Mon expérience patient en 2035

Ce billet est celui d’un patient hyperconnecté qui imagine son rapport à la santé dans une vingtaine d’années.

7 Avril 2035, mon fils vient d’avoir 18 ans. Une notification fait vibrer ma montre: c’est mon médecin qui me propose une téléconsultation. L’indicateur principal sur mon état de santé vient de passer du vert à l’orange.

Mon assistant de santé personnel s’appelle Hector et c’est un produit de la division Google Health avec laquelle j’ai souscrit un abonnement Premium (celui avec un minimum de publicité).

Hector vient d’identifier un risque d’AVC. Heureusement pas pour tout de suite, mais il pourrait survenir dans une période estimée entre 8 et 12 ans. L’alerte est annoncée avec un taux de fiabilité de 93%; il n’y a pas de temps à perdre.

Hector me propose trois spécialistes pour m’accompagner (dont deux sont localisés dans ma ville). J’ai cependant préféré recevoir l’avis de mon médecin de famille qui a réagi rapidement; il est déjà installé dans mon salon via une projection holographique. Son ton se veut rassurant: « un traitement préventif associé à des modifications dans votre comportement alimentaire, des exercices physiques ciblés et de la relaxation seront capables d’endiguer la menace avec 86% de chances de succès ». Sournois et souvent détecté trop tard, cela m’aurait sans doute été fatal au siècle dernier.

Dopé à l’intelligence artificielle, Hector m’a instantanément préparé un programme sur mesure. Mon praticien le supervisera et m’assistera dans son application; je peux compter sur lui pour répondre à mes questions d’humain à humain, pour me guider et me motiver, sans prise de rendez-vous.

Quand la santé devient la première préoccupation du quotidien

Chaque matin au réveil, Hector me concocte un podcast personnalisé (ce que nous appelions jadis une « émission de radio »). Après la météo et les actualités, j’écoute le bulletin de santé du jour, avec un plan d’action pour les 24 prochaines heures. Il contient diverses mises en garde, des conseils nutritionnels (adaptés à l’état du stock de mon frigo). Il me suggère notamment des activités sportives accommodées selon la météo et mon emploi du temps, des conseils pour influer sur mon niveau de stress ou un sentiment de fatigue naissant. Il me dicte la posologie des éventuels médicaments à prendre au cours de la journée (une notification sur ma montre me le remémorera au moment venu).

En tout temps, il est possible de demander des explications ou d’interroger son conseiller de santé virtuel. Normal, Hector est un agent conversationnel; il comprend et parle un langage tout à fait naturel. Et en cas de doutes ou d’incompréhension, mon médecin se joindra à notre dialogue.

La santé n’a jamais occupé une place aussi significative dans notre quotidien, devenant la principale préoccupation chez les biens portants. Prendre soin de soi peut par moments être ludique, à la manière du jeu vidéo des Sims ou les Tamagotchis de mon enfance; ces personnages dont il fallait s’occuper et ne pas laisser mourir en surveillant quelques indicateurs.

La file d’attente du cabinet médical appartient au passé; comme d’ailleurs les journaux et les brochures commerciales qui jonchaient les salles d’attente. La consultation est moins associée à un état de santé défaillant ou à la maladie, mais elle a évolué en une sorte d’assurance vie, au sens littéral.

Au-delà d’un thérapeute, on va consulter l’équivalent d’un coach de vie. Ce guide humain, que certains considèrent comme leur « ange gardien » dans un monde dématérialisé et robotisé, m’aide dans mes démarches curatives. Il m’oriente dans la fabrication d’obstacles face aux maladies du vieillissement, afin d’inhiber la maladie d’Alzheimer, de repousser les limites de ma mort et des usures du corps. Pour au final profiter pleinement d’une espérance de vie inédite dans l’histoire de l’humanité.

Longtemps décrié par les professionnels de la santé, l‘autodiagnostic par les données s’est naturellement imposé par son efficacité sans égal, et inévitablement pour des raisons économiques. Si cela a créé au passage toute une série de nouveaux défis à la société, le fantasme d’une médecine d’abord préventive est finalement devenu réalité.

Mon corps, cette source intarissable de données

Auparavant, on m’envoyait faire des analyses de sang (ou d’urine) à la fréquence d’une ou deux fois par décennie. Elles sont maintenant réalisées en temps réel, tout au long de la journée. Des micro-capteurs mesurent mon taux de glycémie, ma masse graisseuse et musculaire, le nombre de globules et de plaquettes, les minéraux et autres marqueurs d’infection ou d’inflammation. Ils détectent des anomalies dans ma tension ou mon rythme cardiaque et tout indice de fatigue ou de stress. La nuit, ils jaugent l’efficacité de mon sommeil. En bref, ils scrutent ma qualité de vie.

