possibilité de partager un congé parental. Le tournant sociologique est clair, et il est réjouissant de lire Valérie Piller Carrard annonçant la suite : « Début novembre, nous réunirons la gauche, les Vert’libéraux et les partis bourgeois s’ils le souhaitent pour aller de l’avant sur la proposition d’un congé parental ».

Mais c’est encore un autre regard que je porte en ce matin du 28 septembre 2020 sur cette votation : elle représente le seul vrai pas en avant du week-end sur notre positionnement européen. Il semble en effet difficile de porter une appréciation équivalente sur le vote politique qui a heureusement vu le rejet attendu de l’initiative dite de limitation. Ce qu’exprime lucidement Michel Guillaume, correspondant au Palais Fédéral : « Le scénario le plus probable est désormais celui du clash. La Suisse demande une renégociation que l’Europe refuse, à la suite de quoi le Conseil fédéral ou le parlement mettent un terme à l’exercice en cours. En aparté, plusieurs élus, dont certains très influents, évoquent cette piste ».

Auteur: Manavpreet Kaur; © CC BY-SA 4.0, wikicommons

Ce week-end, nous avons donc apparemment évité la mise en isolement économique, sociale et politique, mais nous n’avons certes pas encore fait de pas en avant sur notre relation à l’Europe. Philippe Nantermod avait absolument raison, hier après-midi, dans l’émission spéciale de la RTS qui avait lieu dès midi, de résumer les dix, voire les vingt ans, perdus dans la construction de notre lien à l’Europe à force de devoir mobiliser nos énergies pour contrer des objets proposés à votation. Il serait judicieux de prendre le temps de l’analyse détaillée de cette période, de reconnaître le potentiel « clash » à venir, et d’entrer en dialogue décidé avec les quelques 38% de nos concitoyens qui auraient adopté l’initiative dite de limitation.

Il en va au fond du besoin d’un congé paternité et maternité au lendemain du « non » helvète à l’abolition de la libre circulation. Car nous n’avons dans les mains ni plus ni moins qu’un nouveau-né démuni, une petite fille Europe, qui attend qu’on prenne soin d’elle et la nourrisse avec attention, et que nous fassions des choix éducatifs cohérents pour son bon développement. Tout (re)commence, et j’espère voir fleurir des initiatives à tous niveaux pour nous inviter au dialogue national sur le développement d’une relation harmonieuse à l’Europe, qui soit convaincante pour davantage que 61% d’entre nous.

Vivre un événement en ligne : à quel rythme ?

Nous voilà marqués sans doute pour des saisons par l’image de nos parlementaires sous plexiglas, se parlant dans les couloirs dûment masqués. Nous autres, de la foule des anonymes, nous nous contentons de nos réunions en ligne, valsant entre les différents outils qui, au total, opèrent de manière similaire. Mais l’affaire a une autre ampleur lorsqu’il s’agit de participer à une conférence en ligne : vivre un événement en ligne, est-ce le vivre et à quel rythme ?

Après le coup d’arrêt de ce printemps, les travailleurs du monde académique sont forcés de prendre la mesure du chamboulement : leurs rencontres internationales, ces moments importants où se vit la recherche, c’est pour l’instant en ligne ou rien, et pour un certain temps, sans doute jusqu’à l’arrivée du vaccin tant attendu. Tout va si vite que nous n’avons guère l’espace nécessaire pour observer ce qui change ou non dans nos pratiques.

Pour être franche, la mise en ligne de ces événements m’a paru d’abord un soulagement d’agenda et de rythme : on a trop voyagé low cost, consommateurs de carbone effrénés. Mais j’observe avec étonnement que certaines grandes manifestations des milieux de recherche, au lieu d’en rester aux quelques jours prévus, annoncent s’étaler en ligne sur trois semaines, voir sur trois mois, à petites doses de conférences plénières et workshops. A mon sens, ces manifestations risquent fort de disperser leur public. Sans le corps assigné à un lieu, à Paris, Athènes, Bruxelles ou Londres, disposerions-nous soudainement de tout le temps, de plusieurs semaines ou mois pour vivre le même événement ? J’en doute fort.

Montre Swatch GZ121 d’Alessandro Mendini; © CC0 1.0; auteur: User:minicooperfahrer; wikicommons

S’illustre ici l’un des travers patents de cette « COVID-19 atmosphère » dans laquelle nous baignons : nous risquons d’y perdre le sens de la fin, du rythme, de la limite temporelle. C’est sans doute l’une des raisons qui a fait diminuer drastiquement le nombre des manifestants pour le climat vendredi dernier. On nous parle tellement de la fin chaque jour que nous perdons l’intérêt, voire même la préoccupation, pour ce qui serait une fin plus lointaine, pourtant d’une urgence qui ne fait plus aucun doute.

Relire le petit opuscule d’Odysseus Elytis, Temps délié, temps enchaîné [1], permet de prendre la mesure du problème. Elytis y représente le temps dans son ampleur et ses labyrinthes, via la description des célébrations grecques orthodoxes, ce « temps tout entier, celui d’avant, celui d’après, annihilés, devenus éternité ». Mais à chaque instant, il exprime aussi le sentiment du début et de la fin, qui surplombe les volutes en spirales du temps. Sans crier gare, au détour d’une page, il offre des mots pour dire ce que nous expérimentons tous au quotidien : « si nous perdons nos marques, nous allons d’impasse en impasse, et à la fin, nous capitulons ».

