Apprenons à distinguer greenwashing et greenwishing

La critique du « greenwashing » est à la mode et occupe beaucoup de place. On pouvait ainsi lire dans le Matin Dimanche du 12 février dernier une dénonciation en règle des compensations carbone et dans la Tribune de Genève du 2 mars une critique virulente des labels de gestion forestière durable. Tout en notant que le ton criard des manchettes et des titres « Les crédits carbone manquent leur cible » ou « Des labels trompent les consommateurs » était démenti par les nuances apportées par les articles.

Qu’il y ait des tricheurs, rien de bien nouveau. Dans les grands crus de Bordeaux, certains versaient du bas de gamme dans leurs tonneaux, gageant que ça ne se verrait pas. D’autres manipulent les statistiques, ou, pensant déjouer les contrôles, ne paient pas le bus ou ne déclarent pas tout au fisc.

Ce serait un miracle si la durabilité échappait aux faussaires et aux tricheurs. Il faut vraiment éviter de jeter l’enfant avec l’eau du bain et toujours bien séparer les standards de leur vérification – car si on jette le standard, il n’y a plus rien à vérifier. Les articles cités donnent d’ailleurs la bonne réponse : de meilleurs contrôles, des sanctions, ne pas tout laisser aux standards privés mais inscrire les exigences de la durabilité dans la loi.

Mais une impression de trouble demeure et tombe sur un terrain fertile. Il n’y a que trop de personnes que cela arrange de penser que tout ce discours sur la durabilité est flou, peu suivi d’effets concrets, et que, finalement, puisque rien ne semble vraiment crédible, mieux vaut passer son chemin. Si cela peut réduire un peu sa mauvaise conscience de savoir que d’autres polluent davantage que soi, cela ne fait pas avancer la cause…

La réalité : des nuances de gris

L’utilisation constante du terme lourd de sous-entendus et de morale de greenwashing suggère qu’il n’existerait que deux cas de figure : le méchant pollueur ou la parfaite durabilité, la fange du péché ou le nirvana de la pureté. La réalité, nous le savons tous, est faite de nuances de gris. Nous avons quasi toutes et tous un poids carbone, une empreinte écologique, bien trop importantes. Mais ce n’est pas une raison pour ne rien faire, au contraire. Et en parlant de greenwashing à tort et à travers, on met dans un même panier ceux qui se mettent sincèrement en route, et ceux qui n’y comptent pas mais font semblant.

Beaucoup de consommateurs de base se sentent désormais concernés par la durabilité, et beaucoup modifient leurs attitudes devant les exigences des temps. Pour les uns, ce sera moins prendre leur voiture, pour les autres acheter des produits bio, les 3e économisent l’électricité et les 4e visent « zéro déchets »… Peu font tout à la fois. Est-ce pour autant une raison pour traiter de «greenwashing » tous ceux qui sont pas encore bons sur tout? Ce qui compte est de se mettre en marche, pour peu qu’on le fasse sincèrement et que la direction –  et aussi le rythme – soient justes.

Au lieu des discours des pharisiens qui attendent que les autres soient arrivés à bon port avant de se mettre en route, apprenons à distinguer entre greenwishing et greenwashing, entre sincère envie de progresser et sombre dessein de tromper son monde.

Pour greenwasher encore faut-il qu’il y ait du green

Car attention, la partie n’est pas gagnée. Pour qu’on puisse « greenwasher », encore faut-il qu’il existe du « green », et que ce green ait une valeur qui le rende désirable. En réalité ces standards sont encore très fragiles, comme on le voit avec les hésitations de la finance durable. Alors il est bien sûr plus simple, plutôt que d’en prendre soin et de travailler à leur essor, d’écraser les fragiles pousses de la durabilité.

Ainsi aux Etats-Unis se déroule actuellement une vraie croisade contre la finance durable. Non pas qu’elle serait en manque de rendement – elle ne l’est pas. Mais au nom d’une idéologie, celle de l’Ecole de Chicago, dont le grand prêtre Milton Friedman disait que le seul but légitime pour une entreprise était de maximiser la mise de fonds de ses actionnaires et investisseurs. Evoquer ses impacts écologiques et sociaux serait quasiment un péché, se mettre hors du périmètre économique, se mêles de choses qui ne concernent en rien ni les financiers ni les entreprises. Seule compte la monnaie sonnante et trébuchante pour les actionnaires, les investisseurs et les prêteurs, car plus ils en reçoivent, mieux la société se porte, puisque tout s’achète – et que ce qui ne s’achète pas n’a pas de valeur.

Cette doctrine de l’irresponsabilité écologique et sociale est bien une des causes majeures des dérives actuelles. Mais la croisade anti-durabilité gagne en puissance. Plusieurs Etats des Etats-Unis comme le Texas, la Floride et d’autres  boycottent et dénoncent la finance durable, coupable de s’éloigner de l’orthodoxie. Et cerise sur le gâteau, le Congrès américain vient d’interdire ce 1er mars aux caisses de pension de passer leurs investissements au crible de la finance durable. Alors oui en effet plus de risque de greenwashing, dès lors que le green est mort et enterré – et nous avec !

Tibet : de la commémoration de la déclaration d’indépendance au réveil de l’ONU

Deux dates marquantes pour le Tibet ce mois de février: le 13 février, commémoration de la déclaration d’indépendance de 1913. Et le 6 février, dénonciation par l’ONU de l’ethnocide perpétré par le pouvoir chinois contre le peuple tibétain.

Un accident de l’histoire lourd de conséquences

Voici 110 ans le chef spirituel et politique d’alors du Tibet, le 13e Dalaï-Lama, proclamait l’indépendance de droit de son pays, à partir de son indépendance de fait. En effet, pendant des siècles, les empereurs chinois avaient bien d’autres choses à faire que de venir imposer leur loi au Tibet, lointaine marche de l’empire. Si bien qu’au début du 20e siècle, au Népal, au Bhoutan, au Tibet et dans d’autres pays en marge des grandes puissances de l’époque, on vivait depuis des siècles en paix, selon un mode de vie traditionnel, loin des turbulences du monde, accroché à ses montagnes et porté par sa spiritualité vécue au quotidien. On s’intéressait, certes, aux évolutions se passant ailleurs – mais de loin et sans obligations quelconques.

Mais un accident de l’histoire plombe depuis 110 ans la destinée de tout un peuple, du peuple tibétain. Un accident de l’histoire ? Oui, la formalisation par les autorités légitimes du Tibet de la situation politique de leur pays par la déclaration d’indépendance de 1913 n’a pas été reconnue par les grandes puissances d’alors, rapidement appelés par le déclenchement de la Première guerre mondiale à d’autres préoccupations. Personne n’était vraiment opposé, mais la demande s’est enlisée sous la pile face aux soucis de l’époque.

La suite est connue : en 1950, ce fut l’invasion du Tibet par l’Armée rouge, puis l’année d’après, l’imposition d’un « Accord en 17 points » dicté par la Chine mais dont au final aucun article n’a été respecté. Pas plus que des décennies plus tard, la Chine ne respectera l’accord signé avec la Grande-Bretagne sur la restitution de Hong-Kong. Le parallèle entre les deux situations est d’ailleurs frappant, puisque dans les deux cas le maintien d’une autonomie politique avait été assurée, mais aucunement réalisée.

Une vague coexistence entre les autorités traditionnelles du Tibet et l’occupant a perduré jusqu’en 1959, et le Dalaï-Lama relate dans son autobiographie Mon pays et mon peuple son combat incessant contre la duplicité du pouvoir chinois. En 1959, la population de Lhassa, sachant son chef spirituel et politique en visite dans le camp militaire chinois implanté dans la capitale, prit peur pour sa liberté de mouvement, et las de l’étreinte croissante de l’occupant, se révolta. Comme 30 ans plus tard sur la place Tien-An-Men, la révolte fut écrasée dans le sang et le Dalaï-Lama n’eut d’autre issue que de fuir son pays, suivi depuis par des dizaines de milliers de ses compatriotes.

Depuis plus de 60 ans, le Pays des Neiges est sous une chape de plomb

Depuis une chape de plomb s’est abattue sur le Pays des Neiges. La création, en 1965, de la soi-disante Région autonome du Tibet, aucunement autonome et ne regroupant qu’une partie de la population tibétaine, n’était qu’une triste mascarade, suivie par la révolution culturelle durant laquelle près de 90% des trésors culturels du Tibet, précieux éléments du patrimoine mondial, ont été détruits.

Les années 1980 furent marquées par un léger mieux, une accalmie durant laquelle certains de ces monuments ont pu être reconstruits et où la Chine semblait développer quelques égards pour les peuples non chinois vivant sous son contrôle. Diverses missions de dialogue entre le gouvernement chinois et des émissaires du Dalaï-Lama permettaient d’imaginer un avenir plus serein. Mais dès 1989 le régime se durcissait à nouveau.

