On peut tout faire dire au patient tant qu’on ne le fait pas parler

Le patient n’est pas celui qui attend. En réalité, un patient patiens (participe présent latin signifiant littéralement souffrant), c’est-à-dire qu’il endure une épreuve physique et/ou morale qui le conduit à consulter un tiers susceptible de le soulager.  La relation qui s’instaure entre patient et tiers soignant est clairement ambivalente puisque viennent s’y nicher des mécanismes d’emprise très divers : la manière dont le savoir du thérapeute se transforme en pouvoir en est certainement l’expression la plus connue depuis qu’elle a été analysée par Michel Foucault. On connait bien cette ambivalence qui a été réactualisée avec l’apparition d’un certain virus. Mais c’est une forme parmi d’autres, la réalité des soins ne peut être réduite à cette asymétrie entre celui ou celle qui sait et la personne qui s’en remet à lui ou elle.

La condition de patient engage la personne qui endosse ce rôle. La souffrance éprouvée, la vulnérabilité qui se révèle (à des degrés divers) ne constituent pas seulement une anomalie biologique dont il s’agit de se débarrasser pour retrouver une vie normale. Plus la maladie dure, plus elle va engager psychologiquement et socialement un individu : une prise en charge au long cours est une épreuve tout autant physique que personnelle. Il y a la douleur, les effets secondaires bien sûr, mais aussi le parcours dans l’institution de soin, le rapport à la santé, les idéaux d’autonomie, qui peuvent confronter les patients à une forme de dépossession de soi. Ballotés à droite à gauche, répétant sans cesse leur parcours, répondant aux mêmes questions, soumis à des examens et une machinerie sophistiquée, confrontés à une terminologie médicale peu amicale, exposés à la fatigue du personnel, les patients, progressivement, oublient ce qu’ils étaient “avant”.

Tout ceci influence leur adhésion au traitement, détermine leur rapport aux soignants, façonne leur rapport à la maladie et structure également les systèmes de santé. Grâce aux recherches, devenues depuis des classiques en sciences sociales, on sait que la recherche d’alternatives à une approche allopathique ne vise pas nécessairement l’efficacité thérapeutique mais est aussi et peut-être surtout un moyen de se retrouver ou, au moins, de donner du sens à ce qui au fil du soin n’en a plus.

Le fait est que cette recherche d’alternative ou de soins complémentaires ne se déroule pas dans le vide. Les patients ne s’inventent ni des thérapies, ni des thérapeutes. Les patients vont recourir à des prestations qui leur sont rendues disponibles parce qu’elles sont accessibles à proximité, parce qu’ils en ont les moyens, et/ou parce qu’ils en ont entendu parler et qu’ils décident de les tester. L’anthropologie de la médecine parle ici d’un système d’offre et de demande dont il n’est pas possible de déterminer laquelle façonne l’autre. La médiation entre elles s’opère dans un système d’opportunités qu’illustre bien l’histoire du correspondant du New York Times, James Reston. Celui-ci couvrait le déplacement en Chine du président Nixon et du secrétaire d’Etat Kissinger en 1971. Arrivé à Pékin, il est victime d’une crise d’appendicite. Si son appendice lui est retiré selon les standards de la chirurgie occidentale, sa douleur est soulagée grâce à l’acupuncture. Impressionné, Reston décrit dans un article son aventure médicale, dont Nixon prend connaissance. Il n’en fallait pas moins pour lancer un programme de recherche sur cette technique pourtant ancienne. Celle-ci connût alors un certain essor aux Etats-Unis et en Occident.

Le statut de patient est, en fait, un point de croisement entre l’expérience individuelle et l’organisation collective. Le constat n’a rien d’extraordinaire puisqu’on peut dire ceci d’à peu près n’importe quel statut socialement reconnu. Ce qui fait toute sa particularité, c’est que très souvent (pas tout le temps) il implique une expérience qui met en jeu l’existence d’un individu, sa finitude mais aussi son sens à travers la souffrance, sa déchéance (lente, rapide ou imaginée).

A ce titre il est entouré d’une aura particulière que les institutions de soin, les médecins mais aussi les assureurs se plaisent à instrumentaliser. Un hôpital ou une assurance qui met “le patient au centre”  ou “oeuvre pour les patients” joue ainsi sur les mots qui laissent penser qu’il y a une place et, surtout, du temps pour une délibération commune, et des échanges ouverts entre soignants et soignés sur la prise en charge, sa nécessité, son orientation, et ses effets sur le quotidien. Alors que trop souvent, il vise à vanter des prestations hôtelières pas franchement vitales, des avantages à des prix commercialement intéressants pour des prestations dont le bénéfice thérapeutique n’est pas prouvé.

On peut tout faire dire aux patients tant qu’on ne les fait pas parler. Lorsqu’ils parlent, il est assez simple de cadrer leur parole sous le prétexte que leur savoir est limité, leurs attentes irrationnelles ou que leurs doléances portent sur des aspects secondaires de consommation. On leur reproche alors de ne plus parler en tant que patients, mais en tant que consommateurs cédant aux sirènes du libre marché. Critique étrange puisqu’en Suisse la majorité parlementaire continue à penser que la santé est un marché comme un autre (l’offre et la demande, je vous disais) et que tous les acteurs de la branche s’y conforment.

Bref, le patient, dans le système de santé, c’est un peu un Dieu déchu : un être omniprésent mais formellement absent, à la place duquel l’on aime bien parler à coup d’interprétation et d’exégèse, mais qui suscite la colère ou le doute lorsqu’il ne se manifeste pas comme il faut. A cette approche théologique et éthérée, il existe une alternative : considérer les patients comme des citoyens et tout faire, dans le système de santé, pour qu’ils puissent participer aux délibérations et aux décisions avant d’être vulnérables, dépendants et, en un certain sens, aphones.

Quand on s’en remettra, on ira, oui, mais où ?