Parce que nos corps-personnes ont pris l’habitude de mesurer le monde via un rapport entre le temps et le lieu, il me paraît primordial, dans nos diverses activités, de garder un rythme qui nous rappelle que toute chose a une fin. A nous d’être vigilants face à l’illusion que le numérique nous permettrait l’ubiquité. Nous restons des humains incarnés, et donc assignés à un espace-temps limité, à l’image de nos ressources naturelles. Nous sommes à leur rythme.

[1] Odysseus Elytis, Temps délié, temps enchaîné, L’Echoppe, 2000.

Oui à l’application « Trace le virus ! » préparée par l’EPFL et l’EPFZ

Plus qu’un blog réflexif, le lectorat trouvera ici pour une fois une prise de position, certes étayée et assumée, mais allant droit au but, car le temps presse. Qui voudra bien relire les blogs précédents ne devrait avoir aucune peine à réaliser que l’autrice de ces lignes est très attachée à la liberté individuelle, mise à mal, par exemple, par le traçage des assurés. Mais le sujet est tout autre. Comme le proclament les bus lausannois, nous sommes « responsables ensemble », et c’est pourquoi je ferai usage avec discernement de l’application « Trace le virus ! », préparée par l’EPFL et l’EPFZ, dès qu’elle sera disponible.

  • Les antécédents : c’est à Singapour que le prototype de cette application a été lancée en mars, sous le nom de « Trace together », que je choisis de rendre en français par un adage plus dynamique : « Trace le virus ! ». Les résultats sont sans appel : au 23 avril 2020, on compte à Singapour 11’178 cas de COVID-19 pour seulement 12 décès. Le code de l’application a été rendu disponible par les autorités.
  • L’EPFL et l’EPFZ ont toutefois décidé de se démarquer des tentatives européennes, en proposant  une alternative aux nombreux avantages: nous avons le choix d’utiliser ou non cette application. Comme l’indiquait la RTS au téléjournal du soir de ce 24 avril, si 60% d’entre nous l’utilisent, elle sera efficace. Avoir le choix, c’est être en démocratie.
  • Nous sommes responsables non seulement face aux malades potentiels, mais aussi face aux plus fragiles économiquement dans notre pays: pour tous, il faut adopter dans les mois à venir un mode d’être responsable, car le vaccin est encore loin à l’horizon. « Un pour tous, tous pour un », c’est un choix.
  • Il faut espérer que les politiciens liront les bons articles avant de débattre de la question : la vraie difficulté liée à cette application sera la résistance de Google et d’Apple. Alors que la Neue Zürcher Zeitung tait cette information capitale, Le Temps l’indique clairement : « Même si une date a été fixée, il reste encore énormément de travail à effectuer, notamment avec Apple et Google. Les deux sociétés américaines, qui contrôlent à elles deux environ 99% des systèmes d’exploitation pour smartphones, développent une solution technique commune pour supporter des applications de traçage ».
  • Dès que nous nous déplaçons avec un smart phone, nous livrons sans arrière-pensée nos déplacements à ces sociétés américaines commerciales, entre autres : et nous refuserions d’être solidaires de nos concitoyens ?
  • Last but not least, les données de l’application préparées par l’EPFL et l’EPFZ resteront sur votre portable et ne seront pas reportées sur un serveur externe. C’est donc de l’auto-observation au service de notre protection mutuelle. Un libre choix. Comme celui de vous munir ou non d’un smartphone.

Il n’y a donc aucune hésitation à avoir, pour le 60% d’entre nous au moins, espérons-le.

 

Quand les tombes se vident – Hart Island (NY)

Elle s’appelle Hart Islandau large de New York, mais on la surnomme l’« île des morts », car depuis 1869, on y enterre les corps new-yorkais non réclamés par leur famille, ou dont les funérailles ne peuvent être payées, soit près d’un million de décédés. Une vidéo filmée par drone nous a brusquement mis face à la réalité COVID-19 sur cette île : de nouvelles fosses y sont creusées précipitamment pour accueillir en nombres des personnes mortes de la maladie, comme l’explique le journal de La Côte à 8h55 aujourd’hui.

De semblables pratiques ont déjà eu cours dans l’histoire, ne serait-ce que sur Hart Island elle-même, qui a accueilli des personnes décédées du sida dans les années 80, ou comme l’Île des Morts dans le Finistère, au large de Brest, qui servait de cimetière au lazaret de l’île de Trébéron, dévolue à la mise en quarantaine. Nous espérions ces temps révolus, n’est-ce pas ? Les images toutes récentes de Hart Island sont d’autant plus dures qu’elles rappellent les charniers du siècle écoulé, ceux qui nous hantent, et quand bien même les corps reposent ici dans des cercueils de bois léger individuels, et non pas à même la terre, entassés. Il faut comprendre plus loin, et la suite amplifie le premier effroi.

