Si quelqu’un me connaît un peu, c’est certainement Jacques. Oui, Jacques a dit. Sans mauvaise interprétation. Il m’a accompagné lors de la relecture de mon dernier livre dans lequel je me suis… livrée, vécu à nouveau mes succès, confronté parfois à ce que j’aurai préféré ne pas savoir, en jurant ne dire que la vérité. C’était le pari.
Mais Jacques a dit, comme le jeu de société. Le maître de jeu endosse le rôle de Jacques. Le principe ? Il donne des ordres comme : « Jacques a dit : touchez-vous le nez ! » ou encore « Jacques a dit : pointez l’index vers le genou gauche ! » Les autres joueurs ne doivent exécuter l’ordre que lorsque la phrase commence par « Jacques a dit ». Si le maître de jeu a ordonné autre chose, par exemple « Sautez sur place ! », ceux qui ont exécuté l’ordre sont éliminés. Si l’ordre est correctement donné, mais mal exécuté, il est aussi éliminatoire.
Je me mettais souvent dans sa peau. Mon nouveau rôle de “Jacques”, cause de bon nombre de “bêtises” alignées et d’un humour particulier, nous a apporté une énergie d’enfer jusqu’à boucler le manuscrit. Voici ce qui suit :
Attablée au «Vroom», restaurant à Genève où travaillent des personnes sourdes et malentendantes, je parle à mon sans fil collé à l’oreille droite. La discussion porte sur un projet de livre. Un autre. À ma gauche, un homme, digne, écoute ou fait semblant. Est-il dérangé, entendez par là, cela l’importune-t-il, ce Monsieur, occupé à manger une soupe à la courge, que je téléphone, ma voix portant au-delà du raisonnable? Je l’ignore et peu m’importe si je l’empêche de se concentrer. Il lit un journal. J’ignore si ce canard est du coin ou pas.
Sur une chaise repose mon ordinateur. Il était chaud, il faut dire que cela faisait une heure que je lui tapais dessus. Comme il n’est pas rancunier mais de marque suisse, il demeure à une portée de clics au cas où. Depuis ce matin tôt, je n’arrête pas, les rendez-vous s’additionnent, les courriels aussi et ça fait des semaines que ça dure.
« Celine, et si tu t’arrêtais de travailler cinq minutes? » Je sursaute, regarde à droite, puis à gauche, fonctionnement que je respecte et qui est sans connotation politique. Personne. Stupéfaite, je me rends compte que cette injonction est partie de ma serre intérieure, de mon cerveau qui gère tout ce que nous faisons. Là, pour me dire ça, il a dû frissonner, trouvant qu’une pause s’imposait, que je devrais m’en octroyer souvent, histoire de me reposer un peu. Suis-je capable de respecter çà, est-ce que je le veux? Le peux? Mon quotidien est soutenu, comme si j’étais mon propre sponsor, partenaire de mon corps, orienté entre l’hôpital, le sport et la politique, les soucis qui passent; et ma vie privée qui existe, mais oui. J’en ai une.
« Celine, et si tu t’arrêtais de travailler cinq minutes? » Je l’avoue, j’ai tressailli, mais pas bondi, parce que personne ne m’a dit cela depuis bien longtemps. Si je suis ainsi, c’est parce que, peut-être, j’ai dû temps à rattraper. Si j’ai peur du vide? Mais qui ose me demander ça? Mon cerveau? Toi? Vous que je ne connais pas? Je suis active, une jeune femme hyper-active et alors? Le travail est pour moi une protection, me permet d’oublier d’innombrables choses, certaines me hantent encore, un passé décomposé, remplacé aujourd’hui par plein d’amour que je sens, que je perçois, entend, malgré le brouhaha de la ville et les multiples agressivités qu’elle engendre et propose. La Cité de Calvin n’est pas la seule à en souffrir.
« Celine, et si tu t’arrêtais de travailler cinq minutes? » Aujourd’hui, c’est cinq et dix, demain? Non, mais! Je suis à l’écoute, chez moi l’ouïe est très développée. Mais pourrais-je un jour dire “oui”, je m’incline, à ce que je considère pourtant comme une outrecuidance de la part de mon cerveau?
“Non mais, tu as entendu , Celine. ce qu’on vient de te dire?” Comment pourrais-je me résoudre à lever le pied alors que mes jambes tournent, assise sur mon vélo? Quand on aime la vie, on est vite accroc à elle.
Jacques a dit. Risque prit et assumé. Il a dit comment il me voit, en retraçant notre dernière rencontre. Je clos cet instant de méditation. C’est le 24 décembre. Il est 23h37. Je vais me coucher.