C’est normal, d0c ?

Non ce n’est pas normal. Vous n’êtes pas normal.

Heureusement !

Dans le milieu psy, c’est une question que l’on entend régulièrement. Derrière il y a souvent la peur du rejet, de ne pas faire “comme il faut” ou de ne pas correspondre aux attentes de nos parents, de la société, de notre thérapeute et parfois même de notre divinité. Pourtant être bien adapté, même si c’est rassurant, peut aussi coûter notre intégrité.

NB : L’objectif de cet article est de relativiser la notion de normalité en la mettant en contexte. Dès lors, même si ce qu’on appelle « maladie mentale » existe je ne m’attarderai pas dessus, préférant aborder le sujet de la pathologisation de personnes en santé (par eux-mêmes ou par un professionnel). Nous y reviendrons après un rapide tour d’horizon.

 

Normalité et intelligence

En 1905 est publiée la première échelle d’intelligence[1], dans le but de mesurer le développement psychologique des enfants et détecter les élèves en difficulté scolaire. Le titre de l’article est frappant : « Méthodes nouvelles pour le diagnostic du niveau intellectuel des anormaux ». On associait donc intelligence et normalité.

C’était l’ancêtre du fameux test de quotient intellectuel (QI). Le test de QI fournit une indication quantitative standardisée de l’intelligence mathématique et langagière. En français, ça signifie que la valeur du QI est estimée selon la moyenne d’un très grand nombre de résultats, selon une courbe de normalité (cf. figure).

La communauté scientifique de 1905 croyait ainsi avoir une méthode scientifique pour juger de la normalité de quelqu’un.

 

Il y a un mais…

On a observé au cours du 20ème siècle que les résultats de la population aux tests de QI s’amélioraient lentement et régulièrement[2], puis qu’ils baissaient depuis les années 1995[3]. Ce n’est pas tout : les spécialistes s’accordent pour dire que l’intelligence est multiple et multifactorielle[4] ; on se pose ainsi la question de ce qu’on mesure… et comment !

L’étude de l’intelligence nous montre ainsi que la normalité est un concept abstrait et fluctuant. Mais alors… est-ce qu’il y a vraiment un lien entre intelligence et normalité ?

 

Normalité, éducation et créativité

Le mot « créativité », apparu chez les psychologues humanistes dans les années 1940, implique la création de quelque chose de nouveau. La norme excluant la nouveauté, je ne peux a priori pas être dans la norme et créatif[5].

Or, la créativité et l’originalité ont l’air fondamentalement incompatibles avec l’uniformité et la standardisation que l’école encourage[6]. Les politiques d’enseignement souhaitent pourtant encourager la créativité, ce qui présente le dilemme de vouloir à la fois normaliser (donner les mêmes outils à chaque élève pour les préparer à leur avenir) et promouvoir la créativité.

En fait, il semblerait que le système éducatif soit responsable de la répression voire de l’annihilation de la créativité[7]. Ce que l’école enseigne est une manière de penser basée sur la logique, les mathématiques et la déduction, donc basée sur l’hémisphère gauche[8]. En réalité hors-norme et dérangeant, l’élève créatif va avoir tendance à être jugé de têtu, hyperactif ou indépendant[9], alors que cette énergie pourrait être mise à profit dans des activités et des temps choisis par l’enfant lui-même. À condition d’avoir confiance en un processus individuel et idiosyncrasique d’apprentissage[10]. Selon Harari, la structure même du système éducatif est à redéfinir, la nouvelle norme de l’enseignement devant tenir compte de l’incertitude de notre avenir ainsi que du changement comme norme de société, « l’étrangeté devenant la nouvelle norme […] » (p.285). L’auteur propose d’éduquer à la souplesse mentale et à l’équilibre émotionnel[11].

On pourrait donc déduire qu’en 2019, la normalité en éducation (dans la plupart des systèmes éducatifs) pourrait être la capacité de mobiliser la moitié de son cerveau et de censurer sa créativité.

 

Normalité et santé mentale

Voilà, on y est. Oui, parce qu’au fond la question c’était « suis-je folle[12] », n’est-ce pas ?