Il y a maintenant un an le souffle de la pandémie commençait à se faire sentir assez fortement chez nous. Le virus, cette chose qui ne peut être vivante qu’en s’installant dans la cellule d’un hôte, allait rapidement entamer notre quotidien. C’est peu dire, car plus que nos routines, ce sont les fondements démocratiques et économiques qui ont été touchés. Quand on fait le bilan, le phénomène d’inversion est impressionnant : des libéraux qui se retournent vers l’Etat, des démocrates qui plaident pour la mise entre parenthèse de droits élémentaires, des scientifiques qui ne savent pas vraiment, qui tâtonnent, qui hésitent, des charlatans dotés d’un vague talent oratoire et de connaissances très lacunaires qui jouent dangereusement aux professeurs, des autoritaristes qui deviennent les défenseurs de nos libertés. Campés sur l’axe de rotation de ce grand renversement, les gouvernants s’épuisent à prendre les décisions les moins mauvaises et à parer les attaques de ceux qui, bien souvent, n’auraient guère fait mieux à leur place. Corolaire de l’inversion, l’amplification de la cacophonie dans les débats, une seule chose est certaine : le virus, cette chose silencieuse et apolitique, nous aura fait parler plus fort mais pas de manière plus cohérente, à l’exception de cette période – presque bénie – du premier confinement où l’union de toutes et tous reposait finalement sur la croyance que tout ceci ne durerait pas.

Ça a duré, ça dure, et c’est pénible, parce que la menace est lourde à porter, les conséquences toujours plus graves mais aussi parce que, avec le temps, nos convictions s’érodent et qu’à un moment ou à un autre on a tous fait l’expérience – enfin, c’est une hypothèse, je parle un peu pour moi – d’une sorte de lâcher prise : se dire que l’on en fait tout de même un peu trop, que les vieux empêchent les jeunes de vivre, espérer que le virus disparaisse de lui-même, qu’il n’est pas si grave, qu’on y échappera ou qu’on en est déjà protégé parce que, sans le savoir, on l’aurait eu mais sans symptômes. Ce mélange d’abattement, d’espérance, de fausse naïveté dont on ne sait pas s’il est un tour de force contre les mesures sanitaires ou un moment de faiblesse, est en fait une absence de dogme face à un organisme qui n’en a pas non plus. On se reprend, parce que la gorge pique, que le COVID long est une réalité et qu’on a lu un tweet assez alarmiste et convaincant. On défend une chose, son contraire, puis on contredit sa propre contradiction.

Tout ceci cache notre impréparation face au changement, à l’imprévu, à l’incertain, face à des vulnérabilités que l’on fait mine de découvrir. On comble une attente. Deux pas en avant pour deux pas en arrière, vulnérabilité contre vulnérabilité, quand on se remettra à avancer on ira, oui, mais où ?

André Comte-Sponville ou le déni de réalité

« Les travaux des historiens et des sociologues sur la mort, thème à la mode, offrent à côté de beaucoup d’analyses intéressantes et de quelques recherches rigoureuses, des fantasmes sociaux et idéologiques de nature à satisfaire les demandes de prophétie et de visions d’un public que Max Weber écartait jadis de la science sociale en le renvoyant au cinéma ». Cette citation date de 1976, elle est issue d’un article de Jean-Claude Chamboredon, sociologue français qui vient de nous quitter. Ces lignes, Chamboredon les adresse en particulier à deux auteurs, Louis-Vincent Thomas et Philippe Ariès qui, une année auparavant, en 1975, ont publié des ouvrages sur la mort, le premier dans une veine anthropologique, le second dans une perspective historique.

Les deux mettent en avant la facilité avec laquelle les sociétés “traditionnelles” apprivoisent (ou apprivoisaient) collectivement la chose mortuaire pour mieux souligner respectivement le désenchantement des Pays du Nord et le déni contemporain. Entre les progrès de la médecine, la montée de l’individualisme, la dictature du marché et un syncrétisme mélangeant les valeurs et les religions, l’Occident n’offrirait qu’une place exiguë et inauthentique à la chose mortuaire. A l’inverse, « avant » et « ailleurs », on mourait mieux, plus facilement, plus librement. Norbert Elias, sociologue allemand, s’est livré dans son ouvrage La solitude des mourants à une critique virulente des travaux de Philippe Ariès. Il y démontre, comme Chamboredon le souligne, tout à la fois le romantisme de l’historien, la confusion qu’il opère entre iconographie et réalité sociale, et son incapacité à mettre en relief le fait que, bien qu’étant sujette à une présence plus soutenue dans la sphère sociale, la mort au 15ème et 16ème siècle n’en est pas moins entourée d’un faisceau de craintes, voire d’une terreur certaine. Les mêmes critiques s’appliquent aux travaux de Thomas.

Quarante-cinq ans plus tard, on pourrait reprendre les propos de Chamboredon et d’Elias pour les appliquer au discours – pas tellement nouveau donc –  d’André Comte-Sponville. Lui aussi fait jouer le déni de mort dont on se rendrait coupable en plaidant le confinement contre sa posture de libre penseur, le courageux et le téméraire que rien n’effraie. A bon marché, il devient l’incarnation de l’anticonformisme. Sans se soucier des données de santé publique, des peccadilles, certainement des obstacles à sa pensée bien confortablement réfléchie sur son Chesterfield, hors de toute responsabilité puisque ce n’est pas lui qui se retrouve au chevet des patients à s’épuiser pour les guérir ou leur offrir un accompagnement digne et sans souffrance avant leur décès.

Au déni de la mort Comte-Sponville a préféré le déni de réalité. Rappel un peu bête, parce que tellement évident : oui, on peut plaider sa liberté de mourir, ou d’en courir le risque mais on doit symétriquement respecter la liberté de celles et ceux qui souhaitent s’en préserver encore un peu. Sans oublier la liberté des personnes qui vous soignent et vous survivent. Celui ou celle qui trouve en période de pandémie le moyen de concilier ces libertés sans mettre à mal l’une ou l’autre (autrement dit, sans que la liberté se fasse contrainte) peut prétendre aux plus hautes fonctions.

Références:

ARIES Philippe (1975), Essai sur l’histoire de la mort en Occident : du Moyen-âge à nos jours, Paris : Seuil.

CHAMBOREDON Jean-Claude (1976), « Sociologie et histoire sociale de la mort : transformations du mode de traitement de la mort ou crise de civilisation ? », Revue française de sociologie, XVII (4), pp. 665-676.

ELIAS Norbert (1987), La solitude des mourants, Paris : Christian Bourgois.