La répression politique débuche sur un ethnocide planifié

Il a fallu rapidement déchanter et à la négation de tout droit humain au Tibet (comme d’ailleurs partout en Chine) s’ajoute désormais une politique d’ethnocide, de destruction planifiée, systématique, de l’identité tibétaine. Des cellules du parti communiste sont implantées dans les monastères, empêchant toute pratique religieuse sereine et obligeant les moines à vilipender ce qui leur est le plus précieux, le Dalaï-Lama ; on ne peut quasiment plus s’y rendre pour y recevoir des enseignements ; les nomades sont sédentarisés de force ; la langue tibétaine est de plus en plus marginalisée et ses défenseurs poursuivis. Même les drapeaux de prière constitutifs de l’identité tibétaine sont – pour cette même raison – désormais interdits.

La situation est en tous points comparable à celle faite au peuple Ouïgour, même si les modalités sont différentes. Et au rapport sur ce sujet rendu in extremis par l’ancienne haut-commissaire aux Droits de l’Homme, correspond aujourd’hui le constat fait par 4 rapporteurs spéciaux des Nations Unies quant au sort du peuple tibétain. C’est d’ailleurs la première fois depuis très longtemps que l’ONU se positionne sur le Tibet.

6 février 2023 : le réveil de l’ONU

Le communiqué de presse de l’ONU du 6 février dénonce une nouvelle escalade dans l’ethnocide orchestré par le pouvoir chinois. « Environ un million d’enfants de la minorité tibétaine sont affectés par les politiques du gouvernement chinois visant à assimiler les Tibétains sur les plans culturel, religieux et linguistique par le biais d’un système de pensionnat, ont averti lundi des experts indépendants de l’ONU. Les enfants de la minorité tibétaine sont donc contraints de suivre un programme d’« enseignement obligatoire » en chinois mandarin (putonghua) sans avoir accès à un enseignement traditionnel ou culturellement pertinent.

Les écoles gouvernementales de langue putonghua ne proposent pas d’étude approfondie de la langue, de l’histoire et de la culture de la minorité tibétaine. « En conséquence, les enfants tibétains perdent leur aisance avec leur langue maternelle et leur capacité à communiquer facilement avec leurs parents et grands-parents en langue tibétaine, ce qui contribue à leur assimilation et à l’érosion de leur identité », ont déclaré les experts.

« Nous sommes alarmés par ce qui semble être une politique d’assimilation forcée de l’identité tibétaine à la majorité dominante Han-chinoise, par le biais d’une série d’actions oppressives contre les institutions éducatives, religieuses et linguistiques tibétaines », ont déclaré les experts. Selon eux, ces politiques sont contraires à l’interdiction de la discrimination et aux droits à l’éducation, aux droits linguistiques et culturels, à la liberté de religion ou de croyance et aux autres droits des minorités du peuple tibétain ». Une lettre détaillée avait été adressée en date du 11 novembre dernier par les 4 rapporteurs spéciaux ministre chinois des affaires étrangères, mais aucune réponse n’est jamais parvenue.

Qu’il s’agisse du peuple Ouïgour, des citoyennes et citoyens de Hong-Kong, de la population de Taïwan qui s’inquiète à juste titre de l’agressivité croissante de Pékin, des Tibétaines et Tibétains et du peuple chinois lui-même, la source de leurs malheurs et des maltraitances quotidiennes qu’ils subissent est toujours la même : le pouvoir absolu d’un régime pour qui démocratie, droits de l’homme et libertés publiques sont autant de maux à éradiquer à la source. Espérons que la dénonciation de l’ONU soit de bonne augure pour l’année du lièvre d’eau, qui commence selon le calendrier tibétain ce 21 février.

 

Populisme : et si on essayait l’éducation ?

6 janvier 2021:  tentative de coup d’Etat à Washington, un président battu soutient en sous-main une horde d’émeutiers persuadés qu’il a gagné et désespérés qu’on leur vole leur victoire. 8 janvier 2023: tentative de coup d’Etat à Brasilia, un président battu soutient en sous-main une horde d’émeutiers persuadés qu’il a gagné et désespérés qu’on leur vole leur victoire…

A chaque fois, la démocratie l’a emporté de peu, soulignant que populisme et peuple sont deux choses différentes. Et deux fois : d’abord, l’autocrate en puissance et pyromane écologique et social avéré a perdu, puis le coup de force pour annuler le vote populaire a échoué. Mais on a senti le vent du boulet et, surtout, rien n’est garanti sur la durée.

Ce ne sert à rien de traiter les insurgés de fascistes, ils ne savent même pas ce que c’est ; il vaut mieux se demander d’où viennent leurs certitudes et leur désespoir. En sont en tout premier responsables les démagogues qui ont soufflé sur la braise en abusant de leur autorité morale de présidents pour répandre d’effrontés mensonges durant tout leur mandat, et au final sur leur prétendue victoire volée. Ainsi, interviewé par Le Temps (édition du 9 octobre 2020), un analyste américain a qualifié Donald Trump d’homme aux 20’000 mensonges : « Donald Trump a menti 20 000 fois en près de quatre ans à la Maison-Blanche».

Comment expliquer l’attractivité des faux leaders ?

La question qu’il faut poser est bien celle-ci : comment se fait-il que ces personnages amoraux, narcissiques, fluctuants, irrespectueux des procédures d’un Etat de droit, vulgaires, exercent une telle capacité de séduction sur la moitié de la population des deux Etats les plus importants du continent américain ? Une moitié, c’est énorme, une moitié que le mensonge n’effraie pas, une moitié constituée de personnes qui paraissent compenser leur statut précaire, leurs déceptions et frustrations devant leur sort en idolâtrant des personnages qui n’ont jamais rien fait pour eux sinon remplacer leur propre faiblesse par un cocorico nationaliste permanent. En s’identifiant à leur sans-gêne et en applaudissant à leur excès, ils confondent vantardise et manipulation, et leadership. Sans parler de la politique totalement anti-écologique qui est au cœur de la façon de voir le monde de ces deux présidents déchus.

A ce sujet, la montée en 2021 du mouvement anti-vax, qui a touché semble-t-il un bon tiers de l’opinion dans les pays industrialisés, a révélé un fossé abyssal entre une « base » hypercritique, frustrée, qui considérait une petite piqûre comme un véritable viol ( !), et qui croit dur comme fer au complot mondial (pas juif, mais on n’en est jamais bien loin…), et une « élite » scientifique, économique et politique. La défiance est colossale et l’on croit volontiers n’importe quel charlatan plutôt que ce qui est scientifiquement établi (ou non). On s’échange à qui mieux mieux des vidéos pleines d’insinuations, de fausses certitudes et d’approximations, « prouvant » que les pyramides d’Egypte ont été construites par les Atlantes (ou, au choix, les Lémuriens), répercutant les fantasmes hallucinants du Q-Anon, niant avec force images tronquées qu’on a été sur la Lune. Aujourd’hui, une partie significative des jeunes (et des moins jeunes – même des pilotes d’avion) croient que la Terre est plate, voire qu’elle est creuse (théorie dite de l’Agharta).

D’où vient ce tsunami de remise en question de toutes les certitudes qu’on croyait évidentes, prouvées, admises comme base et tronc commun du dialogue entre humains? Complotistes, climatosceptiques et créationnistes se donnent la main dans cet univers obscur, ce Darknet de la pensée. Certes la science avance par remises en question, discussions, contestations, mais pas comme ça! Et le plus paradoxal est que ces gens se sentent réellement en dictature en Occident, tout en cultivant un faible pour Poutine et la gouvernance chinoise – alors que, dans ces pays, la moindre mise en doute de la parole officielle peut très vite vous mener en prison pour un bon moment. Crise d’adolescence, où la contestation de l’autorité cache en réalité une nostalgie d’autorité ? Là aussi, on adoube les faux leaders. Et très peu d’anti-vax se sont échauffé.e.s sur l’omniprésence dans l’environnement – et donc dans le vivant et notre organisme – de toute une kyrielle de micropolluants chimiques… infiniment plus dangereux qu’un vaccin.

Un reflet des turpitudes de notre temps

A la base de tout cela, une immense ignorance : de comment fonctionne la société et une démocratie ; que les choses ne sont pas noires ou blanches ; que chacun a une responsabilité à prendre ; qu’il faut étudier les faits et demander des preuves avant de s’indigner de tout et de rien. Ignorance aussi de comment fonctionne la méthode scientifique. Et le tout sur le ton de l’émotionnel, du procès d’intention, dans une incapacité de prendre du recul et de se situer parmi le flot d’informations et d’opinions qui nous envahit de toutes parts. Et bien sûr avec la croyance implicite que ceux qui nous dirigent (« eux ») sont « méchants » et que les « gens ordinaires » et de bon sens (« nous ») sont « bons ». Oui une immense distance s’est creusée, et le long de la fracture sociale s’est ouvert un béant fossé culturel. La démocratie est ce qu’on en fait et ce n’est que quand le « eux » fait place au « nous » qu’une société est en accord avec elle-même.

