Vers les «communs» de l’information : la mue des bibliothèques

Le reportage de la RTS En terrain connu «Les bibliothèques: la culture numérique», diffusé samedi soir 10 mars au téléjournal, a mis en lumière ce que nous ne pouvons plus ignorer: la mutation numérique des bibliothèques, ici en particulier les bibliothèques publiques. La bibliothèque de la Cité à Genève inaugurait en effet ce 10 mars un nouvel espace entièrement consacré à la culture numérique, un lieu d’animation et de formation. Il est clairement complémentaire à l’espace papier, comme le souligne Virginie Rouiller, responsable de l’établissement. Ce n’est qu’outre-Atlantique qu’on voit des bibliothèques qui ont entièrement renoncé au papier. C’est tant mieux, en effet, qu’on s’attache à conserver des objets et des espaces «déconnectés», en particulier pour la lecture loisir: qui de nous n’en ressent pas chaque jour davantage le besoin, pour rompre avec le rythme numérique souvent frénétique ?

Il n’empêche, l’espace inauguré est vraiment novateur: sur 110 mètres carrés, on peut par exemple faire de la robotique, s’initier au code ou à la programmation, apprendre une langue, louer un livre électronique, et à tout âge. Sami Kanaan, conseiller administratif de la Ville de Genève, relève judicieusement dans le reportage que la « bibliothèque est un troisième lieu entre la maison et le travail, gratuit, bienveillant, accueillant ». C’est à mon sens effectivement d’un tel lieu tiers dont nous avons besoin pour apprivoiser la tempête des nouvelles technologies. Reste que ce type d’évolution demande au bibliothécaire d’être à la fois un « conseiller, un animateur et un formateur » : ici comme ailleurs, des mutations professionnelles sont à l’agenda, qui demanderont que politique, économie et éducation s’accordent à mettre un accent sur la formation continue.

Université de Sheffield (UK); CC BY-SA 2.0; auteur: Chris J. Dixon; wikicommons.

Et qu’en est-il du côté des bibliothèques académiques? Sans passer en revue ici les nombreuses innovations de nos bibliothèques académiques suisses, menées depuis des années en particulier par la BCU de Lausanne, je mettrai en évidence un exemple particulièrement stimulant, l’Information Commons du campus de Sheffield (UK). Ce nouveau lieu a osé réunir centre informatique et bibliothèque, et les renommer, en 2007 [1]. Un tel regroupement est la reconnaissance que la matière même de la connaissance a muté vers le support d’écriture et d’expression numérique. De cette reconnaissance a naturellement découlé un changement de nom : la «bibliothèque», qui signife «l’endroit où on pose les livres», est devenue à Sheffield l’Information Commons, les «Communs de l’information».

Ce changement a été pensé en profondeur et est commenté sur le site web de l’institution elle-même: «Le terme de «communs» est devenu désuet au Royaume-Uni durant les derniers siècles – à part, bien sûr, pour désigner la maison basse du parlement. Mais c’est un bon vieux mot anglais, utilisé à l’origine pour désigner les pâturages communs, avant que ne soient mises des clôtures entre le 15ème et le 19ème siècle. […] Nous avons choisi ce nom, parce que, comme «bibliothèque», il est enraciné dans l’histoire. En le réintroduisant au Royaume-Uni, nous signalons l’expansion incroyable et innovante de ce nouvel environnement d’apprentissage, qui, par ses ressources partagées, donne accès au monde de la connaissance». Via la référence aux pâturages partagés, Sheffield montre ici la même vision que Sami Kanaan pour les Information commons: des lieux ouverts et libres de partage du savoir.

En osant regrouper centre informatique et bibliothèque, en leur donnant un nouveau nom mais ancré dans l’histoire, l’Université de Sheffield a fait à sa manière la démonstration de l’importance du nom, si bien exprimée par Jacques Derrida dans son ouvrage Sauf le Nom: « Le nom : qu’appelle-t-on ainsi ? qu’entend-on sous le nom de nom ? Et qu’arrive-t-il quand on donne un nom ? Que donne-t-on alors ? On n’offre pas une chose, on ne livre rien et pourtant quelque chose advient qui revient à donner, comme l’avait dit Plotin du Bien, ce qu’on n’a pas » [2].

 

[1] Comme l’expliquer leur site web: «The Information Commons is a joint venture between Corporate Information and Computing Services (CiCS) and the University Library. Delivering high quality IT-enabled study spaces and 24 hour access to student materials, the IC provides a platform for developing innovative learning and teaching techniques».

[2] Jacques Derrida, Sauf le nom, Galilée, 1993. Ce passage se trouve à la première page du feuillet Prière d’insérer qui se trouve glissé au début du volume.

Claire Clivaz

Claire Clivaz est théologienne, Head of DH+ à l'Institut Suisse de Bioinformatique (Lausanne), où elle mène ses recherches à la croisée du Nouveau Testament et des Humanités Digitales.

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