De fait, un article incisif de Gothamist, journal de la radio publique de New-York, expliquait le 9 avril dernier que « l’augmentation des enterrements a commencé suite au changement sans état d’âme des règlements par le service du Chief Medical Examiner : il suffit de garder les corps seulement 14 jours, au lieu du délai habituel de 30 jours, avant de les enterrer sur Hart Island ». Le délai avait même d’abord été réduit à six jours, avant de revenir à quatorze jours. Une telle décision a-t-elle été prise en consultation avec le projet Hart Island, menée par l’artiste visuelle Melinda Hunt, qui porte depuis plus de vingt ans le souci de redonner des noms à ces tombes et d’en assurer la dignité ? On peut à juste titre se poser la question.

Gustave Doré, « La vision de la vallée des ossements desséchés », 1866; domaine public; auteur: Slick-o-bot; wikicommons

Il faut savoir qu’en avril 2018, l’érosion de Hart Island a provoqué la mise à jour de 174 squelettes, monceaux d’os affleurant au grand jour, prêts à tomber dans la mer, ou déjà emportés par les flots. Les tombes qui se vident, littéralement. Des images dignes d’un tableau de Gustave Doré représentant des « ossements très nombreux sur le sol de la vallée, complètement desséchés » (La Bible, Ezéchiel 37,2). Cet épisode de 2018 a suffisamment choqué l’opinion pour que le Federal Emergency Management Agency de New-York attribue alors 13 millions de dollars au projet pour la réhabilitation de cet espace mortuaire, dès début 2019. Que va-t-il se passer maintenant, alors que la cadence d’enterrements est passée de 25 morts par semaine à 24 morts par jour ?

On n’est jamais préparé aux fosses communes, aux enterrements de masse, aux ossements qui remontent à la surface de nos îles de quarantaine. L’urgence de gérer le cours terme, dans la peur de la contagion, conduit à préparer sur Hart Island des suites difficiles. La perspective officielle est de considérer ces enterrements comme « temporaires, au cas où un membre de la famille ou un proche souhaiterait éventuellement réclamer le corps », comme l’explique l’article du Gothamist. En voyant les empilements de cercueils dans les tranchées, on se demande au monde comment on pourra réclamer son mort… Dans quelques années ou décennies, on risque bien de voir ces tombes se vider de leurs ossements, les rendre à la mer, faute de terre. Le Gothamist conclut laconiquement qu’Hart Island devrait être ouverte au public le 1erjuillet 2021.

Cet épisode du COVID-19 nous met face à l’importance des ossements, alors même que la BBC a annoncé cette nouvelle le jour de la fête chrétienne de Vendredi-Saint, qui commémore la crucifixion de Jésus de Nazareth. Au tournant de notre ère, les corps des crucifiés, mort infamante, étaient privés de tombe, de cérémonie funèbre. Les tombes des crucifiés, par définition, restaient vides. Toutefois, l’archéologie nous a livré un seul reste d’un corps de crucifié, un os du pied transpercé par un clou, trouvé en 1968, dans une tombe juive du premier siècle de notre ère, exhumée au nord-est de Jérusalem. Il s’agit de Jehohanan, fils d’Hagkol, issu d’un milieu plutôt aisé et qui avait entre 24 et 28 ans. La trouvaille a suscité et suscite encore des discussions sur le détail des modalités de crucifixion, comme en témoigne cet article archéologique de Kristina Killgrove. Cet os transpercé d’un clou, seul rescapé de cette pratique antique, confirme qu’en de rares cas, il était malgré tout possible de récupérer le corps d’un crucifié, à l’instar de celui de Jésus de Nazareth (La Bible, Evangile selon Matthieu 27, 57-60).

Ce n’est donc jamais en vain que les ossements du passé reviennent à la surface de notre présent, fût-ce un seul. Les ossements surgis en 2018 sur Hart Island devraient impérativement conduire à un dialogue plus large dans la communauté new-yorkaise sur la prise en charge, en ce moment même, de ceux et celles que leurs proches n’auront pas pu réclamer, faute de temps ou de moyens.

 

De la libre circulation, l’autre

Notre pays connaît un important débat politique, à l’approche des votations du 17 mai, sur la libre circulation des travailleurs européens. On ne saurait par trop souligner que monde des employeurs et monde des employés sont unis dans la discussion, et soutiennent avec vigueur cette libre circulation des travailleurs dont nous bénéficions tous économiquement. C’est toutefois de l’autre circulation libre, ou libérée, dont cet article de blog veut parler.

Un reportage du téléjournal de la RTS, mardi soir 25 février, faisait état de ce dont plusieurs d’entre nous ont sans doute déjà pris conscience : les CFF possèdent, via leur application et l’usage des QR-codes sur les abonnements, une immense banque de données sur nos déplacements. Le reportage s’intitulait : «Que connaissent les CFF de votre vie? En utilisant l’application, une immense banque de données est à disposition de l’entreprise» ; à l’heure où j’écris ces lignes, la vidéo ne semble pas accessible.