En parlant avec des anti-vax pro-Poutine, la première chose qui m’a frappé est leur ignorance totale de l’histoire, notamment de la Russie, mais aussi plus généralement de celle du 20e siècle. Et moins on en sait, plus on est péremptoire sur ce qu’on croit savoir !

Et si tout cela n’était pas un produit de notre extrême individualisme, qui laisse croire que tout est permis, tout est possible, que le lien social n’existe pas mais uniquement sa propre personne, son propre clan, sa propre bulle; du sentiment d’abandon des précarisés ; d’une société où la compétition est reine et qui promet à chacun.e qu’il ou elle peut gagner mais qui se révèle avant tout une fabrique de perdants ? De l’absence de sens de la fuite en avant vers le toujours plus haut, plus vite, plus en tout ? D’un besoin de repères et d’exemplarité ? Les excès de notre société de consommation inégalitaire poussée à l’extrême ne détruisent pas seulement les équilibres écologiques qui nous permettent d’exister, mais aussi les repères émotionnels et moraux d’une société. Si la pub peut dire n’importe quoi, pourquoi moi n’ai-je pas le droit moi aussi de dire ce qui me passe par la tête ?

Le plus important : apprendre à raisonner

Finalement tout cela est le signe que quelque chose de fondamental est à corriger dans la manière de concevoir l’éducation, la formation, en vue d’une saine compréhension des choses. Car, ainsi que le disait très justement Edgar Morin dans La Voie pour lavenir de lhumanité, « notre mode de connaissance parcellarisé produit des ignorances globales ». Il est sans doute temps de réfléchir non seulement à ce que nous laissons à nos enfants et petits-enfants, mais comment nous leur transmettons les clés des savoirs et des savoir-faire nécessaires pour que notre époque ne tourne pas au cauchemar.

 

COP biodiversité, espoir ou déception ?

A la surprise générale, la COP 15 des Etats partie à la convention des Nations Unies sur la biodiversité n’a pas débouché sur rien. Au contraire, un document assez précis et comprenant des valeurs chiffrées, a pu être adopté, de plus dans les délais fixés et sans les prolongations usuelles qui sont toujours le signe de désaccords persistants.

Que faut-il entendre par conservation ?

Reste que la notion de conservation et la valeur de 30% du monde à placer en zone protégée interpelle. Que va-t-il se passer avec les 70% restants, tout y serait-il permis, ou presque ? Les livrer à une exploitation démesurée ne serait pas du tout une bonne idée. Et en quoi consiste la protection ? Comment éviter que ce soit une coquille vide ou alors qu’on en expulse les êtres humains, qui souvent y vivent depuis des millénaires et dont la présence participe du maintien d’équilibres écologiques importants ? Les droits des peuples autochtones sont eux ainsi à protéger – par contre pas ceux de l’exploitation minière, de la surpêche ou de toute autre forme de gestion non durable. Un partage du territoire entre « tout » ou « rien » poserait fortement question.

La logique demande qu’on parte des besoins des espèces animales et végétales qui peuplent notre Terre et dont les effectifs globaux et locaux fondent dangereusement, un peu comme fondent les glaces du monde. Elles ont besoin, en effet, de refuges suffisamment vastes qui leur assurent leur capacité de reproduction et de survie en tant qu’espèces. Elles ont besoin de corridors de biodiversité, et donc qu’on leur garantisse et rétablisse une infrastructure écologique digne de ce nom. Cela peut en effet constituer ce petit tiers de la surface de la Planète, mais en exclure par principe tous les humains ne semble ni praticable, ni judicieux.

Partager les espaces avec les espèces

Mais il ne faut surtout pas imaginer livrer le reste de la surface terrestre à un saccage inconsidéré. C’est l’ensemble de la biosphère qu’il nous faut partager avec les autres espèces peuplant notre petite planète. Comme la politique climatique, la politique de la biodiversité repose essentiellement sur des changements de pratiques au niveau des méthodes agricoles et sylvicoles et de la manière de bâtir et de gérer notre patrimoine immobilier et nos infrastructures. Il s’agit aussi de réduire la pollution de l’environnement par les substances de synthèse (molécules écotoxiques, matières plastiques) et la surexploitation des espèces terrestres et marines.

C’est la seule manière de préserver les multiples fonctions écosystémiques de la biodiversité sans lesquelles nous ne pourrions guère survivre dans des conditions acceptables sur cette Terre. Et tout cela est, en substance, le contenu du document adopté le 19 décembre à Montréal, intitulé “Faire la paix avec la nature.”

Mais l’humanité sera-t-elle capable de modifier ses manières d’utiliser et surtout d’abuser d’une nature qu’inconsciemment nous considérons encore, comme les conquérants des siècles passés, comme illimitée alors qu’elle est désormais terriblement fragilisée ? Le poids de nos créations dépasse à l’ère de l’anthropocène celui de tous les êtres vivants, qui, lui, se trouve divisé par deux !

Une grande réticence à modifier nos pratiques 

De manière plus générale, nous avons connu cette année, avant la COP biodiversité en décembre, en mai celle sur la désertification et en novembre celle sur le climat. Quels qu’en soient les résultats, la vraie question est ensuite leur mise en œuvre. On l’a vu avec l’Accord de Paris, on n’arrive pas à changer vraiment de trajectoire, du moins pas suffisamment et suffisamment vite. Les résistances au changement sont énormes. Alors qu’en termes d’emploi, les choses sont claires, la transition vers un usage durable des ressources en fait en effet disparaître de nombreux – mais en crée davantage. Et que la finance durable qui en est le moteur permet des rendements tout à fait honorables (et s’ils ne sont pas abusifs, tant mieux), ce que de nombreux financiers refusent toujours de prendre en considération.

En termes d’emplois, en septembre 2019, l’ONU annonçait que 380 millions de nouveaux emplois pourront être créés d’ici 2030 par la réalisation de l’Agenda 2030. L’Agence internationale pour les énergies renouvelables indique qu’aux États-Unis, on compte huit fois plus d’emplois dans les énergies renouvelables que dans le charbon. L’OIT estime que par la transition énergétique, on gagnerait 18 millions d’emplois (25 millions nouvellement créés et 7 perdus), et 7 millions par l’économie circulaire (71 millions de perdus et 78 de créés). Rien que dans notre pays, il manque 400’000 travailleurs pour monter des panneaux solaires et isoler nos bâtiments…

Quelques hypothèses pour expliquer notre refus du changement

Que se passe-t-il pour qu’on reste aussi englués dans des pratiques destructrices, qui nous rendront la vie de plus en plus difficile sur notre Terre, la seule que nous ayons ? J’ai essayé d’y répondre dans mon livre « L’humanité à la croisée des chemins » paru l’an dernier : « Les raisons de cet écart de moins en moins supportable entre discours et actes, analyses et réalisations, de ‘cette cécité face au futur’ comme le formule Sébastien Bohler dans le ‘Le Bug humain’ sont multiples :

  • la posture de non-intervention de l’État, limitant la durabilité aux engagements volontaires ;
  • les nombreuses rentes de situation, le lobbyisme qui en résulte et la faiblesse des décideurs politiques ;
  • une économie habituée à ne pas se sentir responsable de ses effets écologiques et sociaux ;
  • la méconnaissance, soutenue par une artificialisation croissante de notre quotidien, du fonctionnement des cycles naturels et donc des dangers inhérents à leur fragilisation ;
  • l’attachement à un mode de vie consumériste et presse-bouton.

Alors que pour d’aucuns ce qui est fait au monde est fait à moi, d’autres peinent à faire les liens entre leur vie personnelle et la destinée collective ou ne s’y intéressent pas :’les problèmes du monde sont considérés comme lointains et sans rapport avec les drames de nos vies personnelles (…). Les problèmes des autres peuples, autres nations, et autres espèces ne nous concernent pas’ relèvent  Joanna Macy et Chris Johnstone dans ‘L’Espérance en mouvement’. Pour Edgar Morin, ‘notre mode de connaissance parcellarisé produit des ignorances globales.’

En effet, la manière dont on voit le monde décide de la manière dont on y agit… et les dérèglements du monde ne sont que le reflet de nos propres dérèglements. Pour beaucoup, le sentiment du lien avec la nature s’estompe et nous oublions d’où vient l’eau, la nourriture, l’air, la fertilité naturelle du sol ; on détruit la planète aussi parce qu’on ne sait pas comment elle fonctionne, qu’on s’en sent détaché.

