Un chaman pour Noël

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Les sentiers valaisans avaient habitué leurs promeneurs à découvrir mains oratoires et petites chapelles au détour des chemins, nichés dans la verdure. Quelques statues de Marie souriante, ornées de lumignons parfois encore fumants. De nos jours, le jogging dans les vergers ensoleillés de nos voisins peut provoquer le face à face avec un “chaman de Noël”, grande statue orante et décorée avec humour d’une boule rouge de sapin.

Ma fois il ne manque pas d’allure ce grand sorcier portant peau de loup et barbichette, rappelant le temps païen de ces terres qui en connaissent encore un vin du même nom. L’image me paraît accompagner on ne peut plus adéquatement plusieurs événements de ces dernières semaines, que chacun/e de nous évaluera diversement selon ses valeurs et ses choix de vie, mais qui ne peuvent manquer de nous faire comprendre le profond bouleversement culturel que nous traversons.

En novembre dernier, alors que nous assistions avec stupeur aux meurtres de plusieurs personnes en France dans un contexte de fanatisme religieux, la RTS a judicieusement publié un dossier sur les troubles qui avaient éclaté en 1988 lors de la sortie du film de Martin Scrosese, La dernière tentation du Christ: “En octobre 1988, tout bascule. Sang et fureur en France. Jets de gaz lacrymogènes dans les salles de cinéma, bris de glaces, cocktails Molotov, menaces écrites et orales contre les patrons de salles. Des radios encouragent les fidèles à déchirer les sièges des cinémas qui distribuent le film”. Le cinéma St-Michel à Paris avait été détruit. Quant à Mgr Lustiger, il fustigeait: “On n’a pas le droit de choquer les sentiments de millions de gens pour qui Jésus est plus important que leur père et leur mère”. C’est impressionnant de voir à quel point ces scènes de fanatisme chrétien d’une part, et d’indignation des Églises institutionnelles d’autre part, nous semblent aujourd’hui appartenir au passé: nous les avons simplement oubliées, effacées de nos mémoires, alors que c’était il y a une génération seulement.

Aujourd’hui, l’éventualité de voir les pistes de ski limitées ou fermées suscite une émotion forte, tandis que la fermeture des Églises peine à drainer quelques articles dans la Tribune de Genève (TGE). Quant à la suppression d’émissions religieuses sur la SRF, elle est commentée avec un art tout jésuite par un pasteur réformé, Christoph Weber-Berg, président du conseil d’administration de Reformierte Medien, dans une interview publiée en ligne sur le site du journal Réformés. Weber-Berg prend acte de cette décision que son Église ne songe même plus à remettre en question. Cette posture frappe d’autant plus que ces mêmes Églises institutionnelles semblent interdites devant le raz-de-marée du COVID-19: Anne-Sylvie Sprenger souligne pour Protestinfo et la TGE que “le silence des Églises face à ce qui se passe est inquiétant”.

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A moins que ce silence ne soit apaisant. Je préfère assurément une retenue empruntée aux grandes diatribes ecclésiales qui animaient encore la fin des années 80. L’espace social suisse est désormais ouvert à des refontes culturelles, pas à pas, comme l’achèvement de l’égalité des couples de différentes orientations sexuelles. Ou encore le choix enfin assumé d’un congé paternité, à transformer en congé parental, pour la meilleure synergie possible entre besoins économiques et familiaux. Sans oublier l’imposition individuelle.

Dans le calme des vergers, le chaman se tait encore, brandissant sa boule de Noël, accrochée par un taquin. Peut-être murmurera-t-il, en chœur avec les loups, lors de la nuit du 24 décembre “mon beau sapin, roi des forêts…”, invoquant le génie helvétique de la diversité. Ce génie helvétique, actif depuis des siècles, nous a maintes fois permis de conserver ce qui nous est cher, ce qui compte, et d’accueillir en même temps l’autre dans sa diversité. Il aura sans doute bien des défis à relever dans les années à venir, mais gageons qu’il sera fidèle au poste, de Noël en Noël.

NB Après presque cinq années de blogging dans le Temps, je choisis de laisser cette place à d’autres. Avec ma très vive reconnaissance à cette équipe journalistique dont nous pouvons tous être fiers. Belle suite au Temps! Claire Clivaz

L’imposition individuelle : accorder de l’attention au temps long

C’est un blog à contre-temps, ou plutôt à contre-rythme. Tout invite à l’urgence en ce début novembre, où la nuit d’Halloween fut bien agitée dans plusieurs villes d’Europe. Confinement, angoisse économique, déboires internes de la RTS et élections américaines : nous débordons d’urgences urgentes. A mon sens, dans un tel emballement, il devient prioritaire d’accorder de l’attention à ce qui se déroule sur le temps long : c’est au moins aussi efficace qu’un cours de yoga pour habiter le réel tumultueux.