PAPADANIEL Yannis (2013), La mort à côté, Toulouse : Ancharsis., coll. Les ethnographiques.

THOMAS Louis-Vincent (1975), Anthropologie de la mort, Paris : Payot.

 

 

 

 

 

Ne pas savoir et ne pas pouvoir

Drôle de période, de crise que l’on reconnaît à la volatilité des commentaires que suscite la pandémie. Il y a de la place pour tous les arguments et leur contraire, pour tous les comportements et leur inverse. On vide les étalages pour mieux remplir ses armoires, aussitôt un nouveau genre de photos apparaît sur les réseaux sociaux : les rayonnages vides qui suscitent immédiatement une question, aura-t-on assez ? Nous avons tellement été conditionnés à flâner dans des magasins qui surmettent en scène l’abondance qu’une étagère vide nous angoisse. On a beau rappeler que le ravitaillement est assuré, le doute s’est installé, et il vient nourrir l’anxiété.

Ils ont été nombreux à nous laisser penser que le virus était bénin, qu’à la vue du faible nombre de tests effectués en Europe le taux de décès  pourrait être plus bas, et voilà le remède. Il n’y a pas que la chloroquine. On agite un scepticisme facile à l’encontre de mesures qui exigent la participation de toutes et tous: et si on n’en faisait pas trop ; et si c’était la faute des médias ; et si ce n’était pas notre rapport excessif au risque, notre envie de le confiner qui nous incitait à tous nous enfermer ; et si les Suédois… et si l’immunisation collective… On a beau rappeler que les mesures actuelles équivalent à un principe de précaution appliqué à une échelle inédite (face à un danger réel), face à l’anxiété d’être touchés par le virus surgit la peur d’en faire trop et d’en sortir ruinés.

L’arsenal de mesures édictées est assez simple : tousser dans son coude, se tenir à distance, ne pas sortir, se laver les mains. Pour aider à cette dernière tâche, on rappelle la possibilité de recourir à des gels désinfectants. Des gros malins – si la situation était autrement plus grave, on les appellerait des profiteurs de guerre – profitent de ruptures dans la chaîne d’approvisionnement et d’une demande en hausse pour vendre ces denrées à des prix impossibles. On s’inquiète, on va en manquer et on oublie qu’en dehors des soins, le savon et l’eau font aussi l’affaire. Masques ou pas masques hors des hôpitaux? On a beau rappeler que la lutte contre le virus tient à la rigueur dans la manière dont on applique des conseils assez simples (mais exigeants), surgit l’angoisse de manquer d’outils qui seraient plus efficaces parce que plus sophistiqués.

Qui sait où va nous conduire cet épisode déjà historique. Nous manquons de distance pour le savoir. Ce que l’on peut dire c’est qu’il est une menace et, en même temps, une opportunité. Menace, on sait sur quoi : notre santé, notre travail, notre famille, nos parents, et surtout sur les populations les plus précaires. Opportunité, parce qu’il nous incite rapidement à des changements : renoncer ; soutenir ; ralentir notre rythme mais accélérer des innovations en tout genre, la palette est large : télétravail, baisse de mobilité, relance de domaines de recherche délaissés – la virologie et vaccinologie – réouverture, quand on peut, de chaînes de production abandonnées en Europe (en voie de tiers-mondisation tellement sa dépendance à la Chine est patente) , rééquilibrage entre les domaines publics et privés (quoiqu’on n’ait pas encore de garantie que tout l’argent public investi dans la recherche permettra de garder à un niveau raisonnable le prix des éventuels traitements).

Malgré tout, la tête dans le guidon, impossible de savoir où l’on va, mais on y va. Le problème est bien là : on peut mobiliser tous les spécialistes de toutes disciplines et les interroger, pendant que les soignants soignent et que les chercheurs cherchent, l’incertitude nous impose un régime que l’on tolère plutôt mal. L’espoir, la solidarité et une certaine autodiscipline semblent des remparts nécessaires, mais des expédients encore un peu faibles.

A l’échelle individuelle, ne sachant pas grand-chose, on a l’impression que l’on ne « peut que peu », se protéger soi, les autres, et pourtant c’est déjà beaucoup. A l’échelle gouvernementale : les dirigeants n’en savent pas beaucoup plus sur l’évolution de la situation, contraints comme nous à attendre et à examiner les courbes. Ce manque de connaissance, par l’urgence, leur confère toutefois un pouvoir étendu dont la légitimité n’est pas encore établie, tout dépend de la suite. Comme quoi l’ignorance confère parfois aussi du pouvoir avec tout ce que cela comporte de danger… et de doute en plus. Et dans l’intervalle, confinés chez nous il ne nous reste qu’à observer, noter, apprendre : tôt ou tard, on saura.

Trop chers médicaments

Curafutura, la deuxième association faitière des assureurs, vient de publier ses chiffres. Pour 2019, les dépenses en médicament dans le cadre de l’assurance obligatoire auraient augmenté de 6,2% pour un total de 7 milliards de francs. Plus significatif encore, la part des anticancéreux aurait quant à elle augmenté de 15 %. A la lumière de ces chiffres, un fait d’abord : oui, de nombreux traitements oncologiques ont considérablement amélioré l’espérance de vie pour les personnes diagnostiquées avec un cancer (tout au moins certains cancers). Et pourtant…

Le cancer est la maladie de notre ère. Il est en même temps un révélateur extraordinaire de nos abus en tout genre : notre alimentation, notre façon de produire, de nous mouvoir. Le cancer est l’ombre de notre façon de vivre, et de faire société. Plutôt que de contempler cette ombre pour mieux en connaître les contours, on se dit que le progrès médical peut nous prémunir du risque qu’elle nous engloutisse. Nous avons en définitive délégué cette tâche à la pharma. Cette dernière n’a eu qu’à tirer sur le fil pour emporter avec elle la pelote. Ce qui explique le nombre insensé de traitements mis sur le marché.