Pierre Rabhi confiait être ‘souvent stupéfait par l’ignorance du citoyen à l’égard de la terre à laquelle il doit sa survie alimentaire’. S’y ajoute la « pensée à l’extrême court terme (…), phénomène assez récent (…), liée à une accélération de notre expérience du temps», ajoutent les auteurs de ‘L’Espérance en mouvement’. On retrouve aussi une confiance excessive en les possibilités réparatrices de la science et de la technique. Relevons aussi que ni le changement climatique, ni la perte de biodiversité n’ont – pour l’instant – d’effets insupportables sur le quotidien de la plupart des habitants du monde industrialisé.

Enfin, les soucis du quotidien peuvent devenir écrasants et prendre toute l’attention disponible : santé, logement, famille, revenu, emploi, situation sociale, et on peut estimer que le reste n’est pas de sa responsabilité, mais de celle des décideurs. Ce qui peut être un réflexe juste – mais que faire quand les décideurs ne font pas leur travail ? »

La COP 27 a tourné à la farce

Tenue dans un Etat policier qui a tout fait pour isoler la COP de la réalité du pays, la 27e du nom entrera dans l’histoire comme une gigantesque farce. Non seulement les lobbyistes des énergies fossiles s’y sont infiltrés par centaines, mais c’est bien la première COP où la volonté de réduire les émissions mortifères de CO2, à la durée de vie dans l’atmosphère d’un siècle, reculait.

De l’action sur les causes au dédommagement des effets

Pas moyen d’obtenir un plan clair de désengagement des énergies fossiles, ni de la part des pays producteurs, ni de ceux qui refusent de baser leur développement sur les énergies renouvelables et la sobriété énergétique. Les grands pollueurs que sont aujourd’hui la Chine et dans une mesure moindre l’Inde ont tout fait pour focaliser le débat sur le financement, par les pays industrialisés historiquement responsable du réchauffement climatique, de la réparation de ses effets, prenant en otage les pays directement menacés par celui-ci.

Sous couvert de justice climatique, on a ainsi déplacé le curseur de la limitation des émissions au dédommagement de leurs effets. Et la réaffirmation de la cible de l’Accord de Paris n’a été obtenue que d’extrême justesse.

Autant dire que la fonte globale des glaces et du permafrost, l’augmentation du niveau des océans, les sécheresses, canicules, incendies massifs de forêts et inondations tout aussi massives vont continuer de plus belle. La recette est diabolique : le mode de développement carboné peut continuer, puisque ses conséquences économiques seront facturées aux pays industrialisés.

Les COP, indispensables révélateurs

Pourtant ce serait une grave erreur de renoncer à ces rencontres annuelles; elles permettent précisément de prendre la mesure de l’état des volontés politiques et d’attribuer clairement les responsabilités. Et nous avons eu de la chance ce mois de novembre 2022: Trump n’est pas encore de retour et Bolsonaro a été battu. Sinon les deux grands Etats d’Amérique, dont ces deux personnages représentent la face climatosceptique et climatodestructrice, auraient eu plaisir à joindre leur voix à celle de la Chine, de l’Inde et de l’Arabie saoudite.

Ces COP sont aussi toujours accompagnées de nombreux rapports et synthèses scientifiques,  contrastant de plus en plus fortement avec ce qui se dit et se décide lors de ces rencontres.

Sols, climat et biodiversité ont partie liée

Ainsi en mai, s’est tenue la COP de la convention sur la lutte contre la désertification, accompagnée de la publication d’un rapport de son secrétariat, « Perspectives territoriales mondiales ». Selon ce rapport, 40% des terres sont désormais dégradées, impactant la moitié de l’humanité alors que voici 5 ans seulement, leur part était de 25%. Il souligne le lien direct entre la dégradation des capacités productives des sols et des écosystèmes, et celle des conditions de vie des populations, conduites à s’entasser dans les bidonvilles, voire à migrer plus loin.

«À l’échelle mondiale, les systèmes alimentaires sont responsables de 80% de la déforestation et de 70% de l’utilisation de l’eau douce. Ils constituent aussi la principale cause de perte de biodiversité terrestre. La santé des sols et la biodiversité sous terre – la source de presque toutes nos calories alimentaires – ont été également largement négligées par la révolution agricole industrielle du siècle dernier » relève ce document.

Dans deux semaines se tiendra la COP de la convention sur la biodiversité, là aussi sur fond d’érosion accélérée de nos bases d’existence. En octobre a paru, comme tous les deux ans, le rapport «Planète Vivante» édité par la société zoologique de Londres et le WWF international. La perte de la biodiversité est suivie à travers de 32’000 populations représentatives de 5’230 espèces de vertébrés (mammifères, poissons, oiseaux, amphibiens et reptile). Entre 1970 et 2018 ces populations ont diminué de 69% et les populations des espèces des eaux douces ont décrû de 83%.

La réduction des effectifs précède la réduction du nombre des espèces. Sur 147’515 espèces suivies par l’UICN (Union internationale pour la conservation de la nature) 41’459 sont menacées, soit 13% des oiseaux, 27 % des mammifères, 34% des conifères et 41 % des amphibiens. Sur les 8 millions d’espèces vivantes connues, 1 million vont disparaître durant ces prochaines décennies.

Les liens sont évidents entre sols, climat et biodiversité, et ces 3 conventions dites de Rio l’avaient déjà souligné lors de leur adoption au début des années 1990.

Du déni au refus

Le mécanisme du déni de ces enjeux malgré la nécessité constamment réaffirmée que « des changements fondamentaux dans la façon dont les sociétés produisent et consomment sont indispensables pour réaliser un développement durable à l’échelle mondiale » s’est passé en trois phases.

La première phase a été la contrition et l’autoflagellation sans suite. Le meilleur exemple en a été le cri du coeur de Jacques Chirac en 2002 au Sommet mondial du développement durable de Johannesburg: «Notre maison brûle et nous regardons ailleurs » – attitude dont il a n’a cessé d’être le parfait représentant.

La deuxième fut celle des engagements excellemment formulés mais que la plupart de ceux qui les prononcent n’ont aucune intention d’appliquer. On peut citer ici l’Agenda 2030 des Nations Unies, le droit à l’eau et à l’assainissement adopté en 2010 par l’Assemblée générale de l’ONU, ou encore les divers engagements pris en matière de biodiversité (Déclaration d’Aichi notamment).

Et le 3e stade est celui de la franche opposition. C’est la phase dans laquelle nous nous trouvons actuellement ; tant les Etats que les opinions publiques sont divisés et les partis populistes engrangent leurs voix aussi sur le thème « touche pas à mon mode de vie ».

Faire sa part quoi qu’il arrive

Que faire devant ce blocage, qu’on ressent fortement aussi chez nous dans les polémiques sur la circulation automobile, les produits carnés ou les éoliennes, par exemple ? Ce qui a changé en 30 ans, depuis l’entrée en vigueur des conventions de Rio, est la position de la technique et de l’économie. Comme Bertrand Piccard le souligne à juste titre, les solutions techniques et sociétales sont là, leur bilan écologique, économique et social est excellent. De plus en plus de personnes les appliquent, les proposent, s’y identifient.

Si nous roulions moins, avec un meilleur taux d’utilisation et des véhicules moins puissants, si nous ne mangions que de la viande d’herbivores se repaissant d’herbe de proximité, ce serait déjà une bonne avancée. Nous sommes libres de boycotter les produits nocifs et de promouvoir ce qui est bénéfique. Au niveau des collectivités locales, des acteurs économiques, le changement est en nos mains, quel que soit le spectacle que donnent les acteurs nationaux et globaux. Et « faire sa part » peut être aussi une façon de « sauver sa peau ».

 

 

 

La pandémie du populisme: quelle folie a donc saisi le monde?

Voici peu d’années encore, on envisageait un essor large de l’Etat de droit, de la durabilité et des droits humains. Désormais, plus de la moitié de l’humanité vit dans des régimes autoritaires voire franchement dictatoriaux : Iran, Chine, Russie, Afghanistan, Egypte, Turquie, Birmanie, pour n’en nommer que quelques-uns. Les dirigeants de ces Etats ne se gênent pas d’affirmer que l’Etat de droit ou la démocratie seraient des impostures néocolonialistes inadaptées aux cultures non occidentales… mais se gardent bien de questionner leurs peuples à ce sujet.