Le temps long, c’est par exemple la motion déposée le 17 juin 2019 par Christa Markwalder, rappelant la motion déposée en 2004 déjà par le groupe libéral-radical et acceptée alors par les deux chambres : “Passage à l’imposition individuelle”. Elle demandait que “le Conseil fédéral [soit] chargé de présenter aux chambres, dans les meilleurs délais, un projet de loi qui, ayant reçu l’aval des cantons, prévoira l’abandon de l’imposition des couples et des familles et la remplacera par l’imposition individuelle, quel que soit l’état civil du contribuable”. Nos institutions politiques ont leur vision toute personnelle des “meilleurs délais” : par beau temps, rien ne presse, en règle générale, d’avancer sur les changements de société. De l’assurance maternité au mariage pour tous, nous avons l’habitude d’aller à pas lents.

La motion de Christa Markwalder n’ayant toujours pas été traitée à l’orée de l’automne, les femmes du parti ont toutefois sorti le grand jeu et annonçaient le 10 octobre le lancement d’une initiative sur ce sujet. L’illustration choisie par la Neue Zürcher Zeitung montre une mariée qui pour une fois semble avoir toutes les raisons de sourire. Le lendemain, c’était au tour de Johanna Gapany de donner avec enthousiasme la réplique au PDC Charles Juillard dans l’émission Forum de la RTS : à écouter la joute rhétorique, on se rend compte qu’il y aura débat, et qu’il est grand temps de l’ouvrir, au nom du temps long nécessaire à expliciter les changements de société fondamentaux. Car c’est bien de cela dont il s’agit.

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Les fronts sont clairs : Charles Juillard fait tout pour garder le débat sous l’étendard de l’égalité entre couples mariés et dits “concubins” – mais diantre, comment se fait-il qu’on use encore de ce vocable dans le langage juridique – ! Or c’est la bataille d’avant-hier, celle qui faisait encore sens il y a une génération. Oui, l’imposition individuelle marque un véritable tournant de perception de la société, auquel il serait nécessaire de voir adhérer un large front politique. Les valeurs libérales et d’égalité s’y retrouvent en effet : comme le résume la motion Markwalder, “le passage à l’imposition individuelle permettrait quant à lui de tenir compte de toutes les formes de vie commune”. Ce résumé conclut le raisonnement imparable de la motion : “Un nouveau vote sur l’initiative populaire du PDC ‘Pour le couple et la famille – Non à la pénalisation du mariage’ ne résoudrait pas l’un des principaux problèmes puisque cette initiative inscrirait dans la Constitution la définition suivante: ‘Le mariage est l’union durable et réglementée par la loi d’un homme et d’une femme’. Il faut garder à l’esprit qu’il y aura lieu, simultanément, de mettre en œuvre l’initiative parlementaire du groupe vert’libéral 13.486, ‘Mariage civil pour tous’, qui vise un but diamétralement opposé”.

Autrement dit, il y a solidarité de point de vue entre l’établissement complet de l’égalité entre femmes et hommes et l’établissement complet de l’égalité entre couples hétérosexuels et homosexuels : l’imposition individuelle en est une étape clé, à même de fédérer des valeurs de gauche et de droite, celles de l’égalité et de l’autonomie individuelle. Si le COVID-19 nous apprend quelque chose, c’est à nous concevoir chaque jour davantage comme des individus responsables, gérant leur distance à autrui et leurs risques, capables d’autonomie sans isolement. Cette vision plus horizontale et moins généalogique de la société se renforcera certainement dans les années à venir, sur fond de crise climatique. L’imposition individuelle, à cette aulne, apparaît simplement comme un geste de bon sens, qui reconnaît la société fondée désormais sur des consciences individuelles libres et égales, s’associant en couples comme geste second et non pas fondateur, et veillant à l’éducation de celles et ceux qui, devenus adultes, seront à leur tour ces individus composant le corps social.

Le congé paternité : le seul pas en avant européen du week-end ?

Ce 27 septembre aura été une véritable célébration de la démocratie en Suisse : il nous « tardait » de pouvoir à nouveau voter sur le plan fédéral, selon le terme usuel du parler vaudois. Dans tous les objets mis au vote, le soutien au congé paternité est une victoire sociale de très large ampleur, qui marque un véritable tournant dans l’égalité des genres et la perception des valeurs familiales.

Les femmes de ma génération ont en mémoire les débats ubuesques qui précédaient chacune des votations sur l’application de la loi sur le congé maternité, dont le principe avait pourtant été ancré le 25 novembre 1945 dans la Constitution Suisse, et qui entrera en vigueur finalement le 1er juillet 2005. Soixante ans pour une « naissance aux forceps », comme le qualifiait alors un article de Swissinfo. Que nos concitoyens aient pu, quinze ans plus tard, soutenir clairement le congé paternité démontre à quel point l’ambiance culturelle a évolué, bien que là aussi, notre pays ait pris son temps : les médias l’ont rappelé dès le lancement de l’initiative en 2016, la Suisse était le dernier pays européen à ne pas avoir ni congé paternité, ni possibilité de partager un congé parental. Le tournant sociologique est clair, et il est réjouissant de lire Valérie Piller Carrard annonçant la suite : « Début novembre, nous réunirons la gauche, les Vert’libéraux et les partis bourgeois s’ils le souhaitent pour aller de l’avant sur la proposition d’un congé parental ».

