Hacks est une comédie assez traditionnelle dans son format (30 minutes), ses principes narratifs (des quiproquos, des oppositions de style, des rebondissements inattendus) et, même, son rythme de diffusion (deux épisodes par semaine, mis en ligne sur la plateforme de streaming HBO Max). Cela ne l’empêche pas – bien au contraire ! – de s’affirmer comme la première pépite d’un diffuseur ayant ouvertement pris le parti de cibler un public plus jeune et plus familial que HBO.
Jusqu’ici, les choix de Casey Bloys ne prêtaient à aucune contestation. Le directeur des programmes de HBO, chargé en août 2020 de superviser également ceux de la plateforme HBO Max, destinait les séries consensuelles et politiquement correctes à cette dernière, et réservait les séries plus adultes à HBO. Prenons les exemples d’Euphoria (HBO) et de Generation (HBO Max) : entre ces deux teen dramas, la différence de tonalité s’imposait d’elle-même, à tel point qu’il suffisait d’en regarder les cinq premières minutes pour réaliser qu’elles ne s’adressaient pas aux mêmes spectateurs. Des sequels comme Gossip Girl ou And Just Like That… (suite officielle de Sex and the City) se destinaient eux aussi à HBO Max, grande surface de vidéo à la demande dont l’objectif est d’agréger les publics à la manière de Netflix, Amazon Prime Video et Disney+.
Apparaît alors sur le bureau de Bloys le synopsis de Hacks, comédie grinçante suivant un partenariat tumultueux entre Deborah Vance (Jean Smart), légende du stand-up cherchant à renouveler son public grisonnant de Las Vegas, et Ava Daniels (Hannah Einbinder), auteure impétueuse de 25 ans qui vient de perdre un contrat télévisuel à Los Angeles après avoir publié une plaisanterie douteuse sur Twitter. Par bien des aspects, un tel projet résonne avec l’histoire de HBO : les « seule en scène » de Deborah font écho à de nombreuses figures comiques de la chaîne (des tournées incendiaires de George Carlin aux galères de Pete Holmes dans Crashing), les visages connus (Jane Adams de Hung, Jean Smart vue dans Watchmen et, plus récemment, dans Mare of Easttown) croisent des révélations (Hannah Einbinder et Carl Clemons-Hopkins excellent dans les rôles d’Ava et de Marcus, le « COO » de Deborah) , le langage indécent est fréquemment mobilisé (à commencer par le mot « fuck »), l’actualité brûlante n’est pas laissée de côté (des références acides à Harvey Weintein, Roman Polanski ou Woody Allen au patronage #MeToo de l’épisode 1.08). Bref, Hacks avait toute sa place sur HBO, au même titre que The Knick avant elle – création de Steven Soderbergh finalement diffusée sur la chaîne affiliée Cinemax.
C’est dire si la comédie créée par trois anciens de Broad City (Paul W. Downs, Lucia Aniello et Jen Statsky) parvient à s’extraire de la masse et à faire entrer HBO Max dans une nouvelle dimension. Désormais, il faudra scruter ses créations originales pour ne pas passer à côté du nouveau prodige à ne manquer sous aucun prétexte. Malgré l’ironie de son titre (qui assimile son duo d’héroïnes à des « pirates »), Hacks est assurément de cette trempe-là. Sa vivacité d’esprit et sa finesse d’écriture lui permettent de maintenir une cadence comique effrénée sans jamais tomber dans la surenchère. Cela s’explique par trois traits saillants qui font la différence avec le tout-venant : un mélange des genres qui permet de rompre la monotonie des gags métronomiques de sitcom (à l’instar de Friends, Hacks sait verser dans la dramédie quand la situation l’exige), une aptitude à se ménager des moments de pause pour faire remonter la tension (telle une jauge d’énergie se rechargeant dans un jeu vidéo), et un refus de se focaliser uniquement sur ses deux protagonistes (le spectre de semi-protagonistes s’étend progressivement avec le personnel de Deborah, sa fille entretenue, son employeur et potentiel amant, et, du côté d’Ava, ses parents, son ex-petite amie, son agent et l’assistante gaffeuse qui lui a été imposée). Bien plus que des faire-valoir, tous ces personnages secondaires ont un nom et leurs moments à eux – même quand il s’agit du « petit personnel » qui travaille en cuisine ou à l’entretien de la luxueuse demeure de la patronne.
Dans le sillage d’Entourage et d’Eastbound & Down, Hacks multiple les antagonismes et les twists qui relancent l’action dans une nouvelle direction (ce qui donne très envie de découvrir la deuxième saison, d’ores et déjà commandée). Aux deux comédies précitées de HBO, elle oppose toutefois un propos actualisé, moins masculino-centré, en phase avec l’ère #MeToo dans laquelle nous sommes entrés à la fin des années 2010. Mélange des ethnies et des orientations sexuelles, discours féministe et revendications écologistes : Hacks est une série bien de son temps, mais qui se garde fort à propos de nous faire la leçon et de nous apostropher à chaque page de dialogue. Les lubies des millenials y sont à la fois raillées et prises en considération, ce qui permet d’ouvrir le débat et de réfléchir à des questions centrales (misogynie, racisme, gentrification) sans sombrer dans l’hystérisation des réseaux sociaux qui empêchent aujourd’hui, bien souvent, tout échange d’opinions divergentes. Hacks ne prétend pas à outrepasser son statut de fiction divertissante : c’est précisément cette humilité qui lui permet de s’inviter dans les débats de société.
Entre la douceur parfois aigre d’Ava et la sécheresse cachant une soif d’affection de Deborah, Hacks parvient finalement à réconcilier deux générations qui ont tant à s’apprendre mutuellement. À l’hilarité enfantine de l’une répond le rire de canard de l’autre ; quelques larmes viennent parfois embuer le regard des deux partenaires d’écriture, comme si elles prenaient conscience du rapport filial en train de s’instaurer. Je t’aime moi non plus : là encore, la recette est connue, mais rien ne l’empêchera de flatter nos papilles tant qu’elle sera concoctée avec une telle maestria et un tel plaisir de vivre ensemble. Tournée en pleine pandémie de Covid-19, Hacks est le genre de série qui vous donne envie de prendre vos proches dans les bras et de leur rappeler que vous les aimez (même s’il vous arrive de ne plus pouvoir les encadrer). La vie est trop courte pour laisser des bisbilles sans conséquence nous séparer.