Et dans les Etats connaissant (encore) la démocratie, une part croissante de l’électorat vote pour des formations dites populistes, dont les contenus politiques oscillent entre la droite nationale et l’extrême-droite. Les théories du complot les plus délirantes allant des terre-platistes aux hallucinations du Q-Anon font fureur, on se méfie de tout et les évangélistes radicaux, véritables islamistes de la chrétienté, propagent le culte de l’enrichissement individuel, de la destruction accélérée de la nature et de la famille traditionnelle comme seule forme de partenariat possible.

L’Inde pluriculturelle est aux mains de suprémacistes hindouistes, descendants directs des assassins de Gandhi ; en Suède l’extrême-droite est en position influente ; elle gouverne en Italie, en Hongrie et en Pologne et se tient en embuscade en France, en Espagne ou aux Pays-Bas. Dans quelques jours, nous saurons ce qu’il en est des Etats-Unis, du Brésil et d’Israël. Quelle folie a donc saisi le monde ?

Tout pour aggraver les problèmes

Le sans-gêne règne : simplifications abusives et propos agressifs activent un émotionnel négatif, libèrent les préjugés, cultivent les approximations, opposent «eux» et «nous», flattent le conservatisme social, attisent les ressentiments, propagent la loi du plus fort. Les fake news pullulent et les médias dits sociaux relayent largement tout et son contraire.

La nature n’est aucunement comprise comme un système productif essentiel à nous tous, à gérer avec prudence et équité ; au contraire, il faut la conquérir, la «civiliser», l’exploiter à outrance. Feu donc sur les défenseurs de l’environnement. Les inégalités sociales, on s’y intéresse essentiellement pour les frustrations qu’elles génèrent. Feu sur la gauche et les programmes de lutte contre l’exclusion et la pauvreté.

La cohabitation des peuples n’existe que sous forme de rapport de forces entre nations d’un seul bloc, mythifiées, alors que toute l’histoire de l’humanité démontre leur caractère évolutif, pluriel, divers. Au nom d’une souveraineté nationale sans partage, feu sur les institutions supranationales – sans lesquelles pourtant il n’y a pas d’espoir de pouvoir traiter les déséquilibres majeurs de cette Planète, feu sur l’étranger, feu sur les «autres» – au nom de ce que «nous» sommes.

On prône une politique nataliste, fait l’apologie de la «virilité» et de la femme au foyer – ce qui n’empêche pas certains partis populistes d’être dirigés par des femmes (en effet l’hypocrisie ne gêne en rien les populistes)… Feu donc sur l’homosexualité, le féminisme, le droit à l’avortement.

Cerise sur le gâteau : une aversion pour la démocratie et une attirance perverse pour les «hommes forts» et la dictature. Trump a pu, sans perdre aucun de ses soutiens, dire de son «collègue» de Corée du Nord que c’était un «nice guy», ceci dans une Amérique où l’anticommunisme reste un réflexe quasi reptilien. La plupart des populistes se pâment devant la gouvernance russe ou chinoise, alors que la moindre critique – dont ils usent et abusent en Occident – les y conduirait directement en prison, bradant au passage ce que nous avons de plus précieux.

Mais comment cette mixture délétère a-t-elle pu séduire si largement ?

Comment se fait-il que devant la montée des inégalités et de la précarité, à partir de l’épuisement du modèle des Trente Glorieuses et d’un libéralisme débridé, beaucoup de «perdants de la mondialisation» ont choisi de donner sa chance à l’extrême-droite ? Extrême-droite qui ramasse ainsi la mise d’une société divisée, hantée par la dégradation des conditions de vie, sans projet rassembleur, où le culte des gagnants côtoie la fabrique des exclusions – alors qu’elle ne défend en rien concrètement les intérêts de ces mêmes perdants. Le vote pour le Brexit, pour Trump, le RN en France ou l’AFD en Allemagne l’illustre clairement.

Qu’ont fait de faux la gauche, les démocrates, depuis toujours les défenseurs avisés et attitrés des moins favorisés, pour en arriver là ? Un élément de ce divorce est que beaucoup des personnes professant des idées humanistes et favorables à l’égalité de chances, et donc en principe les meilleurs relais des catégories défavorisées, ne font pas partie de ces catégories. Ils vivent autrement qu’elles, se nourrissent à d’autres sources, habitent d’autres lieux, sont moins dans la contrainte de l’immédiateté, ne partagent pas leur quotidien – ce qui ne les empêche pas d’en parler avec compétence.

Le milieu populaire ne se braque d’ailleurs pas contre la sollicitude de personnes mieux situées, mais il faut qu’il y ait la relation interpersonnelle, la connaissance, l’empathie, le contact, la parole chaleureuse, compréhensive et compréhensible, le lien émotionnel. Sinon il pourra ressentir ces personnes comme une abstraction, lointaine, bien différente de lui et de la lutte quotidienne pour l’emploi, le logement, la sécurité, des difficultés de cohabitation de personnes aux habitudes et origines différentes. Et quand cette «élite» invoque une «ouverture» dont, au contraire du «petit peuple», elle ne craint rien, celui-ci cherche refuge dans une communauté nationale mythifiée.

Mais il n’y a pas que le sentiment d’être objet et non sujet du discours. Il y a aussi le discours lui-même. Le rejet d’une gauche perçue comme «bien pensante» est aussi fondé sur des options différentes en matière de mode de vie et le sentiment qu’on n’est pas reconnu, regardé de haut ou de travers – voire pas du tout. Par exemple lorsqu’un Président «de gauche» qualifie des populations défavorisées de « sans dents » comme si cela était de leur faute, ou une Hillary Clinton de «déplorables».

Une gauche mal prise

Sur un certain nombre de sujets qui inquiètent, la gauche est soupçonnée de préférer l’étranger à l’habitant, l’arrivant au résident ; celui qui est «différent» à celui qui est dans le moule majoritaire ; l’»assisté» au working poor. Il est indispensable de dissiper ces malentendus.

Il y a une grande différence entre être fier de son identité, souvent multiple d’ailleurs, de ce qu’on est et de son parcours, et un nationalisme agressif et niveleur. La gauche a-t-elle toujours fait cette distinction ?

La question de la sécurité n’a pas été un thème majeur d’une gauche visiblement mal à l’aise avec les notions de répression, de peine et de remise dans le droit chemin. La sécurité pour toutes et tous est un droit qui doit s’exercer dans le strict respect de l’État de droit. Ne pas sembler l’assumer a alimenté dans des quartiers las des petits et gros larcins un ressenti de mépris et d’abandon ; dénier ce droit aux plus fragiles est en effet une inégalité. Et le sentiment d’injustice reste à vif.

Concernant la migration et les migrants, dans le milieu populaire, on est certes prêt à partager, ayant souvent soi-même vécu la dure expérience de la migration. Mais on ne veut pas être seul à le faire et ne veut pas être dupe d’un discours moralisateur dans lequel on craint d’être oublié dans ses besoins. Et on veut que les arrivants d’une autre culture ou religion aient à faire de vrais efforts d’adaptation. Il ne faut pas occulter ces difficultés.

A cet égard, le débat sur la burqa, où des féministes défendaient au nom de la tolérance religieuse le droit d’arborer ce signe de soumission, a contribué à nourrir la confusion entre islam et islamisme promue par l’extrême-droite pour propager son fantasme de la non-intégrabilité des personnes musulmanes.

Pour une sérénité retrouvée

Seul un engagement réel, au-delà des phrases convenues et creuses, contre les inégalités sociales et la précarité, pour la justice climatique (chacun devant contribuer à la transition à la hauteur de ses responsabilités, ni plus ni moins), le déploiement des emplois de la durabilité ainsi que des conditions d’une bonne cohabitation entre humains de cultures diverses permettra au milieu populaire d’être pleinement rassuré, reconnu et respecté tel qu’on est.

Ce serait le point de départ d’une sérénité politique retrouvée, d’une réconciliation entre le milieu populaire et des « élites » qui prendraient alors leurs responsabilités. Il en va du vivre ensemble sur cette Planète. Et peut-être que l’Europe parviendra-t-elle à être perçue comme un espace animé par un patriotisme européen, solidaire à l’interne et à l’externe car seul, aucun des Etats du continent ne saurait peser face aux puissances qui se disputent le monde.

 

Politique agricole: ne pas bloquer les évolutions indispensables

Ce 25 septembre, pour la 3e fois d’affilée, l’Union suisse des paysans (USP) a réussi à faire rejeter une réorientation des pratiques agronomiques dominantes: en juin 2021, l’interdiction progressive des pesticides de synthèse ; maintenant, la réduction des effectifs d’animaux. A chaque fois, il s’agissait de généraliser, avec des délais d’adaptation longs, les standards du bio – qui ont fait leurs preuves techniquement, y compris en termes de rémunération correcte du producteur. A chaque fois, on a préféré s’enfermer et s’enferrer dans l’approche quantitative plutôt que d’aller vers le « moins mais mieux ».