Mais c’est encore un autre regard que je porte en ce matin du 28 septembre 2020 sur cette votation : elle représente le seul vrai pas en avant du week-end sur notre positionnement européen. Il semble en effet difficile de porter une appréciation équivalente sur le vote politique qui a heureusement vu le rejet attendu de l’initiative dite de limitation. Ce qu’exprime lucidement Michel Guillaume, correspondant au Palais Fédéral : « Le scénario le plus probable est désormais celui du clash. La Suisse demande une renégociation que l’Europe refuse, à la suite de quoi le Conseil fédéral ou le parlement mettent un terme à l’exercice en cours. En aparté, plusieurs élus, dont certains très influents, évoquent cette piste ».

Auteur: Manavpreet Kaur; © CC BY-SA 4.0, wikicommons

Ce week-end, nous avons donc apparemment évité la mise en isolement économique, sociale et politique, mais nous n’avons certes pas encore fait de pas en avant sur notre relation à l’Europe. Philippe Nantermod avait absolument raison, hier après-midi, dans l’émission spéciale de la RTS qui avait lieu dès midi, de résumer les dix, voire les vingt ans, perdus dans la construction de notre lien à l’Europe à force de devoir mobiliser nos énergies pour contrer des objets proposés à votation. Il serait judicieux de prendre le temps de l’analyse détaillée de cette période, de reconnaître le potentiel « clash » à venir, et d’entrer en dialogue décidé avec les quelques 38% de nos concitoyens qui auraient adopté l’initiative dite de limitation.

Il en va au fond du besoin d’un congé paternité et maternité au lendemain du « non » helvète à l’abolition de la libre circulation. Car nous n’avons dans les mains ni plus ni moins qu’un nouveau-né démuni, une petite fille Europe, qui attend qu’on prenne soin d’elle et la nourrisse avec attention, et que nous fassions des choix éducatifs cohérents pour son bon développement. Tout (re)commence, et j’espère voir fleurir des initiatives à tous niveaux pour nous inviter au dialogue national sur le développement d’une relation harmonieuse à l’Europe, qui soit convaincante pour davantage que 61% d’entre nous.

Vivre un événement en ligne : à quel rythme ?

Nous voilà marqués sans doute pour des saisons par l’image de nos parlementaires sous plexiglas, se parlant dans les couloirs dûment masqués. Nous autres, de la foule des anonymes, nous nous contentons de nos réunions en ligne, valsant entre les différents outils qui, au total, opèrent de manière similaire. Mais l’affaire a une autre ampleur lorsqu’il s’agit de participer à une conférence en ligne : vivre un événement en ligne, est-ce le vivre et à quel rythme ?

Après le coup d’arrêt de ce printemps, les travailleurs du monde académique sont forcés de prendre la mesure du chamboulement : leurs rencontres internationales, ces moments importants où se vit la recherche, c’est pour l’instant en ligne ou rien, et pour un certain temps, sans doute jusqu’à l’arrivée du vaccin tant attendu. Tout va si vite que nous n’avons guère l’espace nécessaire pour observer ce qui change ou non dans nos pratiques.

Pour être franche, la mise en ligne de ces événements m’a paru d’abord un soulagement d’agenda et de rythme : on a trop voyagé low cost, consommateurs de carbone effrénés. Mais j’observe avec étonnement que certaines grandes manifestations des milieux de recherche, au lieu d’en rester aux quelques jours prévus, annoncent s’étaler en ligne sur trois semaines, voir sur trois mois, à petites doses de conférences plénières et workshops. A mon sens, ces manifestations risquent fort de disperser leur public. Sans le corps assigné à un lieu, à Paris, Athènes, Bruxelles ou Londres, disposerions-nous soudainement de tout le temps, de plusieurs semaines ou mois pour vivre le même événement ? J’en doute fort.

Montre Swatch GZ121 d’Alessandro Mendini; © CC0 1.0; auteur: User:minicooperfahrer; wikicommons

S’illustre ici l’un des travers patents de cette « COVID-19 atmosphère » dans laquelle nous baignons : nous risquons d’y perdre le sens de la fin, du rythme, de la limite temporelle. C’est sans doute l’une des raisons qui a fait diminuer drastiquement le nombre des manifestants pour le climat vendredi dernier. On nous parle tellement de la fin chaque jour que nous perdons l’intérêt, voire même la préoccupation, pour ce qui serait une fin plus lointaine, pourtant d’une urgence qui ne fait plus aucun doute.