Source: http://bahnbilder.ch/picture/4148; auteurs: Kabelleger / David Gubler; CC BY-SA 3.0; https://commons.wikimedia.org/wiki/File:SBB_Re_450_097_ZKB_Nachtnetz.jpg

Le reportage était courageux, mettant à la disposition de la réflexion du plus grand nombre de froides observations déjà faites par certains. On se demande, en l’état, que devient la « puissance du sujet », évoquée dans un billet de blog précédant, face à cette gestion algorithmique implacable.

Le reportage omettait toutefois un paramètre important : la liberté de mouvement demeure possible pour ceux qui ont une marge financière. Il suffit, tant que cela est encore possible, d’acheter un bon vieux billet CFF papier plein tarif, et le trajet ne sera répertorié nulle part. La libre circulation de nos personnes privées devient chaque jour davantage un luxe, monnayable. On ne peut dès lors que se réjouir de l’initiative du Luxembourg qui, dès ce premier mars, libère la circulation des personnes privées en rendant gratuit ses transports publics, et promeut, du même coup, la protection de l’environnement.

On observera aussi, avec humour noir, que le système de reconnaissance faciale qui quadrille la Chine est mis à mal par les simples masques papier en usage pour cause de coronavirus. Comme le souligne un article de la Tribune de Genève du 18 février dernier, « en quelques années, Pékin a mis en place l’un des réseaux de surveillance de masse les plus avancés au monde. Même les toilettes publiques de la capitale en sont équipées, pour lutter contre l’abus de papier WC, disent-ils. Pas plus de trois coupons par personne toutes les neuf minutes, c’est la règle, impossible d’y déroger ». Dès lors, « l’arrivée du masque ‘anti-Covid-19’, dont l’efficacité est toujours discutée, a donc révélé une faille de taille dans le Big Brother chinois. En temps normal, cette technologie de reconnaissance faciale peut identifier un citoyen en quelques secondes avec une précision de plus de 99,9%, explique le South China Morning Post. Selon les experts, le simple port d’un masque sanitaire peut réduire cette précision à 30%, ajoute le quotidien anglophone publié à Hongkong ».

Si le rire est bon pour la santé, on dira qu’en ce dimanche des malades, le coronavirus nous arrache un faible sourire à l’idée du masque papier qui contrecarre la surveillance presque millimétrée des citoyens chinois. Reste à décider ce que nous souhaitons ici pour la liberté de circulation de nos personnes privées dans les transports publics, et pour un choix clair en faveur de la protection du climat : amis luxembourgeois, chapeau bas !

Le climat, l’IA et Hypathie à Bruxelles

Il ne manque pas d’être impressionnant de se rendre aux Research & Innovations Days de la recherche européenne, qui a rassemblé une foule conséquente du 24 au 26 septembre à Bruxelles. Venir du lieu des sciences humaines et sociales (SHS) à ces journées, c’est d’entrée adopter la posture du supplément: il a bien fallu constater avec les collègues français que nous étions de fort rares éléments de nos branches à être présents, du moins pour nos deux pays.

R&I days, Bruxelles; ©Claire Clivaz

Et pourtant le document d’orientation stratégique pour la recherche et l’innovation européenne mentionne plusieurs fois les SHS, mais en général comme un élément qu’il ne faut pas manquer «d’intégrer» au reste (p. 20 par exemple). Les voici perçues comme un supplément additionnel plutôt que comme la matière vive de la recherche. On peut avoir l’impression d’entendre encore et toujours la perspective de William Osler, figure fondatrice de la médecine moderne, qui avait comparé en 1919 les sciences humaines à des larves de fourmis, offrant un miel agréable aux nurses des autres domaines qui prennent soin d’elles! [1] Mais qu’importe la définition donnée: l’espace est tout de même donné aux SHS, et c’est à elles de l’occuper.

Des impressions glânées de ces R&I days, je retiendrai la présence claire du souci pour le climat avec l’espoir d’une «neutralité carbone», d’une Europe «propre». Mais quel est le discours susceptible du plus d’effet au final: les marches obstinées de nos jeunes ou les grandes déclarations officielles? On retient sa résignation pour faire bonne figure, mais il y a bien sûr un drôle de contraste entre ces déclarations et le fait que nous étions si nombreux à nous être déplacés pour la plupart en avion pour ces journées. Tout reste à faire pour diminuer les vols rendus nécessaires par les multiples réunions et conférences académiques: le travail à distance est pourtant efficace, c’est à nous d’en explorer les possibles.

L’optimisme était au contraire de mise au workshop sur l’intelligence artificielle (IA), ou l’AI selon l’accronyme anglais à ne pas confondre avec l’accronyme de notre «assurance invalidité»… A moins que justement l’IA ne nous fasse craindre de devenir obsolètes: Goerge Tilesch, chef stratégie et innovation d’IPSOS, apporta l’exposé le plus efficace et indiqua notamment qu’un sondage mené à grande échelle signalait que 42% d’entre nous craignent d’être purement et simplement remplacés par l’intelligence artificielle dans leurs compétences professionnelles. En filigrane de son exposé, c’est l’ambiguïté de notre relation à l’IA qui se laissait percevoir, et que je souligne à titre personnel : en effet, Tilesch expliqua que 78% des sondés avaient une pensée positive lorsqu’on parlait IA, tandis que 53% avaient une pensée négative. Il eût fallu pouvoir discuter plus en avant les propos du conférencier, mais sans être un génie des statistiques, on constate qu’au moins 31% des sondés ont une pensée positive et négative face à l’IA. Peut-être vous retrouverez-vous dans ce tiers à la fois admiratif et sceptique.

