Faire du neuf avec une vielle

Pour une fois, je dois vous faire un papier ethno- et autocentré: la mise en perspective part de moi – Suisse, 47 ans (oui, je sais, on ne demande jamais son âge à une dame). Elle se développe à partir de maintenant (2020), et postule une notion de progrès – mais dans son sens originel de développement temporel, et non de gain qualitatif. Bref, ce papier risque de contenir des indélicatesses, peut-être des impérialismes: j’essayerai de les réduire au maximum, mes excuses pour ceux qui auront résisté.

Si je mets autant de gants, c’est parce que le sujet dont je vais parler est aussi délicat à traiter que la découverte, par un sénateur républicain climatosceptique, d’une nouvelle souche de coronavirus en plein milieu d’une centrale nucléaire en cours de démantèlement: je vais parler de la réinterprétation contemporaine des folklores. Pourquoi c’est un piège? Parce que la notion de folklore est instable (quoi que Bakhtine en ait écrit, culture populaire et culture des élites ne s’opposent pas terme à terme); parce qu’il faut toujours résister à la condescendance face aux traditions des autres; parce que ce n’était pas forcément moins bien avant, ni mieux maintenant d’ailleurs; et parce que ce qui me paraît lointain (dans l’espace et/ou dans le temps) ne le sera pas pour quelqu’un d’autre.

Ces cautèles mises, on peut essayer de se faire plaisir. Et aussi se poser plusieurs questions: comment et pourquoi modernise-t-on les formes culturelles (ici: musicales) traditionnelles? A la question du pourquoi, on pourra laisser répondre (c’était en octobre passé, au webzine français Le Temps Machine) les membres du collectif La Nòvia, que l’on présente souvent comme des rénovateurs des modes musicaux anciens du Massif central: «Qu’est-ce qui est plus traditionnel, une musique expérimentale ou une musique dite traditionnelle? Et inversement, qu’est-ce qui est plus expérimental? Quelle musique n’est pas expérimentale en fait?» Bref, ils répondent à une question par une autre. Ce n’est pas embêtant, c’est même efficace: la musique traditionnelle est peut-être une catégorie ethnomusicologique, mais c’est surtout une forme qui demande sans cesse qu’on la (re-)mette en mouvement. Dvořák ne l’aurait pas forcément dit autrement.

Passons du pourquoi au comment. Pour donner une mutation à une tradition ancrée, on a plusieurs recettes: on peut se focaliser sur un point particulier d’un mode ancien, et le développer comme une obsession ; on peut mélanger de l’ancien à quelque chose de neuf; on peut interpréter une vieillerie avec un instrument contemporain; on peut prendre un vieil instrument, et lui faire jouer des choses nouvelles.

Prenez par exemple La Nòvia. C’est un collectif lâche, fluide, aux hypostases en grenaille – des propositions centrales comme Toad, Jéricho, Faune, puis d’autres groupes davantage périphériques, comme France (Yann Gourdon, Jérémie Sauvage, Mathieu Tilly), ou jusqu’au trio franco-genevois La Tène (Cyril Bondi, Laurent Peter, Alexis Degrenier). On retrouve chez eux des instruments anciens (vielle à roue, cornemuse, chabrette, tambourin), à moitié oubliés pour certains d’entre eux, mais aussi des choses plus modernes (guitare électrique, batterie). Ils décortiquent les structures des musiques anciennes (avec, c’est vrai, un indéniable tropisme auvergnat) et les reconfigurent, souvent en en accentuant tel ou tel caractère. La répétitivité, le tournoiement, par exemple. Regardez ce concert que France donnait en 2016 au Centre Pompidou: c’est un exemple de montée au Golgotha.

Sortir des vieux instruments de la naphtaline. On a aussi fait ça ici: rappelez-vous de Stimmhorn, le duo de Christian Zehnder et Balthasar Streiff. Eux, c’étaient le cor des Alpes et le yodel qu’ils tordaient – et c’est toujours aussi énergique:

Les exemples de ce type de travail sont nombreux. Je vous en donne encore un, qui m’a récemment tapé dans l’oreille. Voici Seungmin Cha au daegeum, une flûte coréenne – on a ici «Overdoser», un titre extrait de son dernier album, Nuunmuun (Tonal Unity, 2019):

On peut renverser le processus. Dépoussiérer, non pas un instrument, mais un style – et par exemple en le transposant dans une nouvelle instrumentation. Les musiques plus ou moins festives du pourtour méditerranéen y ont beaucoup fait recours ces dernières années – souvenez-vous par exemple de la manière dont Omar Souleyman (pour citer quelqu’un de connu) a revitalisé le dabke, cette danse folklorique du Levant, à grands coups de synthétiseurs hirsutes*:

Retournons en Asie, mais cette fois-ci du côté de Java. Rully Shabara et Wukir Suryadi y ont fondé en 2010 le duo Senyawa. On entre avec eux dans d’autres techniques de mélange, qui sont plutôt de l’ordre de l’entremêlement de registres, d’ambiances: Shabara et Suryadi construisent leurs propres instruments (d’effrayants hybrides amplifiés de bambou, de cordes métalliques et de peaux d’animaux) pour recontextualiser certains éléments des musiques traditionnelles indonésiennes en une espèce de lent sabbat abyssal, guttural, parfaitement à sa place aux côtés des plus fuligineuses productions de drone metal. Ecoutez par exemple ce magnifique «Tanggalkan Di Dunia (Undo The World)», sur leur album Sujud (Sublime Frequencies, 2018).

L’hybridation peut être quelques fois plus explicite. Prenez par exemple, pour revenir vers chez nous, le cas du projet Zeal and Ardor, du Bâlois Manuel Gagneux. Lui, ce sont les chants des esclaves du coton qu’il exhume, en les mélangeant aux schémas du black metal. L’alliage avait tout pour être improbable, tant ses constituants paraissent éloignés les uns des autres, mais il est superbe dans son étrangeté:

Et sinon, il peut exister des choses passablement horrifiantes:

*Dans ce rayon précis, je ne saurais que trop conseiller de tourner le regard vers les soirées organisées par le collectif genevois Bisque. Elles ont tout pour renverser.

 

Si j’étais chez vous, je partirais:

> A Bâle (Wurm, me 12) pour y écouter Sourdurent, étonnant mélange entre expérimentations et traditions musicales occitanes. On pourra également les écouter le lendemain au Bourg de Lausanne.

-> A Genève (Cave 12, même soir) pour y écouter ARLT, combo de chansons bricolées et bruitistes dans lequel on retrouve, entre autres, Eloïse Decazes et Clément Vercelleto, d’Orgue Agnès.

-> A Bienne (Lokal-Int, je 13) pour y écouter Juliette Volcler. Cette chercheuse et essayiste française, auteure entre autres de Le son comme arme, les usages policiers et militaires du son (La Découverte, 2011), proposera un parcours commenté sur la thématique des «Barrières sonores dans l’espace public».

-> A Martigny (Caves du Manoir, même jour), pour y écouter Herod, un bel exemple