En finir avec la «faute d’Eve» : 2019, année des femmes en Suisse

A l’heure où tant de populations sont opprimées et privées de leurs droits démocratiques, c’est avec une certaine gravité, mais avec d’autant plus de reconnaissance, que je célèbre l’année politique incroyable que vivent les femmes en Suisse.

En mars, les vaudois se dotaient d’un Conseil d’Etat porté par cinq femmes sur sept membres, un événement que j’avais commenté dans un blog précédant. Le 14 juin, ce furent ces heures historiques d’une foule immense envahissant les rues de Lausanne et des autres villes de Suisse, sous le soleil d’une journée sans précédent, en soutien aux femmes par-delà les appartenances politiques. Et le 20 octobre, non sans voir glané le début d’un congé paternité, nous avons propulsé notre pays au 15ème rang mondial des parlements féminisés, en passant de 32% à 42% de femmes élues au Conseil National. Qu’il est étonnant d’avoir ainsi grimpé dans un palmarès où les trois premières places sont occupées par le Rwanda, Cuba et la Bolivie! Et le phénomène a touché tous les partis, à l’image de cette cohésion nationale qui a déferlé en juin dans les rues.

On pourrait dire que la Suisse, à son heure, à son rythme, vient de tourner la page sur le mythe de la «faute d’Eve», cette femme que l’histoire des symboles a intronisé comme la représentation même du penchant féminin à amener une dégradation de la situation (voir dans la Bible le livre de la Genèse, chapitre 3). Mais si, politiquement, il y aura pour les femmes en Suisse un avant et un après 2019, la mémoire historique devra par contre tourner encore d’innombrables fois les pages de la «faute d’Eve», et dégager les femmes du passé des chaînes qui les ont retenues dans les limbes de notre mémoire collective. A pied d’œuvre, je fais mémoire ici d’une femme scribe au 4e siècle de notre ère, Thècle, morte martyre en Egypte. Sa mémoire est rattachée à la copie d’un des plus anciens codex complets de la Bible, le Codex Alexandrinus, fin du 4e siècle – début du 5e siècle de notre ère.

Folio 41v du Codex Alexandrinus, 4-5e siècles; domaine public; auteur: Tomisti; wikicommons

Kim Haines-Eitzen a rendu compte dans son ouvrage Guardians of the Letters des informations diverses qui lient la mémoire de Thècle à la copie de ce codex, notamment une note en arabe des 13-14e siècles [1]. Si comme tout fait historique antique, la copie de ce codex par Thècle est objet de discussion et ne peut être confirmé, ce qui est de notre devoir aujourd’hui est de dénoncer la manière dont la mémoire historique des femmes peut avoir été entachée de la «faute d’Eve», et Thècle n’en a pas été épargnée. En effet, Johann Jakob Wettstein, par ailleurs éminent théologien bâlois, estima en 1730 dans ses Prolégomènes au Nouveau Testament, que le codex Alexandrinus devait en effet avoir été copié par une femme, car «plein d’erreurs» [2]. Le dire eut son effet, puisque Kim Haines-Eitzen rappelle qu’à la fin du 19e siècle, des moines du monastère Sainte-Catherine examinèrent folio après folio un psautier attribué également au stylet de scribe de Thècle et le proclamèrent victorieusement «complètement libre d’erreurs» [3]. Mieux vaut sourire sans doute de ces perceptions d’autrefois, mais elles auront ralenti jusqu’à aujourd’hui l’émergence d’une société paritaire.

Le première chose que l’avènement des femmes dans la res publica, le fait public et politique, leur apporte, c’est tout simplement leur dignité. Dégagée de la «faute d’Eve».

 

[1] Kim Haines-Eitzen, Guardians of Letters. Literacy, Power, and the Transmitters of Early Christian Literature, Oxford et alii: Oxford University Press, 2000, p. 50-52.

[2] Haines-Eitzen, Guardians of Letters, p. 51. Haines-Eitzen cite Wettstein selon cette source : C. L. Hulbert-Powell, John James Wettstein 1693-1754, London : SPCL, 1938, p. 101.

[3] Haines-Eitzen, Guardians of Letters, p. 51.

Claire Clivaz

Claire Clivaz est théologienne, Head of DH+ à l'Institut Suisse de Bioinformatique (Lausanne), où elle mène ses recherches à la croisée du Nouveau Testament et des Humanités Digitales.

Une réponse à “En finir avec la «faute d’Eve» : 2019, année des femmes en Suisse

  1. Vous nous apprenez qu’au point de vue ”parité”, nous sommes au 15ème rang d’un classement dont les premiers rangs sont occupés pas le Rwanda, Cuba et la Bolivie. Mais c’est magnifique. Encore un petit effort et la Suisse en sera au niveau du Rwanda, de Cuba et de la Bolivie. Vous parlez d’un progrès !

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