Quant à moi, au sortir de la salle, j’aurais voulu faire un autre sondage auprès des participants, en leur demandant s’ils savaient qui était Hypathie. En effet, nous avons disserté d’IA dans une salle nommée «Hypathie», cette célèbre philosophe et mathématicienne du 4ème siècle de notre ère à Alexandrie, assassinée par des moines chrétiens en 415. Je ne sais si nous aurions été nombreux à connaître cette figure, ni s’il s’agit là du miel propre aux sciences humaines, mais qu’Hypathie ait abrité de manière tutélaire les débats sur l’IA fut un clin d’oeil discret de la culture historique à notre optimisme envers les intelligences du futur.

[1] William Osler, “The Old Humanities and the New Science”, British Medical Journal 5th July 1919, p. 1–7; ici p. 3.

Le corps livré au numérique

Je ne sais pas ce qu’il en est pour vous, mais pour ma part, la première fois que j’ai utilisé mon empreinte digitale pour effectuer un paiement via une application sur mon smartphone, le geste ne m’a pas semblé anodin du tout. Utiliser ces lignes incrustées dans la peau depuis notre naissance pour piloter un flux monétaire m’a paru d’emblée une alliance d’un genre nouveau, inconnu, incertain. Sans utiliser la médiation du mot, du chiffre ou de la lettre, voici que la peau même ordonnait à des espèces, qui n’étaient plus ni sonnantes ni trébuchantes, d’aller ailleurs.

Depuis cette innovation, le corps n’a cessé d’être de plus en plus partenaire de la matière digitalisée. L’usage des mesures biométriques produit des idées «pas si futuristes que cela», comme le commentait en 2016 cet article imaginant que nous puissions payer à la caisse d’un magasin en montrant notre oreille: «“les oreilles sont uniques”, dit Michael Boczek, president et manager de Descartes Biometrics, une compagnie spécialisée dans les applications mobiles sécuritaires de détection auriculaire. “[L’oreille] est stable et persistante, ce qui signifie qu’elle se modifie très peu au cours de la vie d’un individu. C’est vrai également des empreintes digitales, mais beaucoup moins de la reconnaissance faciale». Trois ans plus tard, Descartes Biometrics s’est dévelopée, en partenariat avec l’Université de Calgary (Canada), et on peut voir sur son site l’image d’une personne détectée par son smartphone grâce à la forme de son oreille.

A cela s’ajoute encore «l’oculométrie (en anglais Eye-tracking (suivi oculaire) ou Gaze-tracking)», qui selon Wikipédia, «regroupe un ensemble de techniques permettant d’enregistrer les mouvements oculaires. Les oculomètres les plus courants analysent des images de l’oeil humain enregistrées par une caméra, souvent en lumière infrarouge, pour calculer la direction du regard du sujet. En fonction de la précision souhaitée, différentes caractéristiques de l’œil sont analysées». De fait, ce type de technologie semble apte à servir de mot de passe pour ouvrir son ordinateur, et autres prouesses, comme l’affirme cette vidéo promotionnelle.

On nous y promet que nous allons «contrôler notre ordinateur», mais on se demande bien vite, entre nos empreintes décryptées, notre oreille reconnue et nos yeux suivis, qui maîtrise quoi dans cette affaire. De fait, voici notre corps de plus en plus embedded dans la matière digitale. Ce terme anglais n’a pas d’équivalent exact en français, et signifie que le corps se retrouve enclos, incorporé, encastré, encapsulé, inséré dans les infinis possibles du numériques. C’est un constat, ni une lamentation ni un cri de victoire. Nous arrivons simplement de manière patente à ce que le philosophe Jacques Derrida annonçait il y a plus de vingt ans: «Ce qui se prépare, à un rythme encore incalculable, de façon à la fois très lente et très rapide, c’est un nouvel homme bien sûr, un nouveau corps de l’homme, un nouveau rapport du corps de l’homme aux machines, et on l’aperçoit déjà cette sorte de transformation» [1]. Nous y sommes.

Avons-nous encore la possibilité de nous extraire de cet univers, de nous en couper momentanément? C’est l’expérience proposée aux éleves vaudois qui effectuent dès ce lundi leur rentrée scolaire sans smartphone dans les plages horaires scolaires. Auprès des plus jeunes d’entre nous, nous exprimons ainsi notre espérance de pouvoir encore nous «désencastrer» de la matière numérique. Quel regard porteront ces jeunes sur cette expérience dans vingt ans? Leur semblera-t-elle obsolète ou salutaire? A lire Jean-Claude Domenjoz dans Le Temps, on en rediscutera sans doute. Mais à l’heure du corps qui flirte de si près avec les cables, le carbone et l’électricité de nos engins informatiques, cette décision reflète notre besoin de l’utopie d’une école sans smartphone, de l’utopie «d’îlots, d’archipels» soustraits à cette incorporation digitale, comme les décrit Alain Damasio dans son dernier roman [2].

