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L’accident, raconté par Peter A. Levine en introduction de son manuel « Guérir par-delà les mots », révèle que notre vie peut être complètement dévastée en une fraction de seconde. D’une manière surprenante, cette expérience tragique, qui lui est arrivée en 2005, lui a offert l’opportunité d’expérimenter sur lui-même l’approche qu’il a développée et enseignée au cours des 40 dernières années.
POURQUOI CE SUJET DE BLOG? Le thème des traumatismes en thérapie, les découvertes récentes, les approches novatrices qui semblent vraiment éclairer la question et aider, m’ont motivé de créer une série de blogs sur ce sujet si sensible, passionnant et nécessaire. Beaucoup de belles personnes inspirent le champ vaste des thérapies et de l’art de guérir, d’être résilient, de passer à autre chose.
Pour le premier, j’ai invité Laurent Schweizer, philosophe, praticien en SE (Somatic Experiencing) à Lausanne, pour nous raconter l’histoire fascinante et révélatrice d’un accident dramatique d’un piéton – le créateur même de la SE! A travers ce récit, et explicité par les propos de Peter Levine lui-même, vous allez mieux comprendre ce qui se passe lors d’un événement traumatique. Et de quoi nous avons tous tant besoin. Bonne lecture! S.Vasey
{ Peter A. Levine est docteur en sciences biomédicales et en psychologie. Il a développé la « Somatic Experiencing », une nouvelle approche naturaliste et neurobiologique de la guérison des traumatismes. A ce jour, son travail a été enseigné a plus de 30’000 thérapeutes dans plus de 42 pays. Il est reconnu par des personnalités médicales telles que Boris Cyrulnik et Gabor Maté.}
L’accident de Peter
C’est le début d’une journée presque parfaite lorsque Peter quitte sa maison en Californie du Nord. Il marche avec joie pensant qu’il va bientôt retrouver un ami pour fêter son soixantième anniversaire. Il s’engage sur un passage piéton et, l’instant d’après, se retrouve couché sur la route, incapable de bouger et de respirer, sans comprendre ce qu’il vient de se passer. Une foule de gens se précipite dans sa direction et forme bientôt un cercle au-dessus de lui. Lentement, il cherche à s’orienter et à identifier son véritable agresseur. Il revoit dans un flash une voiture beige et une adolescente qui en sort horrifiée. Il réalise alors qu’il vient de se faire renverser par une voiture.
Une intervention plutôt brutale
Un homme se précipite et s’agenouille à ses côtés. Il se présente comme auxiliaire médical. Peter amorce un mouvement pour voir d’où vient la voix, mais il lui ordonne sévèrement de ne pas bouger la tête. Il ressent alors une étrange dislocation et a l’impression de flotter et d’observer la scène au-dessus de son corps. Il est ramené à la réalité lorsque l’auxiliaire lui saisit brutalement le poignet pour prendre sa tension. Ce dernier lui attrape maladroitement la tête pour l’empêcher de bouger. Ses actions le font paniquer et le paralyse davantage. Une terreur émerge dans sa conscience embrumée : peut-être a-t-il le cou brisé ? Il ressent le besoin de trouver un regard qui le réconforte, mais il est trop terrifié pour pouvoir bouger. L’homme le bombarde de questions : « Quel est votre nom ? Où êtes-vous ? Où allez-vous ?… » Il ne peut répondre jusqu’au moment où il arrive à former des mots pour lui demander de reculer.
Le pouvoir de la bienveillance
Au bout de quelques minutes, une femme pédiatre intervient discrètement en lui proposant son aide. Il lui demande de rester. Son visage est calme et amical. Elle lui prend la main. Leurs yeux entrent en contact. La senteur familière de son parfum lui fait comprendre qu’il n’est pas seul. Il se sent soutenu dans ses émotions par sa présence encourageante. Une vague de relâchement le traverse et il inspire profondément pour la première fois. Un frisson lui parcourt le corps et il commence à trembler. Ses larmes se mettent à couler. Il ne peut pas croire ce qu’il lui est arrivé. Ce n’est pas ce qu’il avait prévu. Peut-être va-t-il finir infirme ? Mais la présence continue de cette femme le soutient et sa peur commence à décroître. Une intense fureur fait irruption dans son ventre : comment cette gosse stupide a-t-elle pu le renverser ?
L’équipe d’intervention d’urgence
Le hurlement des sirènes et le clignotement des lumières rouges interrompent ses pensées. Son ventre se serre. Il entend qu’on déchire sa chemise. Interloqué, il se retrouve à nouveau à flotter au-dessus de son corps. Il regarde des inconnus en uniforme lui placer des électrodes sur la poitrine. Il voit qu’on lui passe une minerve autour du cou et qu’on le glisse sur une civière. Pendant qu’on l’attache, il entend une communication radio confuse demandant une équipe spécialisée en traumatologie. L’inquiétude le saisit. Il demande à être transporté à l’hôpital le plus proche, mais on lui répond que la gravité de son état peut nécessiter son transfert à l’hôpital spécialisé dans les traumatismes graves. Il s’effondre.