Relire le petit opuscule d’Odysseus Elytis, Temps délié, temps enchaîné [1], permet de prendre la mesure du problème. Elytis y représente le temps dans son ampleur et ses labyrinthes, via la description des célébrations grecques orthodoxes, ce « temps tout entier, celui d’avant, celui d’après, annihilés, devenus éternité ». Mais à chaque instant, il exprime aussi le sentiment du début et de la fin, qui surplombe les volutes en spirales du temps. Sans crier gare, au détour d’une page, il offre des mots pour dire ce que nous expérimentons tous au quotidien : « si nous perdons nos marques, nous allons d’impasse en impasse, et à la fin, nous capitulons ».

Parce que nos corps-personnes ont pris l’habitude de mesurer le monde via un rapport entre le temps et le lieu, il me paraît primordial, dans nos diverses activités, de garder un rythme qui nous rappelle que toute chose a une fin. A nous d’être vigilants face à l’illusion que le numérique nous permettrait l’ubiquité. Nous restons des humains incarnés, et donc assignés à un espace-temps limité, à l’image de nos ressources naturelles. Nous sommes à leur rythme.

[1] Odysseus Elytis, Temps délié, temps enchaîné, L’Echoppe, 2000.

Ces avions que nous ne prendrons pas

Enfant dans les années 70, j’ai encore connu ce moment où c’était un but de promenade dominicale que d’aller voir les avions décoller à Cointrin. On gravissait les escaliers – forcément longs pour de courtes jambes d’enfant – jusqu’au sommet de la terrasse sur le toit. Arrivés là, les adultes, parents, marraine, pouvaient nous gratifier d’une glace, qui prenait des allures de victoire alors qu’on contemplait le départ des oiseaux métalliques. Ces avions que nous n’allions pas prendre, qui semblaient d’autant plus désirables que rares, réservés à de grandes occasions qu’on espérait vivre une fois.

Airbus A318-111 d’Air France (F-GUGI) à l’aéroport de Genève; auteur: Handelsgeselschaft; © CC BY-SA 4.0; wikicommons

Enfant dans les années 70, dans nos jeux où nous imaginions nos futurs d’adultes, le must était d’aller « une fois » en avion aux États-Unis pour voir Disneyworld… On en parlait avec la gravité requise, avec l’incertitude du peut-être, et tous les yeux se tournaient vers notre copine qui crânait en disant que, puisque sa marraine habitait là-bas, elle, elle irait sûrement ! Quand est-ce que cela a changé ? Quand donc est arrivé le billet à 35frs, ou moins encore, pour aller à Barcelone, Londres ou Rome ? Au sortir des années bien actives d’éducation de mes enfants petits, j’ai été plongée dans ce monde des billets d’avion bradés, si pratiques pour les activités professionnelles. Et j’en ai largement profité, comme tant d’entre nous, en pensant soigneusement que ce n’était pas normal, que le kérosène, c’était écologiquement coûteux, que l’avion était nettement plus magique du temps de la terrasse du dimanche, mais que bon, c’était tout de même pratique.

Et puis est arrivé le ciel bleu cristallin d’avril 2020 au-dessus de la capitale vaudoise. Pas une zébrure blanche, rien que les chants d’oiseaux, et l’impression de n’avoir jamais vu les cieux ainsi. Comme beaucoup d’entre nous, je sais que je ne reprendrai pas l’avion cette année. Manifestations professionnelles et vacances, tout fut stoppé net. Comme un certain nombre d’entre nous aussi, j’espère que nos habitudes vont se modifier complètement, que l’avion redeviendra un phénomène peu fréquent dans nos vies, avec des billets à un coût réaliste. J’espère que l’avion reprendra dans nos imaginaires sa fonction d’utopie, celle qui nous fait regarder vers en-haut. Avoir fait l’expérience du télétravail a démontré que beaucoup de tâches pouvaient être accomplies harmonieusement à distance. Nous avons retrouvé avec bonheur du temps partagé avec nos proches, au lieu des sempiternels « jours de voyage » aller et retour. Nous avons tous appris à faire autrement.

Quand bien même notre parlement a voté sans sourciller 1,275 milliard de francs pour supporter nos avions sans contrepartie environnementale, il est encore largement temps de décider collectivement que nous allons continuer à faire autrement. Que nous avons la réserve mémorielle nécessaire pour rendre au voyage en avion son statut d’événement peu courant, à prix ad hoc, réservé aux circonstances adéquates. Et que les voyages en train ont un charme à nul autre pareil.

La liberté de culte des protestants sacrifiée

Il a l’air toujours bien las ce taureau ailé de ma ville, souvenir d’une église protestante désaffectée, joyeusement reconvertie en maison de quartier. Il est aussi l’écho lointain d’un monde pagano-chrétien, mêlant les héritages symboliques pour associer le taureau des sacrifices, l’animal ailé des mythologies et l’un des quatre textes majeurs du Nouveau Testament, l’Evangile selon Luc [1]. Et bien la lassitude de l’animal est de mise en cette veille du 28 mai, car dès demain, les protestants perdent leur liberté de culte.