Pourtant, il ne faut pas confondre le nombre de médicaments disponibles avec leur efficacité supposée. Une équipe de recherche du King’s college de Londres –  dans un article dans le très sérieux British Medical Journal – arrive à la conclusion que sur l’ensemble des traitements anti-cancéreux autorisés par l’Agence européenne du médicament entre 2009 et 2013, une infime minorité prolonge la vie tout en améliorant le confort du malade. Dans un article récent de la revue Reiso, Dimitri Kohler souligne que « les essais cliniques sont généralement menés sur des patients présentant peu de comorbidités (ndla : la présence d’autres maladies ou problèmes en plus du cancer censé être soigné primairement par un traitement donné). Ils ne sont donc pas représentatifs du patient ‘moyen’ ». Franco Cavalli ne dit pas autre chose dans une interview accordée à La Liberté: « la force des pharmas, c’est de s’appuyer sur des publications vantant les progrès apportés pour impressionner l’autorité qui fixe les prix ». Tant et si bien, que si l’on n’a pas accès aux recherches cliniques sur lesquelles s’appuient ces publications, il est difficile d’établir la portée réelle des allégations des fabricants. Il ne reste plus qu’à les croire sur parole, à sortir son porte-monnaie et à espérer…

Face aux chiffres de Curafutura, ou face aux critiques plus générales (et pas tellement nouvelles) sur les bénéfices réels et les prix que la collectivité doit payer pour y avoir accès, la fin de non-recevoir de la pharma n’a jamais cessé d’être souveraine. En particulier en Suisse, elle prend l’allure d’un drôle de chantage. A chaque interpellation, à chaque tentative de rendre l’industrie plus transparente et ses produits moins chers, la branche oppose son poids économique, sa contribution à l’emploi, les investissement consentis pour la recherche et les retombées fiscales. Soit, l’argument est juste. Mais il faut aussi concéder en retour que la branche est subventionnée par nos espoirs tout autant que par nos primes d’assurance.

Lausanne sur Méditerranée

Organisé par la municipalité de Lausanne, le Festival Lausanne-Méditerranée vient de s’achever. Une semaine consacrée à la Grèce durant laquelle le pays aux mille et une tares a montré qu’il n’est pas que le parent pauvre ou le mauvais élève de l’Europe. Il est également un foyer de création dont le Théâtre de Vidy a offert un échantillon entre danse – non folklorique – et théâtre contemporain. Les salles étaient combles, souvent conquises.

Mis en scène par Prodromos Tsinikoris et Anestis Azas, Clean city a suscité un engouement unanime jeudi et vendredi soir. Cinq femmes de ménage de la Fondation Onassis pour l’art contemporain se retrouvent sur scène. Elles racontent leur parcours migratoire, leur intégration compliquée, jamais acquise. Les contrastes de la société grecque apparaissent au fil de leur récit : la xénophobie ambiante, le racisme revendiqué de l’extrême droite, mais aussi les solidarités informelles entre patronne et employée. Le dispositif narratif est habile : les cinq femmes – Mabel Matchidiso Mosana, Rositsa Pandalieva, Fredalyn Resurreccion, Drita Shehi, Valentina Ursache – abordent d’entrée de jeu les critères qui ont guidé leur recrutement dans ce projet artistique. Elles désamorcent ainsi l’accusation de démagogie, et rappellent les limites ou les besoins du cadre dramaturgique, celui-ci n’est pas neutre. Puis, très simplement, à leur écoute, on rit, on pleure, on s’émeut. Quand tout se termine en chant et en danse, on ne sait pas si les larmes qui nous saisissent sont de joie ou de peine. On tape alors des mains bien fort pour que le moment passé en leur compagnie ne se termine pas.

© Yannis Papadaniel

Un même genre de flou a régné dans une relecture d’Antigone (de Sophocle) proposée ce vendredi par la metteuse en scène Lena Kitsopoulou. Les spectateurs sont mis à rude épreuve. Ils rient d’abord de ce parallèle inattendu que Kitsopoulou propose entre la figure du skieur et les personnages de la pièce de Sophocle. Lorsqu’elle arrive sur scène, et qu’elle s’exprime avec colère, on pense que le propos est teinté d’une douce ironie. Mais l’ironie n’adoucira rien. Les spectateurs sont entraînés dans une fureur toujours plus inconfortable. On aimerait que ça s’arrête, puis on comprend.

Dans les nombreux festivals de théâtre antique en Grèce, du moins ceux que j’ai eu l’occasion de fréquenter plus jeune, la reprise des tragédies classiques tire en longueur, la déchéance des personnages n’en finit pas d’être déclamée. On se surprend à regarder sa montre, à oublier le cadre souvent idyllique – le théâtre d’Epidaure, ou celui moins connu de Philippe dans le Nord de la Grèce – et à prier Zeus d’achever les personnages et, pourquoi pas, le metteur en scène. C’est un peu long à voir. Chez Kitsopoulou, la radicalité de sa mise en scène éclate à la gueule des acteurs et des spectateurs dans un bain de sang, qui rappelle précisément qu’une tragédie, c’est pas beau à voir…

Le doux-amer de Clean city, et cet Antigone sanguin renvoient à deux lectures possibles de la situation grecque, celle d’un espoir réaliste ou celle d’une oppression érigée en système. La première est trop flatteuse, mais elle rappelle que la Grèce ne se résume pas qu’à des indicateurs socio-économiques en berne : il peut y faire bon vivre. La deuxième noie cette douceur dans le sang, nous rappelle que les temps sont durs et met à mal les velléités patriotiques de celles et ceux qui pensaient venir célébrer platement l’esprit universel grec.

Du sang ou du sirop. Partie de la scène après Antigone mis en scène par L. Kitsopoulou, Lausanne, Théâtre de Vidy

Dans un cas comme dans l’autre, on doit – notamment – à la Fondation Onassis d’avoir produit ces spectacles, seul organisme, ou presque, capable d’en assurer le financement en Grèce. A la manière dont la Fondation Niarchos porte à bout de bras le système de santé grec (mais aussi la bibliothèque nationale, et le second opéra d’Athènes), ces organismes privés, opaques, alimentés par les bénéfices des armateurs grecs, redistribuent une partie de leur fortune non-soumise à l’impôt public. L’activité théâtrale a un coût, l’organisation de tournées, de festivals et de débats aussi. La froide réalité n’est jamais loin, tout est lié. Après s’être nettoyée du sang – du sirop – dont elle s’était arrosée, vendredi soir, Leni Kitsopoulou était dans le foyer du théâtre à chanter en compagnie de musiciens des classiques de la musique rébétique devant un public garni, rieur, et éméché. Puisse l’histoire, la vraie, se terminer de la même façon.