Cette question a été au centre de débats animés dès la fin du 19ème siècle avec l’apparition de l’eugénisme[13] jusqu’à la manipulation génétique d’aujourd’hui, qui nous ont conditionné à craindre l’anormal et surtout d’être anormal[14].

Sortons le fameux Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM), ouvrage de référence publié par l’Association américaine de psychiatrie depuis 1952[15]. Initialement, l’idée de ce manuel était d’homogénéiser les diagnostics afin de rendre le dialogue entre spécialistes plus objectif, à l’aide de statistiques collectées dans des hôpitaux psychiatriques.

Et vous savez maintenant que les statistiques et la normalité sont comme cul et chemise.

Rogers se demandait si le terme « psychopathologie » n’était pas un moyen pratique pour ranger des aspects de sa propre personnalité dont on a peur[16]. Aujourd’hui de nombreux spécialistes reprochent au DSM de satisfaire l’industrie pharmaceutique en sensibilisant le grand public à des troubles créés dans le but d’y faire correspondre des médicaments, donnant ainsi l’impulsion d’en consommer[17]. Par ailleurs, tout semble être organisé pour trouver une pathologie mentale[18].

Dans le domaine de la santé mentale, on pourrait croire qu’être normal signifie avoir un trouble psychique.

 

Norme et contexte : l’exemple du handicap

Einstein disait « Tout le monde est un génie. Mais si on juge un poisson sur sa capacité à grimper à un arbre, il passera sa vie à croire qu’il est stupide ». De la même manière si je ne me reconnais pas dans les normes que propose ma culture je pourrais croire que je suis anormal ou que j’ai un handicap (une difficulté que traversent beaucoup de profils à Haut Potentiel). Certains[19] disent ainsi que le contexte crée le handicap, c’est-à-dire que je serai plus ou moins « normal » selon le contexte dans lequel je me trouve.

Et justement le mot handicap, apparemment emprunté à l’anglais « hand in cap » (main dans la casquette), n’a pas toujours eu la signification que l’on connaît, au contraire même. Dans le domaine sportif il signifie qu’une personne plus compétente se voit attribuée des difficultés supplémentaires. Dans les courses équestres par exemple, les meilleurs coureurs devaient mettre une main dans leur casquette pour que les moins bons puissent rivaliser avec eux. En sport on a donc un hand in cap pour compenser un avantage et non pas une faiblesse, tout comme un profil à Haut Potentiel ou toute personne ne se retrouvant pas dans la norme de sa culture peut soit voir sa marginalité comme un handicap, soit comme une force.

 

Normal dans sa tête, ça existe ?

Vous l’avez compris, la normalité n’est pas un concept assez précis pour qualifier un être ou un comportement humain[20] ; j’aime bien utiliser le terme « sain » ou « en santé »[21].

Un ami me disait que normal c’était la « norme du mal »… une autre façon de voir les choses. Ma compagne me disait que c’était la norme du mâle (une époque où ce sont des hommes qui décident de ce qui est normal ou pas).

Rogers parle de personne en capacité de fonctionner pleinement (fully functionning person)[22], un concept théorique résultant de la capacité thérapeutique à entrer dans une relation intensément personnelle et subjective avec une personne, à l’accueillir totalement avec un regard positif inconditionnel et à être authentique avec elle, créant un climat où elle se sentirait complètement libre d’être elle-même (p.18). En résulterait « une personne qui fonctionne librement dans toute la plénitude de ses potentialités organismiques ; une personne dont le comportement est réaliste, qui s’améliore, socialisé et approprié ; une personne créative, dont les formes spécifiques de comportement ne sont pas facilement prévisibles ; une personne qui change, se développe, se découvrant sans cesse elle-même dans un renouveau constant » (p.26)[23].

 

La normalité, une invention rassurante

L’inconnu, ainsi que le fait de ne pas être « comme les autres » a toujours fait peur. L’expérience de Asch[24] le démontre de manière frappante : une personne est invitée dans une salle où se trouvent déjà sept autres personnes, complices de l’expérimentateur. Cette personne est placée de telle manière qu’elle répond aux questions qu’on lui pose en dernier.