Avec l’essor des nanocapteurs, je transporte l’équivalent d’un laboratoire d’analyse de niveau hospitalier du début du siècle dans un tout petit centimètre carré. Plus discret qu’un piercing, on le distingue à peine sous la peau de ma nuque où sont logées les cellules électroniques qui veillent sur mon état de santé 24/7. Énergiquement autonomes, elles se rechargent lors de chaque mouvement de mon corps. Ce sont elles qui transmettent des millions de données chaque jour au système de santé.

La recherche de symptômes a toujours comporté une part de subjectivité. Un élément que la société et les organes de régulation ont décidé de ne plus tolérer (à l’instar de la conduite de véhicules en mode manuel qui est bannie depuis une dizaine d’années). Elle a progressivement été remplacée par le diagnostic d’une intelligence artificielle guidée par trois types de données: les signaux produits en nombre par notre corps, le génome, la corrélation d’un cas avec des millions de précédents à travers le monde.

Il serait impossible de traiter manuellement, ne serait-ce qu’une infime partie, de la montagne de données recueillies. Imprimé, mon dossier médical tiendrait sur plusieurs millions de pages au format A4. La tâche dépasse désormais l’entendement humain.

Le traitement de nos données médicales par les géants de l’intelligence artificielle (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft, Yandex, Baidu, etc.) a bien rencontré des résistances au début, mais la majorité d’entre nous a préféré choisir les bénéfices de ces nouvelles technologies, notamment dans les régions où les médecins avaient disparu.

Un nouveau rôle pour le médecin

Dans le domaine de l’aviation, les pilotes de ligne naviguent depuis longtemps en mode automatique. Ils supervisent des instruments de vol et sont formés pour intervenir en cas de grave complication. Ils rassurent l’équipage et les passagers lorsque survient un imprévu. Mon médecin veille sur moi comme l’aiguilleur du ciel qui suit des centaines d’avions sur son écran radar. Il est alerté dès les premiers signes de turbulence, avant même la dégradation de l’état de santé de ses patients. En aval d’un diagnostic automatique, il entre en scène suivant les recommandations dictées par le système de santé.

Jour après jour, c’est une véritable collaboration qui s’instaure avec mon health manager. On partage et l’on échange autour d’une connaissance largement accessible via les systèmes experts de santé et les communautés en ligne. Il m’accompagne ainsi dans toutes les étapes de ma vie et m’aide à interpréter, à relativiser l’expertise implacable des systèmes intelligents de santé.

Le professionnel a dû simplifier son discours, naguère trop professoral, pour endosser un rôle de pédagogue. L’empathie n’est plus une qualité en option chez mon docteur, elle est au coeur de sa prestation.

Avec des progrès certainement trop brutaux, les gens rechignent à s’en remettre complètement à la décision des machines, aussi fiables soient-elles. Sa première mission est alors d’expliquer et de recréer des liens de personne à personne, par un dialogue constant.

Débarrassé des tâches répétitives et sans valeurs ajoutées, le praticien peut se concentrer sur ce qui le rend irremplaçable: un regard humain et extérieur sur la façon dont je « traite mon corps », avec le sens critique qui le distingue encore de la machine.

La santé, au-delà de la fatalité

Avec une expertise médicale qui s’est démocratisée et des systèmes de santé intelligents nourris au big data, l’espérance de vie a été repoussée au-delà de ce que nous pouvions autrefois considérer comme des limites franchissables.

La maladie et le vieillissement ne sont plus considérés comme des fatalités, mais des erreurs de parcours. Des fautes par négligence qui incombent souvent à sa propre responsabilité plutôt qu’à un coup du sort. La mort est une notion toujours plus lointaine; on en viendrait à culpabiliser qu’elle arrive un jour.

 

 

A paraître également dans la revue Swiss Sports & Exercise Medicine, 4/2017

Blaise Reymondin

Blaise Reymondin est tombé dans la marmite numérique quand il était petit. Expert en marketing digital depuis une quinzaine d’années, il est le cofondateur de Blaise & Bruno Acquisition Marketing. Au travers de ses chroniques et le partage d'expériences, il nous interroge sur un monde en profonde mutation par le numérique.

2 réponses à “Mon expérience patient en 2035

  1. Cher Blaise,

    Je suis bien sûr obligé de réagir à ton article. Entre Xavier Comtesse et toi, les blogueurs du temps ont décidément une immense foi en la technologie;-)

    Le numérique, même s’il va profondément modifier le monde médical, n’est qu’un moyen d’innover. La médecine a toujours progresser, même avant le numérique, le stéthoscope de Laennec date de plus de 200 ans.