Un vieux roman très contemporain: “Les petites filles et la mort”

C’est l’histoire d’une vieille femme de Skiathos, Yannou, marâtre, cheffe d’un clan qui vit dans la misère. Elle est la mère de trois filles et d’un voyou un peu fou, emprisonné, qu’elle a essayé par quelques ruses de libérer. L’une de ses filles vient d’accoucher d’une enfant frêle et malade que Yannou veille sans relâche. Ses veilles l’entraînent dans une lente introspection où nuit après nuit sa raison s’érode. Les murs en pierre de son habitation misérable laissent passer le vent. Celui-ci lui souffle à l’oreille et au nez l’air vicié de son existence. Tout lui revient à l’esprit avant qu’elle ne le perde : un mauvais mariage, la pingrerie de sa mère, une dot qui n’en est pas une, la bêtise de son mari, la dureté de son monde.

Yannou comprend que ni elle ni sa descendance n’échapperont jamais à leur milieu. Sa ruse et sa malice n’ont servi qu’à les y maintenir. Leur malheur ne tient pas aux traditions ou au pouvoir en place, sa source est, selon elle, ailleurs. Ce sont les fillettes qui les obligent à se saigner pour assumer leur dot lorsqu’elles se marient: “Celles-là sont les seules dont aucun mal ne vienne à bout. Il semble qu’elles se multiplient à dessein, pour apporter à leurs parents l’enfer en ce monde même. Ah ! à force de penser à ces choses, on finit par perdre la tête !” (p.64) Contrariée dans sa réflexion par les pleurs de la petite, la marâtre ne se contrôle plus et étouffe la nouvelle-née. Sa mue a débuté, elle est irréversible.

© Théophile Bloudanis

Yannou dissimule son geste aux siens, elle-même peine à y croire. Pleine de honte, elle se rend dans une chapelle en ruine pour se libérer de son secret. Mais cette confession apporte à son geste une justification mystique. Sur le chemin du retour, elle passe devant le domaine d’un paysan. Ses deux fillettes jouent au bord d’un puits sans surveillance… Cette coïncidence n’en est pas une pour l’esprit malade de Yannou, au contraire le ciel lui envoie un signe, lui indique la voie à suivre. Elle noie les fillettes et déguise son meurtre en accident. Un troisième infanticide finira par lui attirer les soupçons des autorités locales qui lancent les gendarmes à sa poursuite. Yannou fuit dans les montagnes qu’elle connaît par cœur, peut compter sur le soutien de bergers qui doutent de sa culpabilité mais surtout de l’Etat et de ses lois. Acculée mais continuant à fuir, Yannou se noie dans la mer alors que les gendarmes sont à ses trousses.

Alexandre Papadiamantis

Ecrit en 1903 par Alexandre Papadiamantis – dont l’œuvre est connue pour sonder les mœurs de la Grèce moderne émergente – Les petites filles et la mort, de son titre original La Meurtrière, Ἡ Φόνισσα, est un chef-d’œuvre d’une beauté désespérante. Elle est à l’image du feu que maintient péniblement Yannou dans son foyer : il crée davantage d’ombre que de lumière et laisse jaillir les pulsions humaines les plus basses que plus aucune force vive ne semble susceptible d’arrêter. Un message très contemporain.

Pour qui veut comprendre la Grèce, la lecture des textes de Papadiamantis est incontournable : la beauté des paysages y est tempérée par leur aridité, l’exubérance des gens par leur solitude, la liberté des uns par la morale étriquée des autres. Lire Papadiamantis, c’est comme résider dans un village des Cyclades en janvier ou en novembre, quand le lieu est oublié de tous. C’est aussi se rendre compte que les romanciers font parfois de bien meilleurs anthropologues que les anthropologues eux-mêmes.

– Alexandre, Papadiamantis, Les petites filles et la mort, Babel, 2003 (traduit du Grec par Michel Saunier)

Ce samedi 22 septembre dès 19.30, retrouvons-nous à l’Espace Eeeeh! à Nyon, Place du Marché 2 pour un échange autour de mon blog. Je ne serai pas seul, venez admirer les photos de Théophile Bloudanis, discuter avec lui (avant qu’il ne parte pour quelques mois en Grèce), écouter la musique de O Sakaflias, et déguster un peu de Moussaka. Le tout est organisé par Chloé Démétriadès. Merci à elle et au plaisir de vous y voir !

Rapport au pays d’origine: de l’histoire, des affects aussi

Dans le débat sur les binationaux en Suisse, une dimension me semble avoir été occultée. Il a été question d’appartenance, de reconnaissance ou de loyauté, comme si chacune de ces notions était exclusivement attachée à l’histoire collective d’un groupe, à ses symboles, à ses luttes, à la violence à laquelle il aurait été confronté ou à laquelle il a dû recourir. Ce qui a un peu manqué dans le débat a trait à toutes les médiations singulières qui rendent pertinente pour un individu la référence à un groupe, à ses symboles et son histoire.

Toute liturgie patriotique n’est rien sans les expériences quotidiennes, voire intimes, sans l’atmosphère d’un lieu et, peut-être surtout, sans l’intervention de « passeurs » à qui l’on est lié affectivement, avec ou contre qui l’on construit son appartenance et plus généralement son rapport au monde – un parent, un ami/ennemi, un enseignant, toute personne susceptible de nous « instruire » sans le vouloir ou qui, sans qu’on le veuille, cherchera à tout prix à nous éduquer. Les enfants de la seconde génération, ceux dont les parents (ou un des parents) leur laissent un héritage historique et culturel partagé entre des mondes qui ne coïncident pas toujours, ces enfants illustrent combien l’appartenance n’est pas une réalité logique.

© Théophile Bloudanis

Une fois n’est pas coutume, j’aimerais illustrer ceci à partir de mon parcours personnel, sous la forme d’un hommage à ma grand-mère paternelle, Kaliopi, ma “yaya” (celle de mes deux sœurs bien sûr aussi, mais ici c’est de ma relation avec elle qu’il sera question). Une grande partie de mon rapport à la Grèce puise ses racines chez elle. Mon grand-père est décédé quand j’avais dix ans, mon père est fils unique, ma famille du côté grec n’est pas très élargie, les contacts avec les branches les plus éloignées sont presque inexistants. La Grèce pour moi, au départ, c’est donc elle.

