Le patient n’est pas celui qui attend. En réalité, un patient patiens (participe présent latin signifiant littéralement souffrant), c’est-à-dire qu’il endure une épreuve physique et/ou morale qui le conduit à consulter un tiers susceptible de le soulager. La relation qui s’instaure entre patient et tiers soignant est clairement ambivalente puisque viennent s’y nicher des mécanismes d’emprise très divers : la manière dont le savoir du thérapeute se transforme en pouvoir en est certainement l’expression la plus connue depuis qu’elle a été analysée par Michel Foucault. On connait bien cette ambivalence qui a été réactualisée avec l’apparition d’un certain virus. Mais c’est une forme parmi d’autres, la réalité des soins ne peut être réduite à cette asymétrie entre celui ou celle qui sait et la personne qui s’en remet à lui ou elle.
La condition de patient engage la personne qui endosse ce rôle. La souffrance éprouvée, la vulnérabilité qui se révèle (à des degrés divers) ne constituent pas seulement une anomalie biologique dont il s’agit de se débarrasser pour retrouver une vie normale. Plus la maladie dure, plus elle va engager psychologiquement et socialement un individu : une prise en charge au long cours est une épreuve tout autant physique que personnelle. Il y a la douleur, les effets secondaires bien sûr, mais aussi le parcours dans l’institution de soin, le rapport à la santé, les idéaux d’autonomie, qui peuvent confronter les patients à une forme de dépossession de soi. Ballotés à droite à gauche, répétant sans cesse leur parcours, répondant aux mêmes questions, soumis à des examens et une machinerie sophistiquée, confrontés à une terminologie médicale peu amicale, exposés à la fatigue du personnel, les patients, progressivement, oublient ce qu’ils étaient “avant”.
Tout ceci influence leur adhésion au traitement, détermine leur rapport aux soignants, façonne leur rapport à la maladie et structure également les systèmes de santé. Grâce aux recherches, devenues depuis des classiques en sciences sociales, on sait que la recherche d’alternatives à une approche allopathique ne vise pas nécessairement l’efficacité thérapeutique mais est aussi et peut-être surtout un moyen de se retrouver ou, au moins, de donner du sens à ce qui au fil du soin n’en a plus.
Le fait est que cette recherche d’alternative ou de soins complémentaires ne se déroule pas dans le vide. Les patients ne s’inventent ni des thérapies, ni des thérapeutes. Les patients vont recourir à des prestations qui leur sont rendues disponibles parce qu’elles sont accessibles à proximité, parce qu’ils en ont les moyens, et/ou parce qu’ils en ont entendu parler et qu’ils décident de les tester. L’anthropologie de la médecine parle ici d’un système d’offre et de demande dont il n’est pas possible de déterminer laquelle façonne l’autre. La médiation entre elles s’opère dans un système d’opportunités qu’illustre bien l’histoire du correspondant du New York Times, James Reston. Celui-ci couvrait le déplacement en Chine du président Nixon et du secrétaire d’Etat Kissinger en 1971. Arrivé à Pékin, il est victime d’une crise d’appendicite. Si son appendice lui est retiré selon les standards de la chirurgie occidentale, sa douleur est soulagée grâce à l’acupuncture. Impressionné, Reston décrit dans un article son aventure médicale, dont Nixon prend connaissance. Il n’en fallait pas moins pour lancer un programme de recherche sur cette technique pourtant ancienne. Celle-ci connût alors un certain essor aux Etats-Unis et en Occident.
Le statut de patient est, en fait, un point de croisement entre l’expérience individuelle et l’organisation collective. Le constat n’a rien d’extraordinaire puisqu’on peut dire ceci d’à peu près n’importe quel statut socialement reconnu. Ce qui fait toute sa particularité, c’est que très souvent (pas tout le temps) il implique une expérience qui met en jeu l’existence d’un individu, sa finitude mais aussi son sens à travers la souffrance, sa déchéance (lente, rapide ou imaginée).
A ce titre il est entouré d’une aura particulière que les institutions de soin, les médecins mais aussi les assureurs se plaisent à instrumentaliser. Un hôpital ou une assurance qui met “le patient au centre” ou “oeuvre pour les patients” joue ainsi sur les mots qui laissent penser qu’il y a une place et, surtout, du temps pour une délibération commune, et des échanges ouverts entre soignants et soignés sur la prise en charge, sa nécessité, son orientation, et ses effets sur le quotidien. Alors que trop souvent, il vise à vanter des prestations hôtelières pas franchement vitales, des avantages à des prix commercialement intéressants pour des prestations dont le bénéfice thérapeutique n’est pas prouvé.
On peut tout faire dire aux patients tant qu’on ne les fait pas parler. Lorsqu’ils parlent, il est assez simple de cadrer leur parole sous le prétexte que leur savoir est limité, leurs attentes irrationnelles ou que leurs doléances portent sur des aspects secondaires de consommation. On leur reproche alors de ne plus parler en tant que patients, mais en tant que consommateurs cédant aux sirènes du libre marché. Critique étrange puisqu’en Suisse la majorité parlementaire continue à penser que la santé est un marché comme un autre (l’offre et la demande, je vous disais) et que tous les acteurs de la branche s’y conforment.
Bref, le patient, dans le système de santé, c’est un peu un Dieu déchu : un être omniprésent mais formellement absent, à la place duquel l’on aime bien parler à coup d’interprétation et d’exégèse, mais qui suscite la colère ou le doute lorsqu’il ne se manifeste pas comme il faut. A cette approche théologique et éthérée, il existe une alternative : considérer les patients comme des citoyens et tout faire, dans le système de santé, pour qu’ils puissent participer aux délibérations et aux décisions avant d’être vulnérables, dépendants et, en un certain sens, aphones.