[1] Jacques Derrida, Sur parole. Instantanés philosophiques, Editions de l’Aube, 2000, édition Kindle, l. 484.

[2] Alain Damasio, Les Furtifs, La Volte, 2019.

Lire Ada Lovelace pour une mémoire vive

Un mois après la grève suisse des femmes 2019, il est bon de continuer à arpenter notre mémoire culturelle pour la rendre vive au bruissement des femmes qui nous ont précédés, souvent anonymisées. Ce blog poursuit le travail de mémoire entamé dans des blogs précédents, cette fois avec un exemple en modernité.

Ada Lovelace, peinture de Margaret Sarah Carpenter, 1836, domaine public, wikicommons

Le nom d’Ada Lovelace, mathématicienne et poète, fille de Lord Byron, a récolté quelque notoriété via le célèbre article du mathématicien et cryptologue Alan Turing, Computing Machinery and Intelligence (1950). Collaboratrice de Charles Babbage à cet ancêtre de l’ordinateur qu’est la Machine Analytique, Ada Lovelace a acquis ces dernières années un succès symbolique important auprès des femmes engagées dans le monde informatique. Une journée annuelle lui est même consacrée depuis 2009. L’impact de ses travaux est passablement discuté [1], mais une chose est certaine: elle mérite qu’on aille la lire, dans le texte.

Dans Computing Machinery, Alan Turing bataille contre six objections au fait qu’une machine pourrait penser, mais celle qui lui vaut le plus d’efforts est précisément émise par Ada Lovelace : «la Machine Analytique n’aucune prétention à être à l’origine de quoi que ce soit» [2]. Avec ténacité et brio, Turing discute les effets de cet adage tout au long de l’article, soulignant qu’il lui arrive, quant à lui, d’être surpris par les machines [3]. Il conclut qu’il faudra finalement attendre pour être fixé: «Revenons-en pour l’instant à l’affirmation de Lady Lovelace qui soutenait que la machine ne peut faire que ce que nous lui disons de faire. […] Le seul appui réellement satisfaisant qui puisse être donné à cette vision sera fourni par l’attente de la fin du siècle, en faisant alors l’expérience décrite» [4]. De fait, plus d’un siècle auparavant, Ada Lovelace adopte le même point de vue que Turing: elle délègue aux découvertes futures de trancher la question [5].

Pour autant qu’il est possible de le vérifier, Alan Turing cite Lovelace via une autre source et n’a pas lui-même été lire son écrit [5]. Google Books nous donne aujourd’hui un accès facile à Lovelace. La forme même de son écrit montre ce que signifiait pour une femme de s’exprimer sur un sujet scientifique dans la première moitié du 19ème siècle. Elle a en effet traduit du français vers l’anglais un texte de Federico Luigi Menabrea, qui occupe un tiers de l’ouvrage environ, mais sa pensée personnelle, elle l’a glissée dans les notes de la traduction, qui occupent les deux autres tiers du texte. Elle n’a signé son ouvrage que de ses initiales, un régime de semi-anonymat, pour celle qui se présente comme «traductrice» plutôt qu’auteur. Last but not least, la fameuse objection qu’on lui accorde provient en fait de Menabrea pour l’essentiel.

Son opinion personnelle est pondérée et consciente de l’impact du futur: «En considérant tout nouveau sujet, on a souvent tendance, d’une part, à surestimer ce qu’on trouve d’emblée intéressant ou remarquable; et, d’autre part, par une sorte de réaction naturelle, à sous-estimer le véritable état de la question, lorsque nous constatons que nos notions ont dépassé celles qui étaient réellement acceptables» [6]. A plus d’un siècle de distance, Turing adopte une tonalité en harmonie en déclarant dans une émission radio à la BBC en 1951: «Les expériences visant à produire une machine qui pense me semblent appartenir à une catégorie [particulière]. L’ensemble du processus de pensée est encore bien mystérieux pour nous, mais je crois que tenter l’expérience de fabriquer une machine pensante nous aidera grandement à découvrir comment nous pensons nous-mêmes».

Ces descriptions prudentes et nuancées, émises aux 19ème et 20ème siècles, trouvent leur écho contemporain dans cet avis de François Jouen,  Ecole Pratique des Hautes Etudes, Paris : «le jour où on aura des systèmes d’intelligence artificielle qui commenceront à avoir des propriétés relativement proches du fonctionnement humain – dont on ne connaît finalement pas grand-chose – on le comprendra sans doute mieux». Lire Ada Lovelace, en faire une mémoire vive, nous offre donc un chemin de filiation au cours des deux cents dernières années, sous l’étendard de ceux qui tentent de «penser la machine qui pense». Quitte à se glisser dans des notes de bas de pages sous initiales, jusqu’à ce que, deux siècles plus tard, le web leur donne enfin la possibilité d’être présentées au grand jour.

[1] Voir par exemple pour une évaluation plutôt restrictive: T. J. Misa, «Charles Babbage, Ada Lovelace, and the Bernoulli Numbers», dans Ada’s Legacy. Cultures of Computing from the Victorian to the Digital Age, R. Hammerman – A. L. Russell (éd.), ACM Publishers, 2016, p. 11-31.