Lorsqu’en 2004, l’équipe grecque de football remporte les championnats d’Europe, c’est avec elle que j’analyse les matchs et qu’en fins spécialistes, nous en concluons à chaque fois « qu’ils perdront le match suivant ». C’est encore à elle, à sa maisonnée, au quartier, aux voisines qui lui donnent un coup de main ou viennent prendre le café que je pense lorsque devant le restaurant Le Lyrique à Lausanne, sans drapeau mais avec des parasols, des matelas pour transats ou des tongs à rayures blanches et bleues, je participe aux célébrations de la victoire finale. Ce sont elles qui ont gagné.

Ce peut être un drapeau

Sa maison à Kavala – ville du nord-est de la Grèce – belle bâtisse néo-classique construite par mon arrière-grand-père, un commerçant de tabac arrivé de Thrace orientale en 1913, a été le foyer où s’est développé l’essentiel de mon rapport à la Grèce. L’odeur de la cuisine, où planaient en permanence les effluves d’oignons revenus, mélangés à l’aneth, la menthe et au persil, le frigo toujours rempli de douceurs et de gros fruits, le balcon qui ouvrait sur un aménagement urbain chaotique et donnait au loin sur la mer, les hauts plafonds, le sol en linoléum vert, les portes blanches, les éclats de voix montant de l’extérieur, la chaleur de l’été, les motos pétaradantes qui nous tiraient du sommeil au milieu de la nuit ou de la sieste, les vendeurs ambulants et leurs mégaphones mal réglés. La liste n’est pas exhaustive mais elle rassemble ce qui m’a conduit à considérer avec sérieux et bienveillance le récit que Yaya a commencé à me faire de sa vie lorsque j’étais adolescent.

Elle a été une des premières femmes médecins de Grèce. Elle a débuté ses études avant la deuxième guerre mondiale, et les a terminées juste après. Elle m’a raconté le quotidien de la grande famine de 1941 à 1943, les petits gestes de partage et de solidarité durant cette période, l’occupation de la maison familiale par les militaires bulgares dès 1941. Elle a pleuré la mort de son frère, Dimitri – dont mon père héritera du prénom – déporté puis exécuté par les Allemands. Elle m’a raconté mon grand-père, la polio dont il a souffert enfant, son parcours scolaire qui le mène de son village dans le Pélion jusqu’à l’Ecole de vétérinaire de Bruxelles. Je sais grâce à elle aussi les engagements politiques de ce dernier, les tracas qu’ils lui ont valu à la sortie de la guerre civile et pendant la dictature des colonels, et le départ de mon père en Suisse, à 17 ans, pour étudier à l’EPFL.

Avion militaire qui s’est écrasé dans le port de Kavala durant le 2ème guerre mondiale

Les sept dernières années avant sa mort en 2005 sont les plus intenses et les plus fortes dans notre relation. Elle souffrait de problèmes cardiaques, ses déplacements étaient toujours plus rares et difficiles. Elle passait l’essentiel de son temps à la maison. En bon médecin, elle identifiait avec acuité les signes annonciateurs d’une possible rechute et disposait de toutes les connexions nécessaires pour obtenir une confirmation d’un ancien collègue et des prescriptions rapides. J’ai souvent eu l’impression ainsi qu’elle était devenue la gardienne de sa propre geôle, se maintenant en vie tout en œuvrant à son confinement chez elle. Avec son téléphone, elle se tenait informée de tout, rendait des services, alimentait les commérages, mettait en contact, triangulait, opérait, négociait, parfois manigançait. J’ai appris d’elle que le téléphone, un bon carnet d’adresse et quelques pieux mensonges sont des outils vitaux en Grèce. Mais j’en ai aussi perçu les limites. A chaque départ, je la voyais nous saluer, triste depuis son balcon, les coudes appuyés sur la rambarde, résignée : je me demande quelles idées lui traversaient l’esprit juste après notre départ, seule dans son appartement. Elle nous a partagés avec la Suisse, en retour nous nous sommes spontanément ouverts à la Grèce.

Omniprésente mais le plus souvent absente, ma grand-mère a été ce passeur, cette référence qui m’a ouvert à l’histoire d’un pays. Avec mon père mais différemment, elle a forgé – et pas seulement transmis –  chez moi ce sentiment d’appartenance ou, tout du moins, cette envie d’y appartenir, de le comprendre, et de creuser. Je n’ai pas choisi cette attache, elle s’est développée sans que je ne m’en rende compte à partir d’un lien affectif, d’estime, d’amour d’un petit-fils envers sa grand-mère.

Ville de Kavala dans les années 60

Rien dans le processus de construction identitaire ne découle d’un choix rationnel, les individus se bricolent, pour le meilleur comme pour le pire, ce qu’ils peuvent avec ce qu’ils ont. Ce patrimoine n’est ni double, ni trouble, il dépasse simplement les frontières établies. Lorsque celles-ci réapparaissent pour des raisons administratives, sportives et/ ou politiques, lorsque l’injonction est faite aux individus aux origines multiples de choisir, un malaise se fait sentir car il s’agit de séparer ce qui se présente comme un tout d’autant plus insécable qu’il implique une attache à des gens, des atmosphères, des moments, des lieux: terreau singulier sur lequel se bâtissent les histoires collectives et le travail de mémoire.

J’ai écrit ce dernier billet dans le ferry qui me ramène en Italie, avant de remonter en Suisse. Je suis arrivé au bout des six mois de mon séjour de recherche en Grèce. Le rythme de publication sur mon blog va certainement ralentir pour un temps.

La Grèce et ses îles, tout un système

Les petits plats, la façon dont ils sont servis, et la gastronomie ; un nouveau concept de matelas dont la matière première sont les algues de la mer Egée, des ustensiles pour salle de bain, des vélos en bois, tout ça produit par une marque en vogue dans les quartiers chics ; des incubateurs de start-up pour coller mimétiquement à un modèle lui aussi à la mode. J’ai bien peur que ces critères, auxquels recourt Richard Werly pour dresser le bilan de la Grèce d’août 2018, ne peuvent logiquement conduire qu’à des conclusions tièdes, moroses en fait. La crise financière a-t-elle changé la société des Grecs restés au pays ? On ne le sait que trop bien : non.