La révision de la politique agricole menacée

Ces résultats ne sont pas de bon augure pour la nécessaire révision de la politique agricole, que le Conseil fédéral a décrites dans son Message relatif à l’orientation future de la politique agricole à partir de 2022 (PA 22+). Le moins qu’on puisse dire est que ses propositions de modifications de la loi sur l’agriculture furent fraîchement accueillies par un lobby agricole voyant d’un mauvais œil que l’on mette en exergue son bilan écologique insuffisant. L’objectif politique de l’USP semble bien être de sanctuariser les soutiens étatiques (fournissant aujourd’hui la moitié du revenu paysan) avec le moins de conditionnalités possibles. Cela s’appelle, pour rester dans la métaphore agricole, vouloir le beurre et l’argent du beurre, et la laitière en supplément…

Le Message constatait en effet que les objectifs environnementaux fixés à l’agriculture n’ont pas été atteints. Il relève notamment des quantités excessives d’ammoniac «dans presque 90 % des sites forestiers, dans pratiquement tous les hauts-marais, dans les trois quarts des bas-marais et dans un tiers des prairies sèches et pâturages secs riches en espèces » (p. 30) et des résidus importants d’azote et de phosphore dans les eaux, y compris souterraines, et les sols. Il souligne également que, malgré les efforts faits, «le recul de la biodiversité n’a pas pu être enrayé» (p. 102).

Dès lors, le Conseil fédéral demande de «diminuer les pertes d’azote et de phosphore d’au moins 10% d’ici à 2025 et de 20% d’ici à 2030» (p. 66) et également de «réduire la dépendance de la production agricole vis-à-vis de matières premières non renouvelables comme les énergies fossiles et le phosphore» (p. 36).

Finalement l’examen de la PA 22+ fut suspendu en mars 2021 dans l’attente d’un positionnement du gouvernement sur, notamment, « la transformation de la politique agricole en une politique globale visant à promouvoir l’alimentation saine et la production durable de denrées alimentaires ». Le rapport demandé par le Parlement est daté du 22 juin 2022 et intitulé « Orientation future de la politique agricole ».

Au sein de l’UE, les mêmes mécanismes de blocage du verdissement de la Politique agricole communautaire (PAC) sont à l’oeuvre, au risque d’endommager toujours plus les systèmes naturels dont l’agriculture a pourtant besoin: une biodiversité fonctionnelle, de l’eau en suffisance, des sols fertiles grâce à l’activité de leurs microorganismes, une agrobiodiversité assurée et des conditions climatiques propice à la production.

La hantise de manquer

Il est temps de déconstruire l’idéologie qui continue d’obséder et de polluer le mental agricole et qui est à la base de la logique quantitative. Elle est directement issue du Plan Wahlen et se nourrit de la crainte ancestrale de manquer. Il est vrai que l’autosuffisance alimentaire de la Suisse est faible : de 50% en moyenne de toutes les filières. C’est 50% aussi pour la volaille, les œufs et les légumes, un tiers pour les huiles végétales et un quart pour les fruits. Et nettement mieux pour les produits laitiers et la viande, les pommes de terre et les céréales.

Mais il y a des parades, et pas des moindres. Ainsi, si on pouvait réduire les importations de phosphates, d’énergies fossiles et de suppléments alimentaires pour les animaux (1,3 mio de t/an, un doublement en 20 ans), elle s’approcherait des 60%. Si on parvenait à diminuer les pertes entre « la fourche et la fourchette » qui s’élèvent à 2,8 millions de t/an, soit 330 kg/personne/an ou 1 kg par jour (pour moitié entre le champ et le distributeur, pour moitié entre ce dernier et le consommateur), on augmenterait encore d’un cran l’autosuffisance. Et si on s’en tenait aux recommandations des nutritionnistes, qui sont de 2400 kcal/jour/personne – alors que nous en ingérons en moyenne 3200, on parviendrait presque à l’autonomie…

Les pronostics démographiques partant d’une population de 10,5 millions d’habitants pour 2050, soit une augmentation de 1,7 million en moins de 30 ans, cela ne suffira toutefois pas. Améliorer encore le taux d’autoapprovisionnement passera par une réduction des surfaces dévolues aux fourrages animaux (« moins de 40 % des terres cultivées sont dédiées à l’alimentation humaine », lit-on en p. 5 du rapport), car il est infiniment plus rationnel d’utiliser ces surfaces pour produire des aliments végétaux pour la population plutôt que de la viande (il faut environ 10 kilos de nourriture végétale pour constituer 1 kg de viande de bœuf)…

Manger mieux et préserver les facteurs de production

Se limiter pour la production animale à nos pâturages dont c’est historiquement et naturellement le rôle est ainsi bien plus cohérent et permettrait à notre production agricole de se rapprocher des préconisations nutritionnelles. Dans son rapport du 22 juin, le Conseil fédéral constate en effet que « la population suisse se nourrit de manière non équilibrée, consommant trop de sucre, de sel, d’alcool, de graisses animales et de viande, et pas assez de produits laitiers, de légumineuses, de fruits et de légumes » (p. 47).

La phrase « Il convient d’accroître la contribution de la politique agricole à une alimentation saine et durable » (p. 9) résume bien ce propos. La cible des 2400 kcal/jour/personne passe notamment par une réduction de 69% de la consommation de viande et de 42% de celle de sucre (p. 22), options dont on voit d’emblée le bénéfice en matière de santé. Le gouvernement souligne également, comme l’avait fait le Programme national de recherche 69 (Alimentation saine et production alimentaire durable), les liens entre une alimentation saine et des modes de production environnementalement sains.

Reste à concilier le juste prix de la qualité avec le portemonnaie des consommateurs déjà très sollicités par les hausses des prix de l’énergie et des coûts de la santé. Il sera ainsi nécessaire d’accompagner les subventions à la production (au total d’environ 4 milliards de CHF/an) par des subventions ciblées à la consommation (comme cela existe pour les loyers ou les primes d’assurance-maladie).

Le Parlement doit garder son autonomie de jugement et de décision

Le vote du 25 septembre a donné un triomphe facile aux tenants du statu quo, qui persistent et signent – alors que précisément cette politique est responsable du fait qu’en 35 ans le nombre d’exploitations ait été divisé par deux, passant de 98’759 en 1985 à 48’864 en 2021, soit une perte quotidienne de 4 exploitations et de 12 emplois. Le « bétonnage » des terres agricoles souvent invoqué n’en est pas la cause principale, la surface agricole utile n’ayant regressé que de 8% environ. Par contre, la surface moyenne des exploitations a bel et bien doublé, et la paysannerie reste ainsi prisonnière dans sa « roue du hamster » de des rendements croissants.

Mais le Parlement a aussi montré qu’il n’est pas complètement aligné sur l’alliance contre nature conclue entre l’USP et les milieux économiques les plus conservateurs. Par exemple, en adoptant le 19 mars 2021 la loi sur la réduction des risques liés à l’utilisation de pesticides qui ajoutait deux articles à la loi sur l’agriculture. Le premier (art. 6 A) prescrit une réduction « adéquate » des pertes d’azote et de phosphore.

Quant au second (6 B), il prévoit que « les risques pour l’être humain, les animaux et l’environnement liés à l’utilisation de produits phytosanitaires doivent être réduits (…). Les risques dans les domaines des eaux de surface et des habitats proches de l’état naturel ainsi que les atteintes aux eaux souterraines doivent être réduits de 50% d’ici 2027 par rapport à la valeur moyenne des années 2012 à 2015 ». Tout espoir n’est donc pas perdu de voir les changements nécessaires s’opérer ! La politique agricole est l’affaire de toutes et de tous, il s’agit d’argent public et tous nous mangeons tous les jours…

Changement climatique, la grande nervosité de la droite

Voici quelques semestres, voire mois encore, on traitait dans les milieux dits « conservateurs » (mais conservateurs de quoi, au juste ?) la gauche et les verts d’hystérie climatique. Certes dans les parlements, on ne s’opposait guère aux déclarations d’urgence climatique, mais sans grande motivation d’y donner suite.

Désormais, l’été 2022 ne laisse plus de place au doute, les sécheresses persistantes, les incendies de forêt et les inondations qui ravagent le monde depuis quelques années sont destinés à prendre chaque année plus d’ampleur. Tous les secteurs d’activité sont menacés, non pas de « dictature écologique », dernière invention démagogique du président de l’UDC – mais de la dictature d’un climat qui dérape. Nul ne sait ce que deviendra le tourisme, l’énergie hydraulique ou encore la production agricole, sans parler des conditions de vie en ville ou s’il y aura assez d’eau…

La droite politique est prise à revers et on sent une grande nervosité la gagner. Lorsque l’UDC rejette toute économie d’énergie tant soit peu substantielle au nom de « touche pas à mes (mauvaises) habitudes », au nom d’une liberté de détruire l’avenir des générations futures et d’autres régions de la planète, qui va encore être séduit par cette posture, qui est le paroxysme du syndrome de l’autruche ? Je doute que le monde agricole, et rural plus largement, pourra encore longtemps se sentir représenté et défendu par ce type d’approche.