Lausanne, ©CClivaz

De manière incompréhensible, alors même que les restaurateurs y ont renoncé, il sera demandé à quiconque veut assister à un culte protestant de décliner son identité à l’entrée, une identité soigneusement listée et conservée deux semaines durant. A noter également que les célébrations seront privées de communion, de baptême et de chant : c’est ce qu’annonce le site officiel de l’Eglise Evangélique Réformée du canton de Vaud (EERV). Est-ce là ce qui a été négocié avec les Eglises à Berne pour leur permettre de reprendre les célébrations plutôt ? Faut-il y voir un sacrifice justifié pour la cause commune, et tel ce taureau à terre, courber l’échine avec résignation ? Certes non.

A vrai dire, le bon sens déjà alerté, les lecteurs avisés auront une surprise de taille en allant comparer le donné protestant avec les recommandations de l’évêché catholique de Lausanne-Genève-Fribourg. En effet, son site commente ainsi : « Faut-il dresser une liste de présence des participants ? Selon l’OFSP, le devoir de traçage des chaînes de transmission ne vaut que si le respect des règles de distance ne sont pas assez garanties. Toutefois, dans le diocèse de Lausanne, Genève et Fribourg, il est exigé que le respect de la distanciation sociale soit garanti. Dès lors, le recours au traçage est inutile ». Par ailleurs, les catholiques pourront communier, et des solistes chanter à la messe.

Que diantre s’est-il passé dans l’esprit des autorités protestantes pour qu’elles fassent preuve d’un tel zèle policier envers leurs ouailles ? Je laisse la question à qui de droit. Mais il est évident que les protestants font un choix qui pourrait indiquer un tournant dans leur histoire, à l’heure où ils ne sont plus que 24% dans le canton de Vaud, selon l’ouvrage d’Olivier Bauer, professeur de théologie pratique à l’Université de Lausanne [2]. En effet, ce qui distingue une Eglise subventionnée par l’Etat, en prise avec la sphère publique, c’est notamment la liberté de culte. Le droit inaliénable d’entrer dans une église et d’en ressortir sans qu’il ne soit rien demandé, laissant à « Dieu le jugement des cœurs », selon les anciens principes de l’EERV.

L’humour du 28 mai veut que ce jour-là précisément, l’application SwissCovid sera à la disposition d’un plus large public, préparée avec soin par l’EPFL et l’ETH, pour permettre au quidam de conserver l’anonymat via la gestion d’identifiants aléatoires par l’intelligence artificielle, dans un système décentralisé si innovant qu’il a déjà été repris par Google et Apple. Du côté des Eglises, la donne est claire : qui veut désormais entendre des chants, communier et garder sa liberté de culte devra considérer ce dimanche qu’il convient de pousser plutôt la porte de l’Eglise chrétienne majoritaire. A moins de choisir le mode usuel de méditation des vaudois protestants : la promenade en montagne.

[1] L’association entre l’évangéliste et l’animal ailé, image venue du tétramorphe d’Ezechiel 1,1-14 et reprise dans l’Apocalypse 4,7-8, a été faite par le Père de l’Eglise latin Irénée, au 2ème siècle de notre ère (Contre les hérésies III,11,8).

[2] Olivier Bauer, 500 ans de Suisse protestante, Alphil, 2020, p. 152. En libre accès grâce à une bourse du Fonds National Suisse: https://www.alphil.com/freedownload.php?sku=978-2-88950-045-1

Quand les tombes se vident – Hart Island (NY)

Elle s’appelle Hart Islandau large de New York, mais on la surnomme l’« île des morts », car depuis 1869, on y enterre les corps new-yorkais non réclamés par leur famille, ou dont les funérailles ne peuvent être payées, soit près d’un million de décédés. Une vidéo filmée par drone nous a brusquement mis face à la réalité COVID-19 sur cette île : de nouvelles fosses y sont creusées précipitamment pour accueillir en nombres des personnes mortes de la maladie, comme l’explique le journal de La Côte à 8h55 aujourd’hui.

De semblables pratiques ont déjà eu cours dans l’histoire, ne serait-ce que sur Hart Island elle-même, qui a accueilli des personnes décédées du sida dans les années 80, ou comme l’Île des Morts dans le Finistère, au large de Brest, qui servait de cimetière au lazaret de l’île de Trébéron, dévolue à la mise en quarantaine. Nous espérions ces temps révolus, n’est-ce pas ? Les images toutes récentes de Hart Island sont d’autant plus dures qu’elles rappellent les charniers du siècle écoulé, ceux qui nous hantent, et quand bien même les corps reposent ici dans des cercueils de bois léger individuels, et non pas à même la terre, entassés. Il faut comprendre plus loin, et la suite amplifie le premier effroi.

De fait, un article incisif de Gothamist, journal de la radio publique de New-York, expliquait le 9 avril dernier que « l’augmentation des enterrements a commencé suite au changement sans état d’âme des règlements par le service du Chief Medical Examiner : il suffit de garder les corps seulement 14 jours, au lieu du délai habituel de 30 jours, avant de les enterrer sur Hart Island ». Le délai avait même d’abord été réduit à six jours, avant de revenir à quatorze jours. Une telle décision a-t-elle été prise en consultation avec le projet Hart Island, menée par l’artiste visuelle Melinda Hunt, qui porte depuis plus de vingt ans le souci de redonner des noms à ces tombes et d’en assurer la dignité ? On peut à juste titre se poser la question.