Le tissu économique ne s’est pas développé. Il est encore cet archipel de petits commerces, de petites entreprises offrant principalement des services. Les salaires, déjà bas avant 2009, sont encore plus bas. Le fait est qu’il est faux de réduire la Grèce et les Grecs à une quelconque passivité : la force d’inertie de la société grecque ne tient pas à un trait culturel ou à une « mentalité », elle ne résulte pas de l’indolence ambiante, notion qui décrit mieux l’état d’esprit des vacanciers que les journées interminables de celles et ceux qui les servent. Le problème grec est systémique et aisément identifiable. Tellement identifiable d’ailleurs que tout le monde en parle, mais à force plus personne n’écoute… Essayons tout de même.

© Théophile Bloudanis

La société civile grecque – les associations, les actions bénévoles, les ONG locales – est réputée faible. En 2010, un rapport de la Commission européenne avait estimé à 1% du PIB le volume du travail bénévole contre une moyenne de 4 % dans les pays d’Europe du Nord. Le constat est connu depuis au moins la fin des années 90, mais les pouvoirs publics ont attendu le début des années 2000 pour tenter d’infléchir la tendance. Sous l’auspice de l’ONU, mais surtout lors des jeux olympiques de 2004, différentes campagnes de promotion ont été lancées en faveur de l’engagement bénévole et associatif. La qualité et la durabilité de leur succès furent toutes relatives.

Comme le mentionne l’anthropologue Katerina Rozakou, une des caractéristiques les plus saillantes du monde associatif grec a trait aux scandales. En 2013, par exemple, les responsables de la Croix-Rouge grecque se sont retrouvés au cœur d’une affaire de corruption et de détournement de fonds. Des licenciements ont été prononcés et l’hôpital Henry-Dunant géré par l’organisation est alors passé en main privée. Les bénévoles, eux, en sont venus à incarner une drôle de figure, celles des dindons travaillant pour et à la place de ceux qui étaient payés pour le faire. La section grecque de l’UNICEF traverse le même genre de turbulences en ce moment.

Ce genre de dérive ne concerne pas uniquement le secteur associatif mais aussi le parapublic. L’une des affaires – parmi tant d’autres – du moment implique une figure de la droite, ancien ministre de la santé entre 2013 et 2014, Antonis Georgiadis, suspecté d’avoir financé des postes de conseillers personnels avec des fonds destinés au Centre hellénique de contrôle des maladies et de prévention (KEELPNO). Ce genre d’affaire est souvent accompagné d’attaques et de contre-attaques où les parties en présence s’accusent mutuellement des mêmes maux (détournement, corruption, abus en tout genre). L’anathème en Grèce est une habitude, presque un moyen de communication, avec pour conséquence d’entretenir la méfiance à l’égard de tout organisme touchant des subventions.

© Théophile Bloudanis

Lorsque des particuliers lancent ainsi leur propre association, ils le font avec prudence. D’une part, le recrutement des membres et, surtout des cadres, se fait souvent par cooptation : l’honnêteté se garantit par l’interconnaissance. D’autre part – et ceci est particulièrement visible dans les structures de santé solidaires montées durant la crise – l’on s’efforce autant que possible de minimiser les dons directs en espèces (recevoir des médicaments plutôt que l’argent pour les acheter semble préférable). L’ouverture de comptes en banque s’est souvent faite sur le tard, et les responsables n’hésitent jamais à rappeler que les sommes y sont la plupart du temps minimes. Cette manière de procéder empêche précisément la constitution d’un réseau solide, coordonné, et couvrant l’entier du pays. Elle reproduit presque les biais contre lesquels elle se construit. On retrouve la logique du clan, pas dans le but de s’accaparer un bien public ou le maîtriser mais, au contraire, pour se prémunir de ce danger.

Dans les Cyclades ou le Dodécanèse, la beauté du voyage d’une île à l’autre tient à la découverte d’un monde à chaque fois particulier. Ce n’est pas une minauderie touristique, l’insularité s’éprouve très concrètement. Quitter une île pour sa voisine, c’est marquer une coupure nette : l’ambiance, le paysage, les gens ne sont jamais complètement pareils. Les choix, l’organisation sociale, les orientations politiques ou économiques, non plus. Et tout ceci se ressent d’autant plus fortement que la frontière entre les îles n’est pas arbitraire, elle est topographique, définie par les éléments qui forgent les particularismes revendiqués haut et fort par les insulaires. L’heure que dure une traversée de bateau, sa lenteur, même accélérée à coup de turbines toujours plus sophistiquées, n’a pas d’équivalent sur le continent.

© Théophile Bloudanis

Une île reste une île, toujours susceptible d’être isolée. La société grecque s’est en quelque sorte calquée sur cette topographie particulière. Cette structure en archipel ne rend pas impossible la communication et la coordination, elle la complique. L’unité manque, les systèmes et sous-systèmes se multiplient, les possibilités de s’affranchir des autres sont nombreuses et, même avec les meilleures intentions du monde, pour ne pas perdre le contrôle de son projet, il faut à son tour participer à cette fragmentation sans fin, se penser en île. En ce sens, la passivité grecque n’est ni un trait culturel, ni une cause. Elle est le symptôme d’un système social distendu, troué, en partie détricoté, qui a fait le bonheur et le pouvoir de ceux qui, il n’y a pas si longtemps que cela, ont tenu entre leurs mains les moyens considérables – les subsides européens de l’avant-crise – qui auraient pu conduire au changement.

Comment un événement peut-il durer dix ans (voire plus) ?

« Nous avons devant nous un mandat de quatre ans qui ne sera pas facile, mais nous voulons qu’il soit productif et créatif (…) », le 16 octobre 2009, lorsque le premier ministre socialiste grec à peine élu, Georges Papandreou, s’adresse aux citoyens pour leur annoncer que le déficit public était au moins deux fois plus élevé que ne l’avait déclaré le gouvernement précédent – avec pourtant l’appui des statistiques officielles – l’on ne savait pas encore que neuf ans plus tard la Grèce ajouterait la crise à son iconographie nationale. Les plans d’aide à répétition, les rebondissements incessants, et les mesures d’austérité (de réajustements structurels, si l’on utilise la terminologie de l’Union Européenne) ont fini d’ancrer l’idée que la Grèce était un pays en crise. Depuis bientôt dix ans. La particularité de ce processus est qu’en dépit de sa longueur et de déclarations hâtives il reste d’actualité (même s’il a un peu perdu de son intérêt médiatique).

Eric Fassin et Alban Bensa, dans un texte qui a fait date en sciences sociales, ont donné une définition de l’événement qu’il est possible de résumer de la façon suivante : l’avènement d’un phénomène imprévu (ce qui ne veut pas dire imprévisible), exigeant un travail de mise en sens et la création de catégories nouvelles ou, au moins, renouvelées. Ce qui caractérise donc l’événement, ce sont à la fois le trouble créé par un fait inédit – à des intensités bien sûr variables – et les lectures qu’on y appose, forcément tâtonnantes et approximatives. Tout au long de ces dix ans, suivant cette acception, la « crise grecque » semble ne jamais vraiment avoir cessé d’être un événement.

© Théophile Bloudanis

A mesure que le mouvement enclenché en 2009 allait entraîner des conséquences durables à tous les échelons de la société, les récits se sont multipliés pour tenter de saisir la nature de ce processus, ses causes et ses conséquences. C’est ainsi que ladite « crise » a ouvert comme une énigme et des pistes nombreuses, souvent peu complémentaires. Un indice de cette volatilité sémantique est apparu très tôt dans les mobilisations contre les premières mesures d’austérité.

Par exemple, les opposants rassemblés un peu partout en Grèce à la suite des premières mesures imposées par les institutions européennes, étaient en fait scindés – au moins – en deux camps. La sociologue grecque Marylena Simiti a mis en perspective cette scission dans son analyse de l’occupation de la place Syntagma, au centre d’Athènes, en 2011. Le haut de la place était occupé par une mouvance abordant la crise au prisme d’un certain nationalisme, accusant le gouvernement de traîtrise et la classe politique de céder le pays aux forces étrangères, jalouses de l’indépendance grecque. Le bas de la place était le lieu de ralliement de collectifs internationalistes et altermondialistes, qui contestaient ces mêmes institutions pour le motif qu’elles faisaient de la Grèce un laboratoire du néolibéralisme. Ils militaient pour l’instauration d’un système avec plus de démocratie et, surtout, davantage de justice sociale.

© Théophile Bloudanis

Au même moment, on assistait à des scissions d’un autre genre entre intellectuels. La controverse s’est notamment développée autour de la notion d’exception. C’est l’anthropologue Athina Athanassiou qui a ouvert les feux. Selon elle, le recours au terme de « crise » a créé de toute pièce un sentiment d’urgence. Cette urgence aurait servi à légitimer le contournement des instances démocratiques grecques dans la mise en place des politiques dites d’ajustement – la démocratie exige du temps, la gravité de la situation aurait montré que l’on ne l’avait pas. L’événement de la crise grecque tient ainsi pour Athanassiou au transfert précisément exceptionnel de pouvoir, de l’échelon national vers celui supranational. Ce transfert aurait fait perdre aux citoyens grecs toute emprise sur leur devenir.

Un autre raisonnement s’est construit autour de la notion d’exception suivant l’idée que la Grèce offrait littéralement des conditions particulières pour en faire un foyer de résistance, point de départ d’un renouveau social et politique sans frontière et révolutionnaire. Ce discours n’a pas été sans effet, pas complètement dans la ligne du projet. Lorsque on quitte le quartier central et riche de Kolonaki, par la rue Prassa, piétonne, pour passer derrière le Mont Lycabette surgissent progressivement des rues composées d’immeubles décatis, voire franchement abîmés. Un ancien lycée a été transformé en foyer d’accueil pour les migrants. On descend alors vers le quartier d’Exarcheia où l’on croise des représentants de la jeunesse venue d’Europe du nord pour s’affranchir de quelques conventions parentales, suivant ainsi une formation (une expérience ? A quelle fin ?) pour laquelle, il y a quelques années encore, ils seraient allés à Berlin. Athènes devient une intersection dont la place Exarcheia est le centre. Diverses figures sont, en effet, susceptibles de s’y côtoyer, voire de s’y rencontrer : les migrants égarés peuvent rencontrer et espérer un soutien de jeunes interpellés par leur sort, sous l’œil bienveillant d’un touriste rouge de soleil, dissimulant mal, sous son t-shirt un peu trop ample, la banane dans laquelle il protège ses biens et qui attire les regards des plus malins, mais plus pauvres que lui.

© Théophile Bloudanis

De là à estimer qu’Athènes vit un début de gentrification il y a un pas que l’on franchit sans crainte. Les débuts de ce processus ont quelque chose de plaisant, en mettant en contact des franges de population qui, bientôt, finiront par s’éviter. L’une finira bien par prendre le pas sur les autres, mais il est difficile de savoir laquelle et dans quelles conditions. Aux jeunes font face des commerçants en provenance d’Asie, de Chine en particulier, qui en investissant 250’000 Euros pour acquérir un bien immobilier – que certains visitent et évaluent à peine – obtiennent leur golden visa et la licence pour exercer en Grèce. Mais, en cet instant, Athènes et la Grèce vivent en suspension, précisément parce qu’on s’y établit pour défendre des points-de-vues ou des projets diamétralement opposés, à chaque fois de façon plausible.

Il y a ici et là de l’illusion, et des rapports de force déséquilibrés, mais la Grèce n’a jamais été avare en la matière. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, avant même la crise, elle était déjà presque un genre littéraire en soi. Les rayons des librairies abondent d’ouvrages qui lui rendent hommage, l’expliquent, ou la critiquent de façon radicale. Comme si chacun de ces registres était un moyen de mieux faire exister un pays dont l’identité et le projet sont mal établis. La crise n’a en fait que renforcé ce mouvement. Le mandat de Papandréou aura cessé plus tôt que prévu. Il aura bien incité la production et la créativité mais pas sous la forme qu’il devait avoir en tête au mois d’octobre 2009. La Grèce n’est pas vraiment une énigme, elle est un événement dont on est nombreux à chercher le sens.