[2] Ada Lovelace, Notes on Menabrea’s Sketch of the Analytical Engine Invented by Charles Babbage, extracted from the Scientific Memoirsvol. 3, London: Richard & Taylor, 1843, p. 691-731 & 732-735 (1 à 4); ici p. 722.

[3] Alan Turing, «Computing Machinery and Intelligence», Mind 49 (1950), p. 433-460, ici p. 448.

[4] Turing, « Computing Machinery and Intelligence », p. 452 et 455.

[5] Pour le détail de ce qui est présenté ici, voir C. Clivaz, Ecritures digitales. Digital writing, digital Scriptures(DBS4), Brill, 2019, p. 64-73. L’ouvrage est disponible en accès ouvert grâce à une bourse du Fonds National Suisse: https://brill.com/view/title/54748

[6] Lovelace, Notes on Menabrea’s Sketch, p. 722.

Le premier ouvrage de recherche créé par un algorithme

Alors que le salon du livre bat son plein, et qu’il est si appréciable de tenir dans ses mains un ouvrage papier non connecté, il faut oser affronter les innovations qui nous bousculent : voilà qu’est paru le «premier ouvrage de recherche généré par une machine», Lithion-Ion Batteries, dont l’auteur est nommé simplement Beta Writer, Ecrivain Béta. On peut le télécharger en ligne gratuitement. Le roman Le Littératron [1], de Roger Escarpit, paru en 1964, se réaliserait-il, la machine à écrire des livres serait-elle donc là ?

Voyons l’objet. L’auteur «réel», Henning Schoenenberger, initiateur du projet, le présente dans une préface de 19 pages, seul élément du livre rédigé par un humain [2]. Lithion-Ion Batteries présente un résumé d’articles de recherche sur les piles lithion-ion. Ce domaine de recherche a connu la publication de 53’000 articles dans les trois dernières années, ce qui rend ce type d’essai souhaitable, les chercheurs pouvant «bénéficier du potentiel du natural language processing et de l’intelligence artificielle». D’après Schoenenberger, des essais similaires pourraient être menés dans plusieurs domaines, y compris les sciences humaines et sociales [3].

La préface de Lithion-Ion Batteries passe en revue toutes les questions épineuses, de l’identité de l’auteur à la recension par les pairs d’un ouvrage produit par algorithme. Tout en soulignant les imperfections de ce premier essai, Schoenenberger surprend son lecteur en indiquant «qu’aucune édition manuelle des textes n’a été opérée» [4]. Ce que nous lisons provient donc bel et bien de la machine. Ken Friedman, Université de Tongji à Shanghai, a mis en ligne une première évaluation de ce livre : selon lui, l’ouvrage «suggère qu’une prose écrite à la machine peut atteindre le niveau des plus denses écrits légaux ou administratifs. La machine écrit aussi bien que certains ingénieurs, mais pas aussi bien que d’autres». Il estime aussi qu’«on aurait besoin du jugement et de l’intelligence humains pour déterminer les éléments à utiliser, pour les intégrer dans un texte compréhensible» [5].

Friedman rejoint certainement le sentiment qu’aura la grande majorité d’entre nous à la lecture de Lithion-Ion Batteries. N’empêche, le livre est là, et si c’est un tournant encore approximatif, c’est un tournant tout de même dans la synthèse des informations de la recherche, que «Beta Writer» nous soit très antipathique ou non. Une telle innovation rappelle qu’Alan Turing disait déjà en 1950 : «les machines me prennent par surprise très fréquemment» [6]. Entendre Turing par-delà les décennies, c’est faire exercice d’humilité, et renoncer à estimer que «l’informatique ne peut dépasser les concepts programmés par les humains», comme l’affirme Christophe Schuwey, dans un ouvrage récent, fort stimulant au demeurant [7].

Les défis qui s’annoncent dépassent nos prétentions anthropocentriques. Comme l’explique François Jouen, directeur d’études à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, «sur le plan de la pensée, c’est plus simple de chercher à reproduire le fonctionnement humain. Je suis cependant persuadé que dans quelque temps, on aura des systèmes cognitifs artificiels qui auront des propriétés radicalement différentes». Se préparer à ce que nous ne savons pas encore faire, à mettre en pratique dans nos diverses professions ce qui n’existe pas encore, sont les défis devant nous. L’expérience de ce livre généré par algorithme n’annonce en aucune façon la disparition des chercheurs, mais la transformation de leurs pratiques de recherche [8]. Si les machines génèrent des synthèses des données de la recherche, du temps sera dégagé pour d’autres tâches. A l’humain de montrer aux algorithmes son génie propre.

[1] Roger Escarpit, Le Littératron, Paris : Flammarion, 1964. J’ai évoqué ce roman dans un billet de blog précédent.

[2] Beta Writer, Lithium-Ion Batteries. Machine-Generated Summary of Current Research, Springer Nature, Cham, 2019, p. V.

[3] Ibid., p. VI.

[4] Ibid., p. VIII.