    Tu écris que ton assistant santé connecté t’annonce la survenue d’un AVC dans 8 à 12 ans. Quatre remarques : 1. Un assistant qui analyse en permanence l’état de santé d’une personne et qui lui envoie régulièrement des messages « vert », « orange » ou « rouge » ne sera utilisé que par les personnes en bonne santé. Personne ne veut qu’on lui rappelle en permanence qu’il n’a pas assez marché, qu’il a trop mangé, etc. 2. Evaluer le risque d’un AVC est déjà possible, pas avec la précision de ton exemple futuriste, mais le calcul du risque est possible à partir des facteurs de risque cardio-vasculaires (http://bit.ly/2f3yks9). 3. Connaître le risque ne suffit pas à le stopper, sinon il n’y aurait plus de fumeurs (il faut absolument injecter une grosse dose de sciences du comportement dans tous les projets numériques). 4. Cet exemple soulève aussi des questions éthiques, que faire si Hector t’annonce un risque de 90 % de développer une maladie d’Alzehimer, une affection pour laquelle les moyens de prévention sont très limités, doit-il te l’annoncer ou te le cacher ?

    Ton assistant Hector est aussi un agent conversationnel, je crois au futur de cette technologie. Même si je me méfie encore de cette intelligence artificielle, inutile de te rappeler que certains programmes d’AI ont dû être stoppés pour sexisme et racisme (http://bit.ly/2y7fY0G). Mais je partage aussi l’avis de Martin Vetterli, le patron de l’EPFL : « Quand je vois certains comportements humains, j’ai moins peur de l’intelligence artificielle que de la bêtise humaine”.

    Tu écris plus loin « La file d’attente du cabinet médical appartient au passé ; comme d’ailleurs les journaux et les brochures commerciales qui jonchaient les salles d’attente ». Les vieux journaux et les brochures commerciales dans les salles d’attente devraient déjà en 2017 appartenir au passé… Pour ce qui est de la salle d’attente, le temps d’attente devrait y diminuer car les consultations présentielles vont devenir moins fréquentes, laissant la place à des consultations à distance, simple téléphone ou mail ou vidéo-consultation. Mais une salle d’attente où il faut attendre un peu signifie aussi que du temps a été donné au patient précédent, pas inutile…

    Je partage à 100 % ton avis sur le nouveau rôle des médecins. Là aussi, il ne faut pas attendre 2037, c’est le programme d’aujourd’hui. Mais pour laisser aux médecins le temps de faire de la médecine (accompagnement, conseils, etc.), il faut qu’ils puissent avoir des outils de qualité. Les dossiers médicaux informatisés ne sont malheureusement pas à la hauteur : une faiblesse importante de notre système de santé 2017.

    A quand un débat en live pour / contre sur l’impact des technologies sur la médecine ?

    Même si je ne partage pas ta vision de la médecine du future, ton article permet de lancer le débat sur un sujet d’actualité : quelle médecine souhaitons-nous pour aujourd’hui et pour demain ?

    Jean Gabriel

    1. Cher Jean-Gabriel,

      Merci pour ton commentaire de professionnel avisé. Avec plaisir pour un prochain débat en live!

      Ma foi est dans l’humain, pas dans les technologies. Par contre je crois volontiers que le progrès technologique n’est plus linéaire, mais qu’il se rapproche dorénavant d’une courbe exponentielle. La tentative d’anticipation devient dès lors vraiment ardue et il me semble que les « visionnaires » sont plutôt en deçà de la réalité (ou risquent de tomber complètement à côté de la plaque). Lorsqu’on revoit la couverture de Forbes d’il y a seulement 10 ans avec en titre « Nokia: one billion customers – can ayone catch the cell phone king? », qui aurait pu alors entrevoir les possibilités presque infinies de l’iPhone X qui vient juste d’être annoncé? (Et accessoirement leur disparition!) Qui aurait pu penser que nos CDs et DVDs seraient bon à mettre à la cave? (et le format MP3 ringardisé par le streaming). Et plus pertinent sur ce sujet, qui aurait pu prédire les progrès fulgurants dans la génétique avec l’édition de l’ADN humain qui a désormais été rendue possible ?

      L’exemple choisi de l’AVC est assez personnel: mon père en est décédé à 69 ans, il y a 4 ans. Il ne présentait aucun signe avant-coureur, il était encore très sportif et ne fumait pas. Des techniques de dépistage existent certes déjà, pourtant je reste persuadé qu’il ne serait pas passé « entre les mailles du filet » de l’IA et des données à l’horizon de la prochaine décennie, ou de la suivante.

      Blaise

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