Gustave Doré, « La vision de la vallée des ossements desséchés », 1866; domaine public; auteur: Slick-o-bot; wikicommons

Il faut savoir qu’en avril 2018, l’érosion de Hart Island a provoqué la mise à jour de 174 squelettes, monceaux d’os affleurant au grand jour, prêts à tomber dans la mer, ou déjà emportés par les flots. Les tombes qui se vident, littéralement. Des images dignes d’un tableau de Gustave Doré représentant des « ossements très nombreux sur le sol de la vallée, complètement desséchés » (La Bible, Ezéchiel 37,2). Cet épisode de 2018 a suffisamment choqué l’opinion pour que le Federal Emergency Management Agency de New-York attribue alors 13 millions de dollars au projet pour la réhabilitation de cet espace mortuaire, dès début 2019. Que va-t-il se passer maintenant, alors que la cadence d’enterrements est passée de 25 morts par semaine à 24 morts par jour ?

On n’est jamais préparé aux fosses communes, aux enterrements de masse, aux ossements qui remontent à la surface de nos îles de quarantaine. L’urgence de gérer le cours terme, dans la peur de la contagion, conduit à préparer sur Hart Island des suites difficiles. La perspective officielle est de considérer ces enterrements comme « temporaires, au cas où un membre de la famille ou un proche souhaiterait éventuellement réclamer le corps », comme l’explique l’article du Gothamist. En voyant les empilements de cercueils dans les tranchées, on se demande au monde comment on pourra réclamer son mort… Dans quelques années ou décennies, on risque bien de voir ces tombes se vider de leurs ossements, les rendre à la mer, faute de terre. Le Gothamist conclut laconiquement qu’Hart Island devrait être ouverte au public le 1erjuillet 2021.

Cet épisode du COVID-19 nous met face à l’importance des ossements, alors même que la BBC a annoncé cette nouvelle le jour de la fête chrétienne de Vendredi-Saint, qui commémore la crucifixion de Jésus de Nazareth. Au tournant de notre ère, les corps des crucifiés, mort infamante, étaient privés de tombe, de cérémonie funèbre. Les tombes des crucifiés, par définition, restaient vides. Toutefois, l’archéologie nous a livré un seul reste d’un corps de crucifié, un os du pied transpercé par un clou, trouvé en 1968, dans une tombe juive du premier siècle de notre ère, exhumée au nord-est de Jérusalem. Il s’agit de Jehohanan, fils d’Hagkol, issu d’un milieu plutôt aisé et qui avait entre 24 et 28 ans. La trouvaille a suscité et suscite encore des discussions sur le détail des modalités de crucifixion, comme en témoigne cet article archéologique de Kristina Killgrove. Cet os transpercé d’un clou, seul rescapé de cette pratique antique, confirme qu’en de rares cas, il était malgré tout possible de récupérer le corps d’un crucifié, à l’instar de celui de Jésus de Nazareth (La Bible, Evangile selon Matthieu 27, 57-60).

Ce n’est donc jamais en vain que les ossements du passé reviennent à la surface de notre présent, fût-ce un seul. Les ossements surgis en 2018 sur Hart Island devraient impérativement conduire à un dialogue plus large dans la communauté new-yorkaise sur la prise en charge, en ce moment même, de ceux et celles que leurs proches n’auront pas pu réclamer, faute de temps ou de moyens.

 

De la libre circulation, l’autre

Notre pays connaît un important débat politique, à l’approche des votations du 17 mai, sur la libre circulation des travailleurs européens. On ne saurait par trop souligner que monde des employeurs et monde des employés sont unis dans la discussion, et soutiennent avec vigueur cette libre circulation des travailleurs dont nous bénéficions tous économiquement. C’est toutefois de l’autre circulation libre, ou libérée, dont cet article de blog veut parler.

Un reportage du téléjournal de la RTS, mardi soir 25 février, faisait état de ce dont plusieurs d’entre nous ont sans doute déjà pris conscience : les CFF possèdent, via leur application et l’usage des QR-codes sur les abonnements, une immense banque de données sur nos déplacements. Le reportage s’intitulait : «Que connaissent les CFF de votre vie? En utilisant l’application, une immense banque de données est à disposition de l’entreprise» ; à l’heure où j’écris ces lignes, la vidéo ne semble pas accessible.

Source: http://bahnbilder.ch/picture/4148; auteurs: Kabelleger / David Gubler; CC BY-SA 3.0; https://commons.wikimedia.org/wiki/File:SBB_Re_450_097_ZKB_Nachtnetz.jpg

Le reportage était courageux, mettant à la disposition de la réflexion du plus grand nombre de froides observations déjà faites par certains. On se demande, en l’état, que devient la « puissance du sujet », évoquée dans un billet de blog précédant, face à cette gestion algorithmique implacable.