Toute liberté a ses limites

Le point commun de ces postures ? Le moins possible de restrictions à la «liberté« de faire ce qu’on veut de l’énergie, de l’eau et des autres ressources de la nature, pensant implicitement qu’elles sont infinies et que la technique permettra de leur substituer quelque artefact encore inconnu. Le moins possible, aussi, d’équipements techniques comme les éoliennes, les panneaux solaires ou encore les forages géothermiques qui permettent de récolter sans trop de pollutions les énergies renouvelables disponibles chez nous.

Ainsi, en juin dernier, la droite majoritaire au parlement de Thurgovie balayait une motion demandant une obligation d’implanter des panneaux photovoltaïques sur toutes les surfaces qui s’y prêtent. Beaucoup d’autres choses sont imposées aux propriétaires immobiliers et aux bâtisseurs, mais au nom de la liberté de valoriser l’énergie du soleil et d’accroître ainsi notre autonomie énergétique – ou de ne pas le faire, on reste en mode volontaire sur un des sujets les plus cruciaux de notre temps.

La pénurie est ainsi programmée et les responsables connus : les opposants aux énergies renouvelables et aux mesures d’économie. Des études fédérales récentes le soulignent : nos eaux sont polluées et se raréfient. Si les robinets s’assèchent, si les interrupteurs électriques n’allument plus rien, si nos ordinateurs s’arrêtent, on saura au moins pourquoi.

Leur solution : des centrales à gaz (mais avec quel gaz ?) et nucléaires (où, quand et à quel coût ?). De la poudre aux yeux – et en cas de réalisation, la poursuite de l’accumulation de risques majeurs, climatiques pour le fossile, biologiques pour le fissile.

Des postures incohérentes

Dans l’étroit biotope politique du Canton de Genève, deux déclarations de personnalités du PLR soulignent le désarroi d’une droite qui semble ne pas avoir vu le changement climatique arriver. Ainsi le président de la FER, l’ancien député Ivan Slatkine souligne  – et on ne peut que l’approuver – dans le Temps du 24 août que « Toute l’économie doit se réinventer, elle y travaille. Si elle peut avoir des incitations, c’est bien ».

Or le même jour, dans la rubrique “Coup de gueule” de l’hebdomadaire gratuit GHI, le député Alexandre de Senarclens, qu’on a connu mieux inspiré, tire à boulets rouges sur … un programme d’incitation du canton visant à « accompagner les PME dans leur transition écologique et numérique afin de renforcer la résilience et la prospérité du tissu économique genevois », parlant de « prêches-tarte-à-la-crème sur la ‘durabilité’ et la responsabilité sociétale des entreprises », notion qu’il brocarde comme un concept nouvellement inventé pour la circonstance (alors que cette notion existe depuis plus de 20 ans et est consacrée par une norme ISO – ISO 26’000 – largement reconnue, datant de … 2010).

Dans le canton de Vaud, la droite affirme qu’»il n’est pas admissible que l’Etat s’implique dans la composition de nos assiettes » et obtient en avril au Grand Conseil que dans les restaurants propriété ou subventionnés par le canton, le choix entre mets carnés et non carnés soit garanti en tout temps ; il s’agit bien d’exclure que l’urgence climatique au sérieux puisse conduire à des « journées sans viande » ou à d’autres initiatives du genre. Comme si la consommation de viande n’avait aucun impact sur la santé de la Terre – et la nôtre…

En juin, les mêmes forces, cette fois au niveau national, s’opposent pour « protéger » notre agriculture des mesures en faveur de la biodiversité du Conseil fédéral, comme si la biodiversité n’était pas un facteur-clé de la productivité agricole. Mais ailleurs, c’est le même discours : début août, la droite espagnole s’insurgeait contre les mesures d’économie d’énergie décidées par le gouvernement.

Apprendre à raisonner en termes de bonne gestion du capital naturel

Lorsque la droite se bat pied à pied contre l’extension du 30 km/h dans les zones urbaines et pour des parkings proches du centre, on se demande comment c’est compatible avec la qualité de vie dans des villes de plus en plus surchauffées. Où mettre tous ces arbres qu’il faudra planter pour rendre la vie urbaine vivable, sinon en réduisant les surfaces dévolues à la voiture ?

D’ailleurs les options prises dans les années 1950-60 au nom du tout-voiture se révèlent de plus en plus comme une des erreurs majeures de la planification territoriale, la généralisation de l’automobile débouchant sur la généralisation de l’immobilité. Parfaite illustration d’une des illusions de base d’un libéralisme sans doute mal compris, selon lequel la recherche par chacun de ses intérêts particuliers conduirait comme par miracle à l’intérêt général.

Plus fondamentalement, le discours dominant consistant à dire que seule la croissance économique nous permettra de se payer la protection de l’environnement révèle une erreur conceptuelle fondamentale. L’environnement n’est pas une sorte de déco, un luxe que seule la prospérité économique permettrait de financer, c’est tout au contraire la base même de cette prospérité.

D’ailleurs le terme d’environnement n’est pas approprié à ce qu’on ferait mieux d’appeler de manière plus correcte le capital naturel. Ce dernier est tout aussi important, sinon plus, que le capital financier et le capital humain. Et aucune forme d’économie ne peut perdurer si elle ne comprend pas le fonctionnement des systèmes naturels qui nous fournissent (encore) un air respirable, de l’eau de qualité utilisable et en quantités suffisantes, un sol fertile, du bois, du poisson, un climat acceptable (jusqu’il y a peu), bref ce qui nous permet d’exister – et à l’économie de produire et de travailler. Et ceux qui sont obsédés par la dette publique feraient mieux de s’inquiéter un peu plus de la dette écologique qui s’accumule au fil de notre empreinte écologique trois fois trop importante.

Je comprends le désarroi de ceux dont la façon de voir se trouve dépassée par des éléments qu’elle refusait de prendre en compte, marquée qu’elle était (et reste majoritairement) par la foi en la croissance et en les miracles de la technologie (s’il en survient, je serai le premier à les applaudir, sauf que je préfère en ces matières ne pas m’appuyer sur une foi) : à savoir les réactions de la Terre à notre prédation et à notre inconscience écologique.

Mais au lieu d’adapter ses théories aux faits, ici on persiste et signe. Dommage, car on aurait grand besoin d’un libéralisme responsable et solidaire, et non pas d’une suite de sorties démagogiques qui ne font que préparer les fameux lendemains qui déchantent. Il est temps d’admettre qu’il n’y a pas de marché sans régulation, comme il n’y a pas de régulation sans marché – et que l’action des individus et des entreprises doit s’insérer dans un cadre défini collectivement. Les acteurs de terrain le savent.

Agriculture, énergie: pénurie ou heure de vérité?

Depuis la guerre menée par Poutine contre l’Ukraine, plus personne ne peut nier la nécessité de revoir les circuits d’approvisionnement. La pandémie du Covid en avait déjà donné un aperçu et on s’était rendu compte à quel point le libre-échange avait un coût non seulement écologique et social, mais aussi géopolitique. La situation actuelle ne fait que le confirmer.

Il reste toutefois incertain que la volonté politique d’un rééquilibrage entre libre-échange (et donc de notre dépendance du bon fonctionnement des relations internationales) et résilience locale soit durable, tant les vertus supposées intrinsèques du libre-échange se sont inscrits dans l’ADN des décideurs des pays industrialisés. Adapter un corpus doctrinal à la réalité est toujours douloureux, on l’a vu avec la chute de l’URSS. Mais ne pas le faire est bien plus douloureux encore.

La pénurie questionne la demande, et pas seulement l’offre

Un autre enjeu est la manière de considérer la pénurie. Et à cet égard on note un parallélisme parfait entre les enjeux énergétiques et ceux de la production agricole. Alors que, en particulier sous l’angle des risques climatiques croissants – que nos étés toujours plus chauds viennent souligner – on avait déjà commencé à questionner les choix privilégiant les perspectives quantitatives, la guerre devrait être l’occasion d’un changement de cap, en prenant le meilleur du passé et du présent pour imaginer un futur à la hauteur de nos attentes…

En effet, la notion de pénurie n’est pas une réalité univoque. En matière agro-alimentaire, elle suppose qu’il est normal que les pays du Sud, en particulier en Afrique, aient négligé leur production agricole vivrière, leurs sortes traditionnelles sélectionnées durant des millénaires pour leur résistance aux conditions locales, et se soient rendus autant dépendants du blé importé.

