Politique identitaire, le mieux est l’ennemi du bien

Une partie de la gauche américaine et européenne a fait de la politique identitaire sa marque de fabrique. Deux points l’éloignent, le premier, de la vérité historique, le second, des couches populaires qu’elle vise à défendre et à représenter face à l’accroissement des inégalités et de l’exclusion.

Il existe un révisionnisme, voire un négationnisme d’extrême-droite. A juste titre cette falsification de l’histoire pour faire oublier des crimes abjects est aujourd’hui dans divers pays pénalement réprimée, car comme toute liberté, la liberté d’expression a ses limites. Effacer des mémoires l’holocauste, le massacre des Arméniens – premier des grands génocides du XXe siècle, les famines massives causées par les campagnes fanatiques d’éradication des paysans indépendants par Staline puis Mao… est une insulte aux victimes de ces folies meurtrières. C’est aussi faire fi de ce dont l’humanité a été capable; il faut s’en rappeler, encore et toujours, pour garder les pieds sur terre, pour éviter que cela se reproduise.

Ne pas effacer l’histoire mais en tirer les bonnes leçons

Mais voilà que la « cancel culture » se met à vouloir elle aussi effacer des traces de notre passé. Renverser des statues de conquérants, débaptiser places et rues, oui cela peut s’imposer. Mais le risque est grand de jeter l’enfant avec l’eau du bain et que la conquête du monde par l’Occident et ses destructions d’autres cultures, par exemple le génocide des peuples autochtones des Amériques, soient purement et simplement effacées des mémoires suite à l’occultation de leurs acteurs.

Non il faut se rappeler que l’Europe a brûlé les « sorcières » et les « hérétiques » par milliers, que notre prospérité a été stimulée par l’achat massif d’esclaves noirs (en n’oubliant pas que là où il y a un acheteur, il y a aussi un vendeur), qu’elle est construite sur les cadavres de peuples entiers qui ont succombé comme des mouches aux bactéries venues d’Europe avec les Européens.

Alors gardons la mémoire de ceux qui ont mené ces « conquêtes », j’écris à dessein « ceux » car c’est bien le Mâle Blanc qui est en cause. Mais pas que « Blanc », les Huns, les Mongols, les Empereurs de Chine ont eux aussi fait aucun cas des vies humaines qui entravaient leur soif de domination, et l’empire Aztèque pratiquait le sacrifice humain à une cadence impressionnante. Oui les empires sont bâtis sur le sang des peuples soumis.

Au lieu d’appliquer à ces forfaits des jugements anachroniques, rappelons nous à quel point l’Homme peut être un « loup pour l’Homme », et c’est encore faire insulte aux loups… Que ce souvenir nous conduise à défendre becs et ongles les instances mondiales de régulation, comme l’ONU, lieu indispensable des concertations multilatérales et l’universalité des Droits humains, et réjouissons-nous du parcours accompli depuis la colonisation, la conquête et l’éradication brutale de tous ceux qui entravaient la marche de l’Homme Blanc. Et défendons ces acquis de l’Humanité face aux dictateurs – et aux populistes qui sont, dans tous les pays connaissant encore la démocratie, leur 5e colonne.

Chaque humain est un peu “femme et un peu “homme”

Et j’en viens au second sujet. L’importance donnée à la question des identité sexuelles ne doit pas occulter les préoccupations du commun des mortels qui a de la peine à boucler ses fins de mois, à trouver à se loger voire à se nourrir à un prix acceptable pour lui.

L’homophobie est détestable et progresse dans le monde. Dans de nombreux pays d’Afrique et du Proche Orient, être homosexuel expose à des châtiments et à une vie faite de honte, de clandestinité, de cachotteries, à des tentatives de « soigner » une « déviance ». Défendons avec vigueur et rigueur le droit de chaque être humain à vivre selon sa nature propre.

Mais faut-il pour autant décliner les identités sexuelles à l’infini, en cis- trans-genre, bi- et a-sexualités, en faire un sujet phare qui fait ombrage à d’autres bien plus graves ? Est-ce judicieux de revendiquer partout des toilettes pour un 3e genre à côté de celles pour femmes et hommes, alors que la solution pourrait être des toilettes unisexe, comme dans les avions ou les trains…

Soyons clairs, je ne néglige aucunement la souffrance des personnes incertaines quant à leur identité profonde. Mais faut-il permettre pour autant à des enfants, à des adolescents encore peu sûr d’eux de décider qu’ils ne sont pas nés dans le bon genre et autoriser des opérations irréversibles ? Faut-il en parler constamment et le décliner à l’infini au risque d’agacer une bonne partie de la population et de susciter des réactions de rejet ? Et de finir par dévaloriser les luttes féministes, puisque pour être femme, la définition biologique ne semble plus faire l’affaire ?