Le reportage omettait toutefois un paramètre important : la liberté de mouvement demeure possible pour ceux qui ont une marge financière. Il suffit, tant que cela est encore possible, d’acheter un bon vieux billet CFF papier plein tarif, et le trajet ne sera répertorié nulle part. La libre circulation de nos personnes privées devient chaque jour davantage un luxe, monnayable. On ne peut dès lors que se réjouir de l’initiative du Luxembourg qui, dès ce premier mars, libère la circulation des personnes privées en rendant gratuit ses transports publics, et promeut, du même coup, la protection de l’environnement.

On observera aussi, avec humour noir, que le système de reconnaissance faciale qui quadrille la Chine est mis à mal par les simples masques papier en usage pour cause de coronavirus. Comme le souligne un article de la Tribune de Genève du 18 février dernier, « en quelques années, Pékin a mis en place l’un des réseaux de surveillance de masse les plus avancés au monde. Même les toilettes publiques de la capitale en sont équipées, pour lutter contre l’abus de papier WC, disent-ils. Pas plus de trois coupons par personne toutes les neuf minutes, c’est la règle, impossible d’y déroger ». Dès lors, « l’arrivée du masque ‘anti-Covid-19’, dont l’efficacité est toujours discutée, a donc révélé une faille de taille dans le Big Brother chinois. En temps normal, cette technologie de reconnaissance faciale peut identifier un citoyen en quelques secondes avec une précision de plus de 99,9%, explique le South China Morning Post. Selon les experts, le simple port d’un masque sanitaire peut réduire cette précision à 30%, ajoute le quotidien anglophone publié à Hongkong ».

Si le rire est bon pour la santé, on dira qu’en ce dimanche des malades, le coronavirus nous arrache un faible sourire à l’idée du masque papier qui contrecarre la surveillance presque millimétrée des citoyens chinois. Reste à décider ce que nous souhaitons ici pour la liberté de circulation de nos personnes privées dans les transports publics, et pour un choix clair en faveur de la protection du climat : amis luxembourgeois, chapeau bas !

La saga du téléphone : de la cabine perdue à la reconnaissance faciale

Vous souvenez-vous de la dernière fois où vous avez utilisé une cabine téléphonique ? Non ? Et bien de toutes façons, vous n’y téléphonerez plus, du moins sous les cieux helvétiques, car on y a démonté la dernière ce 29 novembre. Le geste pourrait paraître anodin, voir même sympathique, puisque d’aimables cabines à livres ont souvent tendance à se substituer aux cabines téléphoniques.

CC BY-SA 4.0; auteur: Sebleouf; wikicommons

Mais il vaut la peine de s’arrêter à cette nouvelle qui ne manque pas de se colorer d’une autre teinte, lorsqu’on la contraste avec ce qui se passe en Chine ce 1er décembre. En effet, depuis ce jour, il n’est plus possible de se procurer une carte SIM dans ce pays sans passer par une reconnaissance faciale, indique un article du Siècle digital. Une obligation doublée de l’interdiction de revendre une carte SIM : un numéro, un visage, un nom. Utilisées déjà depuis des années, notamment dans les transports publics, «200 millions de caméras de surveillance recouvrent le territoire chinois, elles devraient être 450 millions d’ici à 2020», nous dit-on.

On voudrait pouvoir considérer que ce type de mise en place se joue seulement dans les lointaines contrées d’un pays qui nous persistons à considérer comme l’altérité, mais de fait la France fait mouche en testant depuis juin «l’application pour smartphone ‘Alicem’ [qui] doit permettre de prouver son identité en ligne de manière sécurisée pour accéder ensuite aux services administratifs».  Le ministère de l’intérieur annonçait le 31 octobre qu’elle pourrait «être proposée au grand public d’ici la fin de l’année 2019». Mais la messe des visages pixellisés n’est pas encore définitivement dite, car la CNIL, Commission nationale de l’informatique et des libertés en France, a émis plus d’une réserve dans sa délibération du 18 octobre dernier.

Il serait en effet souhaitable que nos gouvernements et responsables à tous niveaux y réfléchissent à deux fois, ou même trois, car le fantôme du délit de faciès n’est pas loin : en 2018, l’ACLU, l’association américaine pour la défense de la technologie et des libertés civiles, a défrayé la chronique en testant sur les membres du Congrès l’outil de reconnaissance faciale d’Amazon, utilisé par plusieurs services de police aux Etats-Unis. Vingt-huit membres du Congrès avaient été reconnus comme des criminels par l’engin, qui faisait preuve en prime d’un fort biais raciste.

