Comment un événement peut-il durer dix ans (voire plus) ?

« Nous avons devant nous un mandat de quatre ans qui ne sera pas facile, mais nous voulons qu’il soit productif et créatif (…) », le 16 octobre 2009, lorsque le premier ministre socialiste grec à peine élu, Georges Papandreou, s’adresse aux citoyens pour leur annoncer que le déficit public était au moins deux fois plus élevé que ne l’avait déclaré le gouvernement précédent – avec pourtant l’appui des statistiques officielles – l’on ne savait pas encore que neuf ans plus tard la Grèce ajouterait la crise à son iconographie nationale. Les plans d’aide à répétition, les rebondissements incessants, et les mesures d’austérité (de réajustements structurels, si l’on utilise la terminologie de l’Union Européenne) ont fini d’ancrer l’idée que la Grèce était un pays en crise. Depuis bientôt dix ans. La particularité de ce processus est qu’en dépit de sa longueur et de déclarations hâtives il reste d’actualité (même s’il a un peu perdu de son intérêt médiatique).

Eric Fassin et Alban Bensa, dans un texte qui a fait date en sciences sociales, ont donné une définition de l’événement qu’il est possible de résumer de la façon suivante : l’avènement d’un phénomène imprévu (ce qui ne veut pas dire imprévisible), exigeant un travail de mise en sens et la création de catégories nouvelles ou, au moins, renouvelées. Ce qui caractérise donc l’événement, ce sont à la fois le trouble créé par un fait inédit – à des intensités bien sûr variables – et les lectures qu’on y appose, forcément tâtonnantes et approximatives. Tout au long de ces dix ans, suivant cette acception, la « crise grecque » semble ne jamais vraiment avoir cessé d’être un événement.

© Théophile Bloudanis

A mesure que le mouvement enclenché en 2009 allait entraîner des conséquences durables à tous les échelons de la société, les récits se sont multipliés pour tenter de saisir la nature de ce processus, ses causes et ses conséquences. C’est ainsi que ladite « crise » a ouvert comme une énigme et des pistes nombreuses, souvent peu complémentaires. Un indice de cette volatilité sémantique est apparu très tôt dans les mobilisations contre les premières mesures d’austérité.

Par exemple, les opposants rassemblés un peu partout en Grèce à la suite des premières mesures imposées par les institutions européennes, étaient en fait scindés – au moins – en deux camps. La sociologue grecque Marylena Simiti a mis en perspective cette scission dans son analyse de l’occupation de la place Syntagma, au centre d’Athènes, en 2011. Le haut de la place était occupé par une mouvance abordant la crise au prisme d’un certain nationalisme, accusant le gouvernement de traîtrise et la classe politique de céder le pays aux forces étrangères, jalouses de l’indépendance grecque. Le bas de la place était le lieu de ralliement de collectifs internationalistes et altermondialistes, qui contestaient ces mêmes institutions pour le motif qu’elles faisaient de la Grèce un laboratoire du néolibéralisme. Ils militaient pour l’instauration d’un système avec plus de démocratie et, surtout, davantage de justice sociale.

© Théophile Bloudanis

Au même moment, on assistait à des scissions d’un autre genre entre intellectuels. La controverse s’est notamment développée autour de la notion d’exception. C’est l’anthropologue Athina Athanassiou qui a ouvert les feux. Selon elle, le recours au terme de « crise » a créé de toute pièce un sentiment d’urgence. Cette urgence aurait servi à légitimer le contournement des instances démocratiques grecques dans la mise en place des politiques dites d’ajustement – la démocratie exige du temps, la gravité de la situation aurait montré que l’on ne l’avait pas. L’événement de la crise grecque tient ainsi pour Athanassiou au transfert précisément exceptionnel de pouvoir, de l’échelon national vers celui supranational. Ce transfert aurait fait perdre aux citoyens grecs toute emprise sur leur devenir.

Un autre raisonnement s’est construit autour de la notion d’exception suivant l’idée que la Grèce offrait littéralement des conditions particulières pour en faire un foyer de résistance, point de départ d’un renouveau social et politique sans frontière et révolutionnaire. Ce discours n’a pas été sans effet, pas complètement dans la ligne du projet. Lorsque on quitte le quartier central et riche de Kolonaki, par la rue Prassa, piétonne, pour passer derrière le Mont Lycabette surgissent progressivement des rues composées d’immeubles décatis, voire franchement abîmés. Un ancien lycée a été transformé en foyer d’accueil pour les migrants. On descend alors vers le quartier d’Exarcheia où l’on croise des représentants de la jeunesse venue d’Europe du nord pour s’affranchir de quelques conventions parentales, suivant ainsi une formation (une expérience ? A quelle fin ?) pour laquelle, il y a quelques années encore, ils seraient allés à Berlin. Athènes devient une intersection dont la place Exarcheia est le centre. Diverses figures sont, en effet, susceptibles de s’y côtoyer, voire de s’y rencontrer : les migrants égarés peuvent rencontrer et espérer un soutien de jeunes interpellés par leur sort, sous l’œil bienveillant d’un touriste rouge de soleil, dissimulant mal, sous son t-shirt un peu trop ample, la banane dans laquelle il protège ses biens et qui attire les regards des plus malins, mais plus pauvres que lui.

© Théophile Bloudanis

De là à estimer qu’Athènes vit un début de gentrification il y a un pas que l’on franchit sans crainte. Les débuts de ce processus ont quelque chose de plaisant, en mettant en contact des franges de population qui, bientôt, finiront par s’éviter. L’une finira bien par prendre le pas sur les autres, mais il est difficile de savoir laquelle et dans quelles conditions. Aux jeunes font face des commerçants en provenance d’Asie, de Chine en particulier, qui en investissant 250’000 Euros pour acquérir un bien immobilier – que certains visitent et évaluent à peine – obtiennent leur golden visa et la licence pour exercer en Grèce. Mais, en cet instant, Athènes et la Grèce vivent en suspension, précisément parce qu’on s’y établit pour défendre des points-de-vues ou des projets diamétralement opposés, à chaque fois de façon plausible.

Il y a ici et là de l’illusion, et des rapports de force déséquilibrés, mais la Grèce n’a jamais été avare en la matière. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, avant même la crise, elle était déjà presque un genre littéraire en soi. Les rayons des librairies abondent d’ouvrages qui lui rendent hommage, l’expliquent, ou la critiquent de façon radicale. Comme si chacun de ces registres était un moyen de mieux faire exister un pays dont l’identité et le projet sont mal établis. La crise n’a en fait que renforcé ce mouvement. Le mandat de Papandréou aura cessé plus tôt que prévu. Il aura bien incité la production et la créativité mais pas sous la forme qu’il devait avoir en tête au mois d’octobre 2009. La Grèce n’est pas vraiment une énigme, elle est un événement dont on est nombreux à chercher le sens.

Yannis Papadaniel

Yannis Papadaniel est anthropologue, titulaire d'un doctorat obtenu à l'Université de Lausanne et à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales de Paris. Il est spécialiste de questions liées à la santé et à la médecine. (Photo: Olivier Maire) Il est responsable santé à la Fédération romande des consommateurs (les opinions exprimées ici ne l'engagent toutefois que lui)