Ces corps d’outre-tombe qui traversent notre été

De la moustache du peintre Salvador Dalí à la natte tressée d’une Saviésanne d’autrefois, ce mois de juillet semble fait de corps anciens qui ressurgissent, qui de la tombe pour Dalí exhumé pour un test ADN, qui du glacier, pour le couple Dumoulin, disparu en montagne un 15 août 1942, et qui vient d’être retrouvé. Trois corps momifiés, conservés. On est surpris, troublés, questionnés par ces souvenirs du corps qui reviennent d’un lieu après la vie mais avant la décomposition, d’un no man’s land funèbre. Tous les trois suscitent une vive émotion.

© CC BY-SA 3.0; auteur: Lucie Marie

Lluis Peñuelas Reixach, secrétaire général de la fondation Gala-Salvador Dalí, raconte avec gravité que la moustache de Dalí est toujours bien posée à «10h10». Cette exhumation nous renvoie crûement à la responsabilité que nous exerçons toutes et tous via le corps, dont les traces n’en finiront pas de pouvoir parler. Bien sûr, on comprend la requête d’une recherche en paternité, mais nos pauvres restes n’en sont donc jamais quittes de risquer d’être touillés ou triturés ? Ne faut-il pas préférer l’incinération à l’inhumation, en finir avec tout fantasme d’Hibernatus, histoire qu’on ait droit à un vrai repos éternel ? Fichtre, ne vaut-il pas mieux fignoler notre page Facebook, en faire légataire une personne de confiance, et réduire nos restes à une petite poignée de cendres qui s’envole au vent ?

Il est certain que le choix de l’incinération évite à notre dépouille d’être encore sollicitée outre-tombe, mais il implique aussi de priver ceux qui restent de l’attachement qu’elle peut susciter. C’est tout un village et pas seulement une famille, qui est touché par le retour improbable mais toujours espéré du couple Dumoulin. Penser que l’incinération règle tout, c’est ne pas réaliser que nos corps morts demeurent signifiants pour ceux qui restent. Même les plus petits corps, comme le montre ce témoignage d’un couple sur le deuil périnatal. Ou encore ce fœtus reposant au milieu de quatre briques ocres qu’on peut voir au musée romain de Nyon, petite tombe d’autrefois résultant d’une fausse-couche ou d’un avortement, qu’importe: le foetus a été enterré. D’une voix mesurée, Edmond Pittet, responsable des Pompes funèbres générales, le rappelle : il faut «se souvenir que pour la famille, celui qui n’est plus reste une personne». Cet adage ne peut, à mes yeux, que nous conduire au lâcher prise sur notre dépouille à venir : c’est fondamentalement l’affaire des suivants.

Pour l’instant nous en faisons partie, et les corps d’outre-tombe réclament leur dû, nous invitent à la responsabilité et pas seulement à celle du test paternité. Voici un an, le journal de la RTS consacrait un Grand Format aux 500 corps de réfugiés sénégalais encastrés dans un navire qui a sombré au large de la Sicile. «Mais par quel corps on commence ?» s’écriait Francesco, pompier de Syracuse, au moment d’entamer la tâche impensable. Ainsi en va-t-il du corps, même mort, même depuis longtemps : il résiste et nous invite à affronter nos émotions. D’outre-tombe le corps nous apprend encore ce qu’être humain veut dire.

Claire Clivaz

Claire Clivaz est théologienne, Head of DH+ à l'Institut Suisse de Bioinformatique (Lausanne), où elle mène ses recherches à la croisée du Nouveau Testament et des Humanités Digitales.

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