En d’autres termes, que la reconnaissance faciale fonctionne trop bien et devienne synonyme de cadrage absolu de nos existences physico-numériques, ou qu’elle dysfonctionne et nous assimile à un autre, la question demande la plus grande circonspection. A moins que, comme pour tant d’innovations numériques, nous ne soyons déjà trop engagés pour avoir encore la possibilité d’un moratoire sensé. En prenant un avion des Etats-Unis en Europe récemment, j’ai embarqué en montrant simplement mon visage, ni passeport, ni carte d’embarquement. L’engin a énoncé ainsi mon identité : 24B. J’étais devenue un numéro de place d’avion pour la machine qui m’a autorisée à rentrer dans la mère patrie.

Avec un frisson, j’ai alors repensé à divers moments dramatiques de l’histoire où on a donné un numéro aux individus, ou à cette numérotation standardisée que découvrent les jeunes gens de notre pays aux jours du recrutement. Saurons-nous déployer des trésors d’inventivité et de résistance pour que notre nom, et ce qu’il signifie de particularité, demeure sous les numéros qui nous nomment ? Comment faire pour que demeure l’humain et son droit à l’intimité dans notre univers définitivement pixellisé ? La réponse se trouve peut-être dans un ouvrage non connecté, qui attend son heure dans une cabine téléphonique reconvertie.

 

Le climat, l’IA et Hypathie à Bruxelles

Il ne manque pas d’être impressionnant de se rendre aux Research & Innovations Days de la recherche européenne, qui a rassemblé une foule conséquente du 24 au 26 septembre à Bruxelles. Venir du lieu des sciences humaines et sociales (SHS) à ces journées, c’est d’entrée adopter la posture du supplément: il a bien fallu constater avec les collègues français que nous étions de fort rares éléments de nos branches à être présents, du moins pour nos deux pays.

R&I days, Bruxelles; ©Claire Clivaz

Et pourtant le document d’orientation stratégique pour la recherche et l’innovation européenne mentionne plusieurs fois les SHS, mais en général comme un élément qu’il ne faut pas manquer «d’intégrer» au reste (p. 20 par exemple). Les voici perçues comme un supplément additionnel plutôt que comme la matière vive de la recherche. On peut avoir l’impression d’entendre encore et toujours la perspective de William Osler, figure fondatrice de la médecine moderne, qui avait comparé en 1919 les sciences humaines à des larves de fourmis, offrant un miel agréable aux nurses des autres domaines qui prennent soin d’elles! [1] Mais qu’importe la définition donnée: l’espace est tout de même donné aux SHS, et c’est à elles de l’occuper.

Des impressions glânées de ces R&I days, je retiendrai la présence claire du souci pour le climat avec l’espoir d’une «neutralité carbone», d’une Europe «propre». Mais quel est le discours susceptible du plus d’effet au final: les marches obstinées de nos jeunes ou les grandes déclarations officielles? On retient sa résignation pour faire bonne figure, mais il y a bien sûr un drôle de contraste entre ces déclarations et le fait que nous étions si nombreux à nous être déplacés pour la plupart en avion pour ces journées. Tout reste à faire pour diminuer les vols rendus nécessaires par les multiples réunions et conférences académiques: le travail à distance est pourtant efficace, c’est à nous d’en explorer les possibles.

L’optimisme était au contraire de mise au workshop sur l’intelligence artificielle (IA), ou l’AI selon l’accronyme anglais à ne pas confondre avec l’accronyme de notre «assurance invalidité»… A moins que justement l’IA ne nous fasse craindre de devenir obsolètes: Goerge Tilesch, chef stratégie et innovation d’IPSOS, apporta l’exposé le plus efficace et indiqua notamment qu’un sondage mené à grande échelle signalait que 42% d’entre nous craignent d’être purement et simplement remplacés par l’intelligence artificielle dans leurs compétences professionnelles. En filigrane de son exposé, c’est l’ambiguïté de notre relation à l’IA qui se laissait percevoir, et que je souligne à titre personnel : en effet, Tilesch expliqua que 78% des sondés avaient une pensée positive lorsqu’on parlait IA, tandis que 53% avaient une pensée négative. Il eût fallu pouvoir discuter plus en avant les propos du conférencier, mais sans être un génie des statistiques, on constate qu’au moins 31% des sondés ont une pensée positive et négative face à l’IA. Peut-être vous retrouverez-vous dans ce tiers à la fois admiratif et sceptique.

Quant à moi, au sortir de la salle, j’aurais voulu faire un autre sondage auprès des participants, en leur demandant s’ils savaient qui était Hypathie. En effet, nous avons disserté d’IA dans une salle nommée «Hypathie», cette célèbre philosophe et mathématicienne du 4ème siècle de notre ère à Alexandrie, assassinée par des moines chrétiens en 415. Je ne sais si nous aurions été nombreux à connaître cette figure, ni s’il s’agit là du miel propre aux sciences humaines, mais qu’Hypathie ait abrité de manière tutélaire les débats sur l’IA fut un clin d’oeil discret de la culture historique à notre optimisme envers les intelligences du futur.

[1] William Osler, “The Old Humanities and the New Science”, British Medical Journal 5th July 1919, p. 1–7; ici p. 3.