Dans la première partie de l’expérience, Asch montrait aux personnes présentes une image sur laquelle était tracée une ligne. La tâche consistait à retrouver sur une deuxième image, où étaient tracées trois lignes différentes (A, B et C), laquelle était de même longueur que celle de la première image. La tâche était relativement simple, étant donné que les lignes A et B étaient manifestement différentes.

Les résultats de Asch ont montré que sur l’ensemble des réponses, 30 % étaient conformistes. Cela a donc pu démontrer que même lorsque la réponse parait évidente, il n’est pas exclu que l’individu en donne une mauvaise réponse, pour se conformer à l’avis majoritaire. Le principe de conformité (être perçu comme « normal ») est d’ailleurs considéré comme une condition du fonctionnement de nos sociétés[25].

Un autre exemple d’expérience mettant en avant le principe de conformité (3:45)

 

Je vous rassure, vous n’êtes pas normal

Une troupe qui marche sur un pont d’une même cadence crée une onde qui peut le détruire. Au moment de franchir un pont, une troupe militaire doit donc rompre son uniformité pour survivre. Et si la troupe c’était nous, et si le pont c’était notre vie ? Jiddu Krishnamurti disait qu’être bien adapté à une société profondément malade n’est pas un signe de santé[26].

Si vous faites partie des 50% de la population qui ont un QI entre 90 et 110, vous êtes normal parce que vous êtes dans la moyenne (cf. figure). Sinon, vous êtes anormal ou hors-norme. Mais attendez, hors-norme vient du latin enormis, qui a donné énorme… est-ce qu’anormal et énorme seraient pareils ?

Selon Garret John, oui :

version sous-titrée en français (mauvaise qualité visuelle)

Et vous, après cette lecture, vous voulez encore être normaux ?

 

 

[1] En fait pour mesurer le développement cognitif, ou « âge mental ». Binet, A., Simon, T. (1905). « Méthodes nouvelles pour le diagnostic du niveau intellectuel des anormaux », L’Année psychologique, vol. 11, p. 191-244. Déjà en 1869 Francis Galton écrit Hereditary Genius ; il était un des premiers à explorer la distribution normale de la population et a lancé la mode de l’eugénisme (littéralement : « bien naître »). Il fut aussi le premier à utiliser ce terme

[2] Flynn, J. (1984). « The mean IQ of Americans: Massive gains 1932 to 1978 », Psychological Bulletin, no 95, pp. 29-51

[3] Avec quelques exceptions, cf. Flynn, J., Shayer, M. (2018). IQ decline and Piaget: Does the rot start at the top? Intelligence, 66, pp. 112–121

[4] Voir par exemple Schneider, W., McGrew, K. (2012). The Cattell-Horn-Carroll model of intelligence. In D. Flanagan & P. Harrison (Eds.), Contemporary intellectual assessment: Theories, tests, and issues (3ème éd., pp. 99–144). New York, Guilford ; et – même si sa théorie est controversée car difficilement objectivable – Gardner, H. (2008). Les intelligences multiples : La théorie qui bouleverse nos idées reçues. Retz

[5] Il est intéressant de lire Henri Piéron au sujet de la créativité dans son Vocabulaire de Psychologie de 1954 : « [la créativité] n’a avec les QI classiques que de faibles corrélations » (peu de liens entre la norme et la créativité)

[6] Selon Donald Winnicott, la soumission est l’antithèse de la créativité. Winnicott, D. (1988). Conversations ordinaires. Paris, Gallimard. Voir aussi Mueller, J., Melwani, S., Goncalo, J. (2011). The Bias Against Creativity. Psychological Science, 23(1), pp. 13–17

[7] Robinson, K. (2011). Out of our minds: Learning to be creative. Capstone

[8] Pecheanu, I., Tudorie, C. (2015). Initiatives Towards an Education for Creativity. Procedia – Social and Behavioral Sciences, 180, pp. 1520–1526

[9] Robinson, K. (2011). Op.cit.

