Le vrai, le faux et le virtuel : la réalité online

Avouez-le: vous êtes nombreux à avoir passé une partie de vos vacances à observer sur FaceBook les occupations de vos connaissances, tel un jeu sans fin. Une enquête de 2016 indiquait que 22% des Suisses espionnaient leurs voisins à la jumelle ou à la caméra, alors pensez donc sur le net! Dans ce jeu de micro-observation, il n’est déjà pas simple de savoir ce qui est vrai ou faux, chacun s’appliquant de plus en plus à une mise en scène soignée de ses vacances, ou de son absence de trace de vacances. Badinage, a-t-on envie de dire, l’été est achevé. A moins que vous n’ayez expérimenté dans cette micro-activité combien il devient difficile d’évaluer les frontières entre vrai, faux et virtuel.

Sur un plus large plan, la question du discernement du réel sur le support de communication virtuel devient une nécessité vitale, comme nous le laisse entrevoir l’excellent article de Julie Rambal dans le Temps du 25 août dernier, «Enseigner les fake news aux enfants, nouvel enjeu de l’école». L’urgence est tout aussi forte pour les adultes : tel est le bref message de ce blog.

L’une des raisons qui conduit le monde virtuel à ébranler fortement notre rapport au réel me semble être le fait que nous sommes plongés, avec une rapidité dépassant notre capacité d’absorption, dans une dissociation entre les «mots et les choses», pour reprendre le titre du célèbre ouvrage de Michel Foucault. En témoigne cette scène à l’aéroport bondé de Genève, au passage de la douane: l’employée nous répète de présenter nos «cartes d’embarquement».

CC BY-SA 3.0; auteur: Mtcv

Je regarde autour de moi, et n’en vois pas une seule dans les mains tendues, loin à la ronde. Les feuilles de papier ou les iphone ont remplacé les cartes d’antan. Et pourtant, dans la queue, nous voici tous en porte-à-faux avec notre réel, à décrypter à travers un mot obsolète – les cartes d’embarquement – qu’on nous demande autre chose désormais. Nous avons les «choses», mais pas les mots. Nous ne savons plus nommer, et nous voilà plus démunis qu’Adam et Eve au premier matin.

C’est une fois encore notre difficulté à absorber la «matérialité digitale» qui s’exprime ici, alors que beaucoup d’entre nous persistent à assimiler culture digitale à un processus de «dématérialisation». Domestiquer les processus d’attestation du réel en ligne nous demandera d’arriver à apprivoiser la matérialité digitale. C’est dans ce lieu électronique que se passe une partie de notre existence, désormais, fût-elle virtuelle, et nous ne pouvons pas le fuir. Aussi je reformulerai cette affirmation de Julie Rambal, «plus alarmant, 39% préfèrent aujourd’hui s’informer sur Facebook et YouTube plutôt que sur un média traditionnel». L’alarme pourrait être inversée: que s’annonce une équipe de journalistes audacieux produisant une information de qualité via Youtube et Facebook, si c’est là que 39% des adolescents américains lisent l’info.

Quant à l’«éveil de l’esprit critique», présent comme objectif dans le Plan romand d’enseignement, il est à remettre au premier plan des formations pour adultes également. Yves Citton osait déjà écrire en 2010 qu’un bachelor académique généraliste en sciences humaines s’annonçait nécessaire, centré sur la compétence phare des Humanités: l’interprétation. Le défi de la lecture et interprétation des textes, images et sources sera au coeur d’une formation continue co-organisée cet automne par l’Unil et la HEP-Vaud, et dont les inscriptions sont ouvertes jusqu’au 1er septembre prochain.

Il en va, ultimément, de ce lent et incontournable processus collectif de discernement de la réalité, si bien décrit par le philosophe Charles S. Peirce, et commenté ainsi par Umberto Eco: «Il existe une pratique de la vérification qui se fonde sur le travail lent, collectif, public de ce que Charles Sanders Peirce appelait la Communauté. C’est grâce à la foi humaine dans le travail de cette communauté que nous pouvons dire, avec une certaine tranquillité, que le Constitutum Constantini était un faux, que la Terre tourne autour du soleil et que saint Thomas savait au moins qu’elle était ronde» [1].

 

[1] Umberto Eco, De la littérature, M. Bouzaher (trad.), Paris: B. Grasset, 2003, p. 379-380.

Claire Clivaz

Claire Clivaz est théologienne, Head of DH+ à l'Institut Suisse de Bioinformatique (Lausanne), où elle mène ses recherches à la croisée du Nouveau Testament et des Humanités Digitales.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *