L’initiative populaire pour des multinationales responsables

L’initiative populaire pour des multinationales responsables veut modifier la Constitution fédérale pour faire en sorte que la Confédération suisse prenne des mesures légales en vue d’assurer le respect des droits humains et la protection de l’environnement par les grandes entreprises transnationales.

Ces dispositions légales ne vont pas s’appliquer aux petites et moyennes entreprises, qui en réalité pourront en retirer des bénéfices dans la mesure où elles ne devront plus faire face à la concurrence déloyale des multinationales qui en l’état ne respectent pas les droits humains ou nuisent à l’environnement.

Cette initiative populaire s’appliquera notamment aux multinationales qui ont leur siège légal, l’administration centrale ou le centre de leurs activités en Suisse. Elle les oblige à respecter aussi dans le reste du monde les droits humains et les normes pour la protection de l’environnement qui s’appliquent au niveau international, assumant aussi leur propre responsabilité pour les sociétés qu’elles contrôlent dans le monde entier.

Dans sa prise de position du mois passé, le Conseil fédéral reconnaît que la violation des droits humains par les entreprises multinationales ayant leur siège en Suisse est un problème pour la Suisse et le monde entier. Le message du Conseil fédéral daté du 15 septembre 2017 remarque aussi le fait que la pollution affecte de manière négative les animaux ainsi que les êtres humains. Le Conseil fédéral partage donc les objectifs de l’initiative pour des multinationales responsables, reconnaissant la nécessité d’agir en faveur des droits humains et de la protection de l’environnement en ce qui concerne le système économique.

Cependant, le Conseil fédéral se rallie à la doctrine néolibérale par son appel à refuser l’initiative populaire pour des multinationales responsables. Ce faisant, il ignore que des pays comme la France et le Royaume-Uni ont récemment adopté des lois qui vont dans le même sens que cette initiative populaire.

En brandissant la menace des délocalisations à l’étranger des entreprises établies en Suisse si l’initiative pour des multinationales responsables est acceptée par le peuple, le Conseil fédéral s’inscrit en porte-à-faux par rapport à l’évolution des bases légales dans les pays européens. Il n’est pas possible de s’en tenir à la liberté économique pour faire en sorte que les entreprises multinationales en Suisse respectent de manière volontaire les droits humains et l’environnement. Il faut adopter les «meilleures pratiques» au plan international afin d’assurer le développement durable de l’économie globale. L’initiative pour des multinationales responsables fait justement les intérêts de long terme de la place économique suisse et renforce la réputation de la Suisse au niveau mondial.

L’AVS doit être mise à la retraite

La réforme des deux premiers piliers de la sécurité sociale en Suisse refusée par le peuple lors du vote du 24 septembre dernier n’était qu’un maquillage cosmétique afin de masquer la réalité des faits, que les politiciens cherchent à cacher pour éviter de devoir faire face aux changements structurels qui sont toutefois de plus en plus évidents sur le plan économique et au niveau démographique suite à la quatrième révolution industrielle et au vieillissement de la population.

Il ne sera en fait pas possible de résoudre les problèmes structurels de la sécurité sociale en Suisse par le rallongement de l’âge minimum de la retraite des femmes (et des hommes) et par la baisse du taux de conversion des avoirs du deuxième pilier. Dans le meilleur des cas, ces problèmes auraient été uniquement repoussés d’une dizaine d’années par la réforme refusée lors du vote populaire du 24 septembre.

Si l’on veut affronter sérieusement ces problèmes, afin de les résoudre à long terme, il faut repenser la sécurité sociale dans son ensemble, à la lumière des changements structurels au niveau économique et sur le plan démographique. Dans ce cas, le premier pilier doit être remplacé par un revenu de base inconditionnel, approfondissant l’analyse et le débat qui ont précédés la votation populaire du 5 juin 2016 à ce sujet. Ce pilier n’est plus soutenable car il est basé sur un système économique et une pyramide démographique qui existaient dans la deuxième moitié du XXème siècle mais qui ont été transformés profondément durant les quinze dernières années (et qui vont l’être davantage dans un avenir proche). Il suffit de penser à la raréfaction du travail – remplacé par des «machines intelligentes» – et à la réduction qui en découle du pouvoir d’achat de beaucoup de ménages de la classe moyenne ainsi que du nombre moyen d’enfants par ménage, au vu de la précarisation de l’emploi et du niveau insuffisant des salaires de nombreux jeunes couples.

Pour le deuxième pilier, à savoir, les caisses de pension, il s’agit de comprendre qu’au lieu de prélever des rentes sur les marchés financiers afin d’en verser une partie à leurs assurés, les caisses de pension doivent investir les avoirs de ceux-ci dans l’économie «réelle» pour le financement des «start-up» innovantes qui ne trouvent pas les financements nécessaires au sein du système bancaire.

Il ne sera pas possible de renforcer les deux piliers de la sécurité sociale en Suisse à travers l’immigration de travailleurs étrangers ou par des incitations fiscales visant l’augmentation du nombre moyen d’enfants par ménage. Ces deux remèdes ne peuvent fonctionner qu’à court terme et de surcroît soulèvent des problèmes d’ordre politique ou économique. Il faut penser aux prochaines générations et considérer que le bien-être individuel est tributaire du bien-être collectif.

Neuf années de crise ne suffisent pas

Neuf années se sont déjà écoulées après la mise en faillite de Lehman Brothers aux Etats-Unis, qui a marqué le début de la crise financière globale, éclatée une année après la crise des subprime (dont le dixième anniversaire vient d’être remarqué). De même qu’avec la crise de la zone euro (éclatée vers la fin 2009), rien n’a vraiment changé dans le système économique contemporain pour faire en sorte que l’économie assume le rôle qui lui revient naturellement, à savoir, satisfaire les besoins humains contribuant au bien commun.

Les banques et les institutions financières non-bancaires continuent à tenir le couteau par le manche dans l’économie globale, dictant en même temps l’agenda politique de nombreux gouvernements – comme il est désormais évident aux Etats-Unis sous la présidence Trump. Les modifications de la réglementation financière nationale et internationale ont été très timides et surtout sont inefficaces pour éviter la prochaine crise systémique du capitalisme financier globalisé. Ce ne sera donc pas uniquement la déréglementation que Trump prône de manière irresponsable qui favorisera l’émergence d’une autre crise de cette nature, mais aussi et surtout l’absence de toute volonté politique et des autorités de régulation pour mettre des limites – de caractère structurel et pas simplement comportemental – au pouvoir exorbitant de la finance globalisée.

L’hypocrisie et l’ignorance des politiciens et des banquiers centraux continuent à laisser croire au monde entier que les soi-disant politiques monétaires «non-conventionnelles» et celles de «consolidation budgétaire» du secteur public vont aboutir à des résultats positifs à long terme. Cet horizon temporel reste tellement éloigné qu’il fait rappeler à un nombre croissant de personnes l’avertissement lancé par Keynes, indiquant qu’à long terme nous seront tous morts. Si les sacrifices consentis et les souffrances endurées par le 90% de la population touchée par la crise étaient au moins utiles pour faire repartir l’économie, on pourrait encore croire qu’à long terme les bienfaits des politiques économiques actuelles l’emportent sur les coûts sociaux que celles-ci provoquent. Or, la réalité est bien différente de la fiction parascientifique véhiculée par la classe politique avec le soutien intéressé de très nombreux économistes de la pensée dominante. La crise va en fait laisser beaucoup de traces malheureuses à long terme, en ce qui concerne aussi bien la situation économique de la plupart des ménages que la stabilité politique des deux côtés de l’Atlantique.

Il n’y a pas besoin d’être un politologue pour comprendre que les dérives populistes dans différents pays du monde (dont les Etats-Unis évidemment) sont le premier résultat concret de la rebarbarisation séculaire qu’il devient de plus en plus évident d’observer au sein de la société contemporaine. Comme déjà Keynes le remarqua de son temps, les idées des économistes, soient-elles justes ou fausses, façonnent le monde entier. Il faut en être bien conscient et agir de manière conséquente au niveau individuel et collectif. Il en va de notre propre sort et de celui de notre planète.

Monnaie, crédit et bien commun

John Maynard Keynes observa que «s’il est une chose qui ait perdu plus d’hommes que l’amour, c’est l’argent.» Il est en effet indubitable que l’argent est au centre de la société contemporaine, au sein de laquelle les banques peuvent émettre des sommes de monnaie sans aucune limite, lorsqu’elles décident d’octroyer une ligne de crédit à n’importe quel agent économique (à savoir, les entreprises, les ménages, le secteur public ainsi que les institutions financières dont les banques elles-mêmes). L’évolution de n’importe quelle activité économique dépend avant tout du crédit bancaire, parce que les entreprises ne peuvent rien produire si les banques refusent de leur octroyer des crédits pour payer les coûts de production. Aucune entreprise n’utilise en effet ses fonds propres pour ce faire, parce que cela ne lui permettrait pas de durer longtemps dans le système économique.

Or, si les banques abusent de leur capacité à octroyer des crédits, notamment lorsqu’elles exploitent cette capacité pour faire les intérêts de leurs managers et actionnaires au lieu de contribuer au bien commun, l’ensemble du système économique devient de plus en plus fragile sur le plan financier, étant donné que cela fait alors augmenter la masse monétaire de manière plus que proportionnelle à l’augmentation du revenu national. Cette masse monétaire excédentaire enfle alors les prix des actifs financiers, comme les titres cotés en Bourse, sans aucun lien avec la situation de l’économie «réelle» et son évolution. Toutes les crises financières récentes ont été engendrées par les crédits excessifs que les banques ont octroyés, sachant qu’en cas de problèmes majeurs elles pouvaient compter sur l’aide de la banque centrale, voire l’intervention de l’Etat pour éviter leur propre faillite.

Les propositions de réforme du système bancaire ne manquent pas et leur nombre a augmenté suite à l’éclatement de la crise financière globale en 2008. En Suisse, l’initiative «Monnaie pleine» propose une réforme radicale sur le plan monétaire, parce qu’elle veut attribuer seulement à la banque centrale la possibilité d’émettre des sommes de monnaie dans l’ensemble de l’économie nationale. Vu que les banques continuent à abuser de leur pouvoir «monétatif», la réforme proposée par l’initiative «Monnaie pleine» revient à soustraire le levier monétaire aux banques, pour le confier à titre exclusif à la Banque nationale suisse (BNS). Au-delà de l’émission des billets de banque et à la mise en circulation des pièces de monnaie métalliques, la BNS va ainsi émettre toute la monnaie scripturale dont l’économie suisse a besoin pour mener à bien l’ensemble de ses activités. Les partisans de cette réforme veulent ainsi garantir que l’émission monétaire se fasse dans l’intérêt général et selon les besoins de l’économie «réelle», au lieu de satisfaire les intérêts des élites financières au détriment du bien commun.

Les mensonges de Trump

Le Président Trump trébuche de plus en plus et, même sans passer par un «impeachment», sa permanence à la Maison Blanche va durer l’espace d’un seul mandat présidentiel, au-delà duquel les électeurs états-uniens ne seront pas disposés à lui renouveler son mandat, parce qu’ils vont se rendre compte que leur situation au plan socio-économique aura été péjorée par ses choix de politique économique.

Parmi les mensonges présidentiels de Trump, celui qui va émerger au fur et à mesure de l’écoulement du temps consiste à vouloir soutenir l’activité économique en induisant les entreprises à investir et à augmenter le niveau d’emploi suite à la réduction de leur charge fiscale.

Comme l’a clairement révélé Robert Reich (ancien Secrétaire du Travail sous la présidence de Bill Clinton), il est faux de prétendre que la réduction à 15% du barème d’impôt sur les bénéfices des entreprises permettra d’atteindre les objectifs déclarés par Trump.

Tout d’abord, il n’est pas vrai que la charge fiscale des entreprises aux États-Unis est exagérée par rapport à celle de leurs concurrentes dans les autres pays avancés sur le plan économique. Si l’on considère les déductions fiscales et les crédits d’impôt dont peuvent bénéficier les entreprises américaines, leur barème d’impôt sur les bénéfices n’est pas de 35% mais de 27,9%, à savoir très proche de la moyenne des barèmes pour les entreprises dans les autres pays avancés (qui se situe à 27,7%). Réduire à 15% ce barème aux États-Unis signifierait induire bien d’autres pays à se lancer dans la course-poursuite de la concurrence fiscale internationale qui est dommageable pour l’économie globale dans son ensemble.

Par ailleurs, selon les estimations du Congrès américain, une telle réduction de la charge fiscale des entreprises réduirait de 2000 milliards de dollars les recettes fiscales de l’État fédéral américain au bout de 10 ans. Il faudrait dès lors réduire de manière insupportable les dépenses publiques ou augmenter les impôts d’autres catégories de contribuables au détriment (entre autres) de la croissance économique. Dans ces deux cas de figure, la classe moyenne et les plus démunis devraient en supporter les conséquences négatives.

En fait, comme le montre l’évidence empirique depuis la Seconde guerre mondiale, les politiques économiques qui agissent sur la fiscalité des entreprises, en réduisant les barèmes d’impôt sur leurs bénéfices, n’ont jamais soutenu la croissance économique aux États-Unis. Tant Ronald Reagan que George W. Bush ont terminé leur mandat présidentiel avec d’énormes déficits publics à cause de leurs politiques économiques pré-keynésiennes.

Par ailleurs, les entreprises américaines n’ont pas vraiment besoin de payer moins d’impôts pour être compétitives, étant donné que leurs profits ont désormais atteint des sommets historiques. De surcroît, ces profits sont largement placés sur les marchés financiers au lieu d’être investis pour augmenter la production et créer des places de travail au sein de l’économie nationale.

La réalité des faits montre ainsi clairement que la propagande néolibérale de Trump est une vue de l’esprit. Le président américain devrait reconnaître honnêtement les effets négatifs de la réduction des impôts des entreprises s’il se soucie vraiment d’assurer une croissance économique solide, à même de créer beaucoup d’emplois et des retombées positives pour les finances publiques de son propre pays.

Si les entreprises aux États-Unis n’investissent pas et n’augmentent pas le nombre de places de travail (en fait, elles font exactement le contraire), cela ne tient aucunement à leur charge fiscale, que Trump prétend excessive, mais parce que la demande globale sur le marché des produits n’absorbe pas l’offre disponible sur ce marché.

Il faudrait le reconnaître honnêtement au lieu de raconter des mensonges qui font du mal à l’ensemble des parties prenantes à long terme.

Les illusions dangereuses de la Macron-économie

Les élections législatives qui auront lieu le mois prochain en France représentent le premier test de résistance pour «La République en marche!» dans le sillage d’Emmanuel Macron. Ses candidats ont promis de respecter et de mettre en œuvre le contrat avec la Nation rédigé par le nouveau Président français, qui prétend se situer au centre du spectre politique par un soi-disant programme social-libéral pour le prochain quinquennat.

Or, le volet économique de ce programme est, en réalité, d’ordre néolibéral, c’est-à-dire qu’il est situé à droite et loin du social-libéralisme dont il a été habillé pour des raisons de simple propagande électorale. Sous le voile d’une modernité apparente, se cache en fait une vision pré-keynésienne de l’économie, qui ignore tant l’importance du rôle de l’État pour le fonctionnement ordonné du système économique que le chômage involontaire dû à une offre excédentaire sur le marché des produits à cause des énormes inégalités de revenu et de richesse qui ne peuvent aucunement être expliquées par les critères de la méritocratie.

Le noyau dur de la politique économique envisagée par Macron est en effet représenté par la «flexisécurité», entendez un amalgame (trompe-l’œil) de flexibilité sur le marché du travail et de sécurité sociale pour les personnes au chômage qui s’engagent à trouver une place de travail quelconque dans le système économique. Cette stratégie pour pousser les chômeurs à rentrer sur le marché du travail est vouée à l’échec, étant donné qu’elle est induite par une conception erronée du chômage, désormais partagée par la majorité des enseignants-chercheurs en «sciences économiques» en France et dans le reste du monde.

Selon cette conception, il y aurait, d’un côté, des travailleurs courageux qui acceptent de très bas salaires afin de ne pas être au chômage et, de l’autre, des «fainéants» qui de loin préfèrent ne pas travailler pour de tels salaires. Cette vision justifie de ce fait l’utilisation d’incitations négatives pour induire les «fainéants» à faire en sorte de retrouver du travail, sachant que ce faisant ils pourront recevoir des indemnités de chômage s’ils démontrent avoir tout fait pour décrocher une place de travail sans néanmoins y réussir finalement.

L’illusion suscitée par cette vision erronée est évidente, lorsqu’on considère l’origine involontaire du chômage. Si la demande sur le marché des produits est insuffisante pour acheter toute la production courante, les entreprises n’auront aucun intérêt à augmenter le niveau d’emploi et beaucoup d’entre elles décideront de réduire les salaires ou la force de travail, essayant par là d’augmenter leurs (taux de) profits. Cette tentative sera à l’origine d’un cercle vicieux qui aggravera de plus en plus la situation dans l’ensemble du système économique, donnant un nouvel élan aux partisans du patriotisme populiste, qui pourront alors facilement l’emporter à la prochaine élection présidentielle en France.

Un guide pour repenser l’économie

La crise éclatée aux États-Unis durant l’été 2007 et qui s’est rapidement propagée au reste du monde occidental – suite à la mise en faillite de la banque d’affaires Lehman Brothers – à l’automne 2008 n’est pas seulement une crise financière du système économique global, comme l’on pense en général encore de nos jours. En réalité, cette crise est le résultat d’un ensemble de facteurs découlant tous de la pensée dominante (de manière croissante depuis plus d’une trentaine d’années) au sein des facultés de «sciences économiques».

Par conséquent, il est nécessaire de mettre en lumière les fondements méthodologiques et les axiomes théoriques caractérisant cette pensée, afin de comprendre les origines ultimes de la crise et pourquoi celle-ci n’a pas encore été résolue, dix ans après la mise en faillite de Lehman Brothers et durant lesquels bien des gouvernements, avec le soutien des principales banques centrales au plan mondial, ont essayé de différentes manières d’en limiter les effets négatifs pour les activités économiques.

Comprendre les causes essentielles de la crise est en effet une nécessité incontournable afin de comprendre que les politiques économiques mises en œuvre jusqu’à présent pour sortir de cette crise ne peuvent aucunement réussir à le faire. Celles et ceux qui le comprennent seront alors en mesure d’imaginer quelles sont les interventions nécessaires pour éradiquer les facteurs à l’origine de la première crise systémique du capitalisme financier – un régime de croissance économique tributaire de l’endettement privé et au sein duquel les intérêts de court terme des institutions financières dominent au détriment du bien commun, ignoré par l’ensemble de la classe politique qui tire les ficelles dans les institutions publiques.

Premier mai: fête du travail ou fête des travailleurs?

En Suisse, seulement certains cantons reconnaissent officiellement le premier mai comme un jour chômé, étant donné que dans beaucoup d’autres cantons il s’agit d’une journée de travail comme les autres.

Au-delà des cortèges et des allocutions, la journée du premier mai devrait être l’occasion pour réfléchir sur l’avenir du travail – et donc sur l’avenir des travailleurs – à une époque où, suite aux énormes inégalités dans la répartition du revenu, l’on remarque déjà la tendance à la raréfaction des places de travail pour les personnes en chair et en os.

Afin d’éviter une stagnation séculaire et donner un (nouvel) élan aux activités économiques, il faut considérer avant tout qu’une partie importante du travail effectué par les êtres humains de nos jours est dépourvue de toute rémunération. Le travail gratuit est, par exemple, celui effectué par les individus qui, en surfant sur Internet, permettent à bien des entreprises de récolter un ensemble d’informations que celles-ci exploitent d’une manière ou d’une autre afin d’accroître leurs propres profits. Un autre exemple de travail gratuit est celui des activités de volontariat, effectuées au sein du ménage ou ailleurs, qui contribuent de différentes manières à faire augmenter le produit intérieur brut et de là aussi les profits des entreprises.

Dans une société où, selon l’éthique protestante, l’on valorise le travail, il faudrait rémunérer de manière conséquente toutes les personnes qui contribuent au bien-être de l’ensemble de la société, leur distribuant un revenu de base inconditionnel.

De surcroît, la numérisation des activités économiques comporte un effet de substitution des travailleurs par des “machines intelligentes”. Celles-ci, d’un côté, permettent de faire augmenter la productivité en termes physiques, mais, de l’autre, ne pourront jamais consommer, en termes économiques, ce que pourraient faire les personnes physiques dont ces machines ont pris la place.

Si l’on veut continuer à célébrer le premier mai, il est dès lors nécessaire de repenser le système économique dans son ensemble, mettant au centre de celui-ci le bien commun.

Même si cela semble utopique, la numérisation des processus de production doit aller de pair avec l’introduction d’un revenu de base inconditionnel dont les modalités de financement doivent permettre de faire d’une pierre deux coups: il faut récompenser la contribution de tout individu au bien-être social, permettant aux entreprises de vendre tout ce que leurs collaborateurs ont produit au-delà de ce qui sera fabriqué par les robots qui en prendront la place.

Seulement de cette manière il sera possible de transformer la fête du premier mai en une journée de fête pour l’ensemble de la société, se rappelant ainsi au moins une fois par année que le bien-être de tout individu est tributaire du bien-être social.

Les illusions du «taux de chômage naturel»

Cinquante années se sont écoulées depuis que Edmund Phelps, secondé par Milton Friedman, lança l’idée (devenue un véritable dogme par la suite) de l’existence d’un «taux de chômage naturel» dans le système économique contemporain. Selon cette idée, de matrice néo-libérale, ni l’État ni la banque centrale ne doivent intervenir pour soutenir la demande sur le marché des produits, lorsque le taux de chômage se trouve à son niveau «naturel». Dans cette situation, selon la vision dominante en économie, toute intervention publique du côté de la demande induirait une augmentation du taux d’inflation sans pouvoir réduire le chômage à long terme (que cette vision attribue aux compétences inadéquates des personnes cherchant un travail rémunéré).

Au vu de l’impossibilité de mesurer le «taux de chômage naturel», que par exemple la Réserve fédérale estime à 5% dans le cadre de l’économie états-unienne, les économistes orthodoxes prétendent que l’État doive en tout cas éviter d’intervenir pour soutenir la demande globale, parce que son intervention à ce propos pourrait imprimer une pression à la hausse sur les prix à la consommation, empêchant la banque centrale de contrôler les attentes inflationnistes des agents économiques. Le coût final des politiques économiques qui agissent du côté de la demande serait dès lors toujours plus élevé que leurs prétendus bénéfices à court terme.

L’hypothèse de Phelps et Friedman est à l’origine, entre autres, des réformes structurelles qui visent à agir sur l’offre de biens et services par la déréglementation du marché du travail, afin de faire mieux correspondre l’offre et la demande sur ce marché. En d’autres mots, en éliminant les conventions collectives de travail et en encourageant la formation continue de la population active, selon la pensée dominante l’État serait en mesure d’assurer le plein-emploi au sein d’un système économique où la politique monétaire doit se limiter à garantir la stabilité des prix à la consommation à long terme. Ces conditions-cadre pourraient être renforcées si les finances publiques étaient gérées de manière à en assurer l’équilibre, empêchant l’État de s’endetter et réduisant les dépenses publiques à chaque fois que les recettes fiscales ne sont pas suffisantes pour équilibrer les comptes du secteur public.