[10] Je vous recommande le documentaire sur l’école à la maison « Etre et devenir » de Clara Bellar (2015)

[11] Harari, Y. (2018). 21 leçons pour le XXIe siècle. Paris, Albin Michel

[12] Les hommes ont une perception de leur bien-être plus positive que les femmes, et les femmes consultent pour des problèmes psychiques plus souvent que les hommes. Source : Santé psychique en Suisse. Etat des lieux et champs d’action. Rapport sur mandat du Dialogue Politique nationale de la santé (OFSP, 2015)

[13] Voir par exemple Davenport, C. (1911). Heredity in Relation to Eugenics (vol. 5). H. Holt, ainsi que Rosanoff, A., Orr, F. (1911). A study of heredity in insanity in the light of the Mendelian theory. American Journal of Psychiatry 68 (2), pp. 221-261, cités par Murphy, J. (2017). The Flexible Psychological Concept of Normality. On Human Nature, pp. 451–466

[14] « Tout le monde souffre d’une “normose”, c’est-à-dire que chacun est normalement malade ou, plutôt, normal à en être malade » (extrait d’un interview de Jacques Vigne). Cf Vigne, J. (1993). Éléments de psychologie spirituelle. Paris, Albin Michel

[15] Le manuel de classification internationale des maladies (CIM), publié par l’OMS, inclut pour la première fois une section pour les troubles mentaux déjà en 1949

[16] « […] recent years have made me wonder whether the term psychopathology may not be simply a convenient basket for all those aspects of personality which diagnosticians as a group are most afraid of in themselves » (Rogers, C. R. (1963). The concept of the fully functioning person. Psychotherapy: Theory, Research & Practice, 1(1), page 17)

[17] A titre d’exemple, les 8 membres qui ont contribué aux critères de diagnostic des « Troubles de l’humeur » et les 7 membres qui ont contribué aux critères de diagnostic « Schizophrénie et désordres psychotiques » avaient des intérêts financiers (typiquement liés aux industries pharmaceutiques). Source
Consulter aussi l’article de Le Monde : Psychiatrie : DSM-5, le manuel qui rend fou, 13 mai 2013

[18] La première version du DSM (1952) comptait une centaine de troubles mentaux, la 5ème (2013) en compte plus de 500. On a donc une progression logique selon laquelle à chaque nouvelle édition correspond une centaine de nouveaux troubles mentaux. Voir aussi Pridmore, S., Walter, G. (2013). Book review: Saving normal: an insider’s revolt against out-of-control psychiatric diagnosis, DSM-5, big pharma, and the medicalization of ordinary life. Frances Allen, MD. New York, William Morrow

[19] Voir à ce propos le modèle québécois de Processus de Production du Handicap

[20] « l’anormalité perçue peut souvent sembler étonnamment normale lorsque les exigences de l’environnement et nos biais d’adaptation innés sont reconnus », traduction libre de Murphy, J. (2017). The Flexible Psychological Concept of Normality. On Human Nature, pp. 451–466

[21] Voici la définition de la santé (inchangée depuis 1946) que donne l’OMS : « La santé est un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité ». Une personne se sent psychiquement en bonne santé lorsqu’elle peut exploiter son potentiel intellectuel et émotionnel, faire face au stress normal de la vie, travailler de manière productive et fructueuse et apporter une contribution à la communauté (OFSP, 2015)

[22] Rogers, C. R. (1963). The concept of the fully functioning person. Psychotherapy: Theory, Research & Practice, 1(1), 17–26

[23] « a person functioning freely in all the fullness of his organismic potentialities; a person who is dependable in being realistic, self-enhancing, socialized and appropriate in his behavior; a creative person, whose specific formings of behavior are not easily predictable; a person who is ever-changing, ever developing, always discovering himself and the newness in himself in each succeeding moment of time » (traduction libre)

[24] Asch, S. (1987). Social Psychology, Oxford University Press

[25] Delouvée, S. (2013). Manuel visuel de psychologie sociale. Paris, Dunod

[26] « It is no measure of health to be well adjusted to a profoundly sick society » (ma traduction)

 

 

 

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Thomas Noyer

Thomas Noyer travaille comme psychologue-psychothérapeute (adultes et couples) et superviseur au Cabinet Sens à Neuchâtel. Il anime des groupes sur le masculin et les troubles alimentaires. Il écrit dans un blog personnel et contribue aussi à un blog collectif, où il s'exprime surtout sur la psychothérapie humaniste. Il est aussi l'auteur de "Dans la peau du psy" (2023).