[5] Ken Friedman, «Re: [Humanist] 32.611: pubs: a machine-generated book», Humanist Discussion Group, 14.04.19, https://dhhumanist.org/

[6] Alan Turing, «Computing Machinery and Intelligence», Mind49 (1950), p. 433-460 ; p. 448 ; http://phil415.pbworks.com/f/TuringComputing.pdf

[7] Christophe Schuwey, Interfaces. L’apport des humanités numériques à la littérature, coll. Focus, Neuchâtel : Alphil, 2019, p. 11.

[8] Beta Writer, Lithium-Ion Batteries, p. IX.

1989-2019 : la génération qui a oublié

C’est arrivé. Les lettres jaunes Juden sur une vitrine parisienne, le cimetière dévasté par la profanation, des actes antisémites publics, récurrents, violents. C’est de retour, c’est revenu. On peut écouter en boucle la chanson que Louis Chedid avait écrite en 1985, «Anne ma sœur Anne» :

Anne, ma sœur Anne
Si je te disais ce que je vois venir

J’arrive pas à y croire, c’est comme un cauchemar
Sale cafard![…]
Tu pensais qu’on n’oublierait jamais, mais
Mauvaise mémoire!

Elle ressort de sa tanière, la nazi-nostalgie
Croix gammée, bottes à clous, et toute la panoplie
Elle a pignon sur rue, des adeptes, un parti
La voilà revenue, l’historique hystérie!

En 1985, on s’exhortait encore mutuellement à ne pas oublier, on se disait clairement et explicitement que «l’historique hystérie» pouvait revenir. C’était le temps où Bruno Ganz incarnait l’ange des Ailes du désir contemplant Berlin divisée, en 1987. Durant ces années-là, dans la classe du gymnase vaudois que je fréquentais, la professeur d’allemand mettait toute son énergie de berlinoise non seulement à nous faire ânonner nos conjugaisons verbales correctement, mais surtout à nous interpeler sur notre responsabilité dans la société. Que de fois ne nous a-t-elle pas invités à être le grain de sable qui bloquerait la mécanique du système, nous faisant lire Draussen vor der Tür de Berthold Brecht, Sansibar oder der letzte Grund d’Alfred Andersch, ou encore Die neue Leiden des jungen W. d’Ulrich Plenzdorf. Elle s’obstinait : nous l’avions écoutée, enfin m’avait-il semblé.

Peu avant, au collège, on nous avait fait voir Nuit et Brouillard d’Alain Renais : je ne me rappelle pas que mes enfants, jeunes adultes aujourd’hui, ait vu ce film en classe. Quand est-ce que la génération 1989-2019 a perdu la mémoire ? Quand est-ce que cela s’est tu, du moins assez massivement pour qu’on puisse assister ces derniers jours à ce déferlement d’antisémitisme ? Est-ce dans l’effervescence du mur de Berlin tombé qu’il faut discerner la naissance d’une insouciance néfaste ? Est-ce la génération férue d’aire du verseau et de peace and love qui a provoqué l’effacement de nos archives mémorielles pourtant dûment informées ?

Il me paraît urgent que nous mobilisions nos énergies intellectuelles, historiques, affectives et intuitives pour comprendre les racines de l’oubli, et parfois même de la négation, de la Shoah. En grains de sable avisés, il nous appartient de gripper la mécanique déjà si bien réenclenchée de la peste brune qui «ressort de sa tanière». Parmi les étapes qui ont conduit à cette amnésie, il y en a en tous cas une une qui m’avait frappée à l’orée du 21èmesiècle : les intellectuels n’étaient plus d’accord sur le type de sentiments qui devaient accompagner le faire mémoire de ces événements. D’un côté, en 2001, l’historien Frank Ankersmit écrivait qu’à ses yeux, le souvenir de la Shoah devait rester «une maladie, un désordre mental à propos duquel nous pourrions ne jamais cesser de souffrir», un tel génocide restant «à jamais un possible dans l’histoire future de l’humanité» [1]. De l’autre côté, le philosophe Paul Ricoeur, en 2000, plaidait pour une «mémoire heureuse et apaisée», car la «hantise est à la mémoire collective ce que l’hallucination est à la mémoire privée, une modalité pathologique de l’incrustation du passé au cœur du présent» [2].

J’ai lu ces auteurs peu après la parution de leurs ouvrages, et je me rappelle être restée interloquée de cette divergence : mémoire souffrance ou mémoire apaisée ? J’entendais encore au loin l’exhortation au grain de sable de ma professeur d’allemand. Quelques vingt ans plus tard, le constat est amer : on n’a pas écouté Ankersmit. Nous nous sommes précipités collectivement dans le soulagement de la mémoire heureuse. C’est nous la génération qui aura oublié, dansant à la chute du mur, telles des cigales assoiffées d’été. Voici l’hiver de retour: il est temps d’entrer en résistance.

[1] Frank Ankersmit, Historical Representation (Cultural Memory in the Present), Standford: Standford University Press, 2001, p. 193.

[2] Paul Ricoeur, La mémoire, l’histoire, l’oubli (L’ordre philosophique), Paris: Seuil, 2000, p. 595 et p. 65.