La voix silencieuse du corps
Une fois dans l’ambulance, Peter ferme les yeux pour la première fois. Se forçant à se concentrer sur ses sensations corporelles internes, il prend conscience d’un intense bourdonnement électrique traversant tout son corps. Une tension augmente continuellement dans son bras droit qui cherche à se lever. Sa main se rapproche alors de son visage comme si elle voulait le protéger. Soudain l’image furtive du pare-brise repasse devant ses yeux. Il entend le bruit sourd de son épaule gauche qui le fracasse. Puis, contre toute attente, une sensation enveloppante de soulagement l’envahit. Il se sent revenir dans son corps. Le bourdonnement électrique a disparu. Ses yeux se détendent et il regarde autour de lui. L’ambulance lui semble moins étrangère et moins menaçante. Il éprouve le sentiment rassurant de ne plus être figé, que le temps a repris sa marche et qu’il se réveille peu à peu d’un cauchemar.
Quelques kilomètres plus loin, il ressent une forte tension venant cette fois du haut de sa colonne vertébrale. Son bras cherche à s’étendre. Il voit dans un flash l’asphalte noir de la route se précipiter vers lui. Il entend sa main frapper la chaussée et éprouve une sensation de brûlure sur la paume droite. Il fait le lien avec la perception de sa main qui se tend pour protéger son visage. Il ressent alors un incroyable soulagement et un sentiment de gratitude envers son corps qui savait exactement quoi faire pour préserver son cerveau d’un choc qui aurait pu être mortel. Il ressent une chaude vague de fourmillements et une force qui émerge des profondeurs de son corps.
Les animaux sauvages en situation de mort imminente
L’histoire que je viens de résumer par ces lignes expose la manière dont Peter a intimement vécu le choc de l’accident. Or les réactions qu’il a observées dans son corps sont relativement similaires à celles des animaux sauvages en situation de mort imminente. Lorsqu’une gazelle est prise en chasse par un fauve – pour Peter, la voiture beige, une grande quantité d’énergie est mobilisée parfois pour lutter, souvent pour fuir. Mais lorsqu’aucune de ces stratégies n’est efficace – comme pour Peter qui se retrouve couché sur la route, l’ultime tentative de survie est de « faire le mort ». Cette « immobilité tonique », correspondant en fait à un blocage de l’énergie dans le système nerveux végétatif, lui permet de ne plus ressentir ni peur ni douleur – d’où son étrange dislocation et l’impression de flotter et d’observer la scène au-dessus de son corps. Elle peut encore avoir un effet dissuasif, le fauve se désintéressant d’une proie en apparence déjà morte. Si cette stratégie fonctionne, la gazelle décharge après quelques minutes l’énergie de survie accumulée – comme lorsque Peter inspire profondément, frissonne et commence à trembler, et reprend le cours de sa vie ordinaire.
La difficulté de l’« animal humain » à laisser faire
Doté d’un cerveau rationnel décuplant les peurs et la recherche de contrôle, l’« animal humain » a plus de difficulté à laisser faire ce processus de décharge naturel. Or le blocage de la charge d’énergie dans le corps a malheureusement pour effet de prolonger le figement intérieur au-delà de la situation de survie durant laquelle il a été salvateur. Une large variété de troubles apparaissent peu à peu, aussi bien physiques (tensions, fatigue ou douleurs chroniques…) que psychiques (anxiété, agitation, cauchemars…), qui viennent dominer le comportement et la vie de la personne. On sait aujourd’hui que ces troubles du stress post-traumatique (TSPT) peuvent être provoqués par un événement ponctuel comme un accident, une agression ou un viol, ou encore par des événements répétés comme des abus, de la négligence ou de la maltraitance. On sait moins que des événements plus « ordinaires » comme des interventions médicales peuvent avoir le même effet. C’est ce qui aurait pu arriver à Peter lorsque son processus de décharge naturel a été perturbé à plusieurs reprises par l’intervention de l’auxiliaire médical – l’empêchant de bouger ou le bombardant de questions, ou par celle de l’équipe d’urgence – déchirant sa chemise ou l’attachant à la civière.
Recréer les conditions naturelles de la guérison
Il ne s’agit évidemment pas de mettre en doute la nécessité des interventions d’urgence, mais bien de rendre attentif à un processus d’autorégulation naturel dont la perturbation par une procédure qui serait trop invasive peut engendrer de nouveaux problèmes de santé. Si Peter a eu la chance de sortir indemne de son accident, c’est aussi grâce à l’intervention, aussi spontanée que discrète, de cette femme pédiatre qui a su – par sa présence calme et bienveillante, le soutenir dans sa pénible expérience. J’y suis d‘autant plus sensible que cette attitude constitue le fondement de la pratique en Somatic Experiencing à laquelle j’ai été formé. On y apprend ainsi à faire confiance à l’intelligence biologique profonde du corps pour guider les patients dans leur processus intime de guérison.
Laurent Schweizer
Praticien en SE et philosophe
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