On ferait mieux de se référer avec le grand psychologue Carl Gustav Jung au kaléidoscope oriental du Yin et du Yang, pour lequel chaque homme a dans sa personnalité des traits « féminins » et chaque femme des sensibilités « masculines », à des degrés divers. Il faut faire avec et l’assumer, sans pour cela avoir nécessairement besoin de changer d’anatomie et de tout relativiser et diluer. Et celles et ceux qui sont vraiment sûr.e.s d’être né.e.s dans un corps qui ne leur correspond pas, oui qu’ils ou elles choisissent de réaliser leur désir profond, au nom de la liberté de devenir ce qu’on est.

Rester audible par le commun des mortels

A force de trop parler d’effacer par une simple déclaration ce que son corps physique manifeste, on finit par faire que des reconnaissances qui semblaient acquises, comme le langage épicène qui rend enfin justice à l’existence du genre féminin, se trouvent soudainement remises en question.

Car les mises en avant ostentatoires des uns entraînent quasi mécaniquement le repli sur d’anciennes certitudes des autres, et quand ces « autres » sont la majorité, la compréhension des évolutions nécessaires s’estompe, et au lieu de se réjouir des différences et d’en prendre acte, on vire rapidement à l’intolérance. Car le Vieux Mâle Blanc n’a pas fini de dominer notre inconscient collectif. Comprenons-nous bien, il ne s’agit pas de se fondre dans la masse, mais d’éviter de la perdre.

René Longet

Licencié en lettres à l’Université de Genève, René Longet a mené en parallèle d’importants engagements, dans le domaine des ONG et du monde institutionnel, pour le vivre-ensemble ainsi qu'un développement durable. Passionné d’histoire et de géographie, il s’interroge sur l’étrange trajectoire de cette Humanité qui, capable du meilleur comme du pire, n’arrive pas encore bien à imaginer son destin commun.

6 réponses à “Politique identitaire, le mieux est l’ennemi du bien

  1. Raphael Enthoven explique comment le “respect” de la gauche est un enfer. Je vous invite à l’écouter.

    Cette dame bien-pensante doit encore faire des cauchemars de leur discussion.

  2. Souvent, j’avais émis des critiques, cette fois ce n’est que des félicitations que je vous adresse. Votre article est excellent.

  3. « (…) la victimisation est la version doloriste des privilèges, elle permet de refaire de l’innocence comme on refait une virginité ; elle suggère que la loi doit s’appliquer à tous sauf à moi et esquisse une société de castes à l’envers où le fait d’avoir subi un dommage remplace les avantages de la naissance.

    (…) la grande aventure des temps modernes, c’est l’émergence des dominés sur la scène publique, la possibilité pour eux d’accéder à tous les privilège d’une citoyenneté ordinaire. Que de plus en plus de groupes ou de minorités diverses (handicapés, infirmes, personnes de petite taille, obèses, homosexuels, lesbiennes, etc.) luttent pour l’activisme juridique ou politique contre l’ostracisme dont ils sont l’objet est parfaitement légitime (…). Mais le combat contre la discrimination doit se faire au nom du principe selon lequel la loi s’applique à tous avec les mêmes droits et les mêmes restrictions. Si elle pose en préalable que certains groupes, parce que défavorisés, peuvent bénéficier d’un traitement particulier, ces derniers, bientôt suivis par d’autres, seront tentés de se constituer en nouvelles féodalités d’opprimés. ‘S’il suffit d’être victime pour avoir raison, tout le monde se battra pour occuper cette position gratifiante’. Etre victime deviendra une vocation, un travail à plein temps. (…) Parce que historiquement certaines communautés ont été asservies, les individus qui les composent jouiraient donc d’un ‘crédit de méfaits’ pour l’éternité et auraient droit à l’indulgence des jurys. La dette de la société envers telle ou telle de ses parties se transformerait automatiquement en clémence, en mansuétude pour toute personne appartenant à l’une d’elles même au-delà de la date où cette partie cesse d’être persécutée. Que reste-t-il de la légalité si elle reconnaît à certains le privilège de l’impunité, si elle devient synonyme de dispense et se transforme en machine à multiplier les droits sans fin et surtout sans contrepartie ?
    C’est bien une ambiance de guerre civile miniature qui pourrait s’installer, dressant l’enfant contre les parents, le frère contre la sœur, le voisin contre le voisin, le patient contre son médecin, tissant entre chacun des relations de méfiance. »

    (Extrait de « La tentation de l’innocence » de Pascal Bruckner, Grasset 1995)

  4. Vous avez raison sur un point; on ne parle pas assez de (lutte des) classes.
    En effet, pour distraire le Prolo, le Bourgeois préfère le nourrir avec de l’indignation fabriquée de toutes pièces. Si on prend toujours l’exemple des États-Unis, la chasse aux sorcières organisée contre les personnes trans divise les forces ouvrières : on en est obligé à défendre des droits fondamentaux, comme le droit à la vie, plutôt que de devoir se poser des questions sur nos conditions matérielles. Et c’est très efficace.

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