Elle suppose qu’il est normal que l’on doive satisfaire dans les pays industrialisés une moyenne calorique de 3100 kcal/jour/personne, alors qu’elle dépasse nos besoins nutritionnels d’un tiers. Et qu’elle est obtenue par une course au productivisme qui nivelle les campagnes, les goûts et les sortes, et finalement les paysans eux-mêmes, dont le nombre est en diminution constante, réduisant d’autant nos capacités d’autonomie locale.

Qu’il est normal de dépendre massivement d’intrants importés et polluants, au risque de lourds impacts écologiques. Qu’il n’est pas grave que le monde dépende pour les deux tiers de sa nourriture de 9 espèces végétales, car on a tout sacrifié à une vision purement financière et court-termiste de la rentabilité. Ni qu’on assiste à la perte d’un tiers, entre « la fourche et la fourchette », de la nourriture produite… Tous ces points étant autant de leviers d’action à mettre rapidement en oeuvre!

Quelle stratégie agro-alimentaire pour la résilience des territoires ?

A l’examen, c’est bien la stratégie de « verdissement » de l’agriculture qui nous libère des dépendances, bien plutôt que l’accélération de la fuite en avant. Pourtant c’est cette dernière option que le lobby de l’agrobusiness, incapable de se remettre en question, tente de faire passer, profitant de l’inquiétude ancestrale ne pas avoir assez à manger que le terme pénurie suggère. Et on oublie que le secteur agro-industriel mondial émet 25 à 33 % de tous les gaz à effet de serre anthropogènes. D’ailleurs, la FAO prône aujourd’hui l’agroécologie comme seule façon de nourrir une humanité en nombre croissant sans détruire les sols ni la condition paysanne.

En matière énergétique, le schéma est exactement le même. Alors que depuis un demi-siècle (première crise du pétrole 1973), on connaît les risques géopolitiques et écologiques de notre dépendance du fossile, ce n’est que très progressivement et par à-coups qu’on a valorisé les ressources que nous avons dans notre environnement direct : géothermie, bois, biogaz, eau, vent, soleil, chaleur de l’environnement, qui ne font actuellement à peine que le quart de notre approvisionnement – alors qu’elles sont les plus sûres et les moins polluantes.

Energie : prendre au sérieux les économies possibles

Quant aux mesures pour agir sur la demande, elles sont connues de longue date : chauffer moins en hiver, rouler moins vite, redéployer les transports publics, réduire la place de l’aviation, notamment. Et chaque petite action pour concrétiser cette liste est un combat, qu’on se rappelle des discussions en France sur l’aviation courte distance – et la mise dans un grand tiroir des propositions de la convention citoyenne du climat, malgré l’engagement de Macron de les suivre quasiment à la lettre…

Là aussi la pénurie doit d’abord être l’occasion de redéployer tout l’arsenal du questionnement de la demande, et surtout pas, comme l’UDC vient de le faire sur le mode démagogique qu’on lui connaît, de renoncer aux mesures climatiques et de relancer l’atome. Car si des panneaux solaires ou des éoliennes s’implantent techniquement en peu de mois, prôner le nucléaire ne fait que repousser les échéances d’au moins une décennie. Et pendant ce temps, on ne ferait rien ?

Raser gratis, c’est la promesse des démagogues de toujours, mais on connaît le prix des lendemains qui déchantent. Et dire que d’aucuns continuent à refuser les éoliennes, soit 7% de notre production électrique disponible en peu de temps si les opposants voulaient bien retirer leurs objections d’enfants gâtés. Une chose est sûre : les réponses communes aux risques climatiques et aux risques de dépendance géopolitique existent, à nous de les mettre en œuvre.

Les trois défis de la finance durable

Trois enjeux sont critiques pour la réussite de la nécessaire transition vers la durabilité. La première : une partie suffisante de la population se sent-elle assez concernée et motivée pour s’y impliquer ? La deuxième : si la transition devait aggraver les inégalités sociales au lieu de les réduire, il n’y aura pas d’adhésion de la population. La troisième : la trajectoire de la finance doit être fondamentalement modifiée.

C’est sur ce dernier point que les évolutions ont été les plus rapides. A long terme il ne devrait y avoir plus que de la finance conformes aux exigences de la durabilité, assurant un taux de retour sur investissement raisonnable mais pas abusif, et avec des engagements ayant un impact écologique et social avéré. Même si on en est loin, l’évolution est spectaculaire.

Le dernier rapport de Swiss Sustainable Finance montre une multiplication par 50 en dix ans des activités financières qualifiées de durables en Suisse, passant de 40 milliards en 2011 à près de 2000 milliards en 2021 (environ un quart des actifs sous gestion des banques suisses). Mais tout se passe actuellement comme si on était sur un replat, sur des hésitations, des doutes, des risques pour la crédibilité de la transition du système financier vers la durabilité. Or ce n’est plus le moment d’hésiter, il faut mettre la vitesse supérieure! Et pour ce faire trois questions doivent maintenant être clarifiées.

Première question : qu’entend-on par « durable » ?

Il n’y a pas longtemps encore, des versions assez divergentes de ce que serait la durabilité circulaient. Mais depuis l’adoption par l’Assemblée générale de l’ONU de l’Agenda 2030, avec ses 17 objectifs de développement durable (ODD) et leurs 169 cibles, on ne peut plus affirmer que la durabilité serait à géométrie variable.

Elle apparaît au contraire comme un système d’objectifs concrets et cohérents, définis de manière normative. Et résumée en deux mots, la durabilité signifie proportionner l’empreinte écologique de nos activités aux capacités des systèmes naturels, et veiller à une hiérarchie des besoins. Ces deux objectifs sont loin d’être atteints et le but de la transition est bien d’y parvenir.

En matière de financement durable, un consensus s’est progressivement établi autour de la mesure de l’atteinte d’objectifs environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG), comme par exemple l’égalité des genres, la neutralité climatique ou encore des possibilités de participation des salarié.e.s.

A ce jour, il manque toutefois une norme mondiale, par exemple définie par un standard ISO, fixant un minimum d’exigences contraignantes à appliquer dans chacune des trois atégories. Certes la « taxonomie » de l’UE a précisé le volet environnemental, non sans controverses (le rôle du gaz et du nucléaire comme énergies de “transition” – donc en quelque sorte provisoirement tolérés – vient d’y être confirmé par le Parlement européen), et on attend avec intérêt les contenus qui seront retenus pour les deux autres volets.

Mais la clé sera la concordance avec le système des ODD, cadre de référence pour de nombreux territoires et organisations, y compris économiques.

Deuxième question : comment mesurer l’état d’atteinte des objectifs fixés ?

Une fois le niveau d’exigence minimum défini (conditions plancher que chaque établissement financier ou gestionnaire de fonds peut ensuite renforcer à sa guise), comment vérifier si l’entreprise cible y répond ?

Il faut pour cela que les deux parties s’équipent : les entreprises doivent, tout comme elles doivent le faire depuis toujours avec la comptabilité financière classique, documenter (avec des données vérifiées voire auditées) leurs performances ESG. Et les établissements financiers devant pour leur part se doter des capacités d’analyser ces performances – de la même manière dont elles disposent d’analystes financiers.

L’approche la plus directe est toutefois celle de la finance d’impact : on ne corrige pas ce qui existe mais cible la mise de fonds exclusivement sur ce qui est positif en termes d’impact ESG, tant au niveau du fonctionnement de l’entreprise que de ce qu’elle met sur le marché.

Troisième question : quelle conséquence tirer d’une notation ESG ?

Quasiment aucune entreprise, aucune personne morale (ni physique d’ailleurs) n’est parfait en matière de durabilité, et les procès d’intention seraient de nature à décourager quiconque voudrait se mettre en chemin.

Il faut donc clairement distinguer entre greenwashing, qui est une forme de tromperie de soi et des autres et qui doit être combattue, et greenwishing, qui est le souhait de s’améliorer, lequel demande au contraire à être soutenu.

Dès lors, il vaut bien mieux (sauf critères d’exclusion bien sûr) doter les investissements ou les crédits alloués de conditionnalités ESG fortes et facilement vérifiables, plutôt que de céder les actifs insuffisamment durables à d’autres investisseurs bien moins exigeants, qui ne feront rien pour faire progresser l’entreprise en cause.

L’ensemble de ces démarches s’inscrivent dans la nécessité de reconnecter l’économie avec les enjeux de société dont elle s’était abusivement détachée, et de conjuguer désormais de pair rentabilités financière, écologique et sociale. Un tournant qui n’a que trop tardé à être initié.