En réalité, 50 années après les travaux de Phelps et Friedman – et après une trentaine d’années de politiques néo-libérales – l’on comprend bien que le dogme du chômage «naturel» est de nature idéologique car il vise à soutenir la doctrine du «moins d’État et plus de marché» sans aucune «évidence empirique» convaincante sur le plan factuel (au-delà des problèmes de caractère conceptuel et méthodologique que bien des économistes hétérodoxes ont mis en lumière encore récemment). Les décideurs politiques doivent par conséquent s’émanciper intellectuellement des économistes de la pensée dominante, s’ils veulent vraiment contribuer à éliminer le chômage de notre système économique. Dans le cas contraire, les crises économiques deviendront la nouvelle normalité du capitalisme financier.

Les propriétaires des robots doivent payer davantage d’impôts

L’idée de «taxer les robots» relancée récemment par Bill Gates, le fondateur de Microsoft devenu philanthrope, mérite réflexion.

Afin de raisonner correctement à ce sujet, il est avant tout nécessaire de définir ce qu’est un robot au sens de la loi fiscale. En clair, il faut identifier quelles applications informatiques vont être des «personnes électroniques», à l’instar des personnes physiques et des personnes morales qui paient leurs impôts dans une juridiction donnée. Il est indubitable, en effet, qu’on ne peut pas assimiler un «software» pour le traitement de texte (comme celui qui, entre autres, a permis à Bill Gates de devenir milliardaire) à des robots qui fabriquent des voitures sans faire appel à des travailleurs.

S’il est évident qu’un programme informatique pour le traitement de texte ne doit pas être taxé car il est un outil de travail des personnes qui l’utilisent sur le plan professionnel, il est moins certain de savoir pourquoi une «machine intelligente» ne doit pas être soumise à une imposition fiscale similaire à celle des personnes physiques et des personnes morales. Au fond, si les robots font les travaux qui auparavant étaient effectués par des hommes et des femmes, ils doivent alors prendre la place de ces personnes physiques même en tant que contribuables afin d’assurer le financement des dépenses publiques, ne serait-ce que pour les politiques sociales visant à soutenir notamment les personnes au chômage suite à la «quatrième révolution industrielle» en devenir.

La discussion sur l’imposition fiscale des robots est toutefois déplacée dans la mesure où elle est focalisée sur les processus d’automatisation de la production au lieu de se concentrer sur les propriétaires du capital investi pour remplacer des travailleurs par des «machines intelligentes». Ce sont, en fait, ces capitalistes qui doivent être appelés à la caisse, leur demandant d’y verser les recettes fiscales qui ont été biffées suite à la diminution du nombre de travailleurs à cause des robots qui les ont remplacés. Ce déplacement de la charge fiscale du travail au capital est d’autant plus nécessaire si l’on considère que, dans le cas contraire, l’augmentation de la productivité suite à l’automatisation induira la prochaine crise de surproduction du capitalisme financier, à cause de l’impossibilité de vendre à l’ensemble des consommateurs tout ce qui sera produit tant par les robots que par les personnes en chair et en os qui effectueront encore un travail rémunéré.

En effet, il est d’ores et déjà bien évident que la presque totalité des profits réalisés grâce à l’automatisation des processus de production est aspirée vers le haut de la pyramide sociale – d’où très peu «ruisselle» vers le bas de celle-ci. Celui qui ne reconnaît pas que l’innovation et le progrès technique sont encouragés (au lieu d’être freinés) par le déplacement de la charge fiscale du travail au capital – garantissant dès lors à l’ensemble des entreprises de vendre la totalité de la production – est soit un fou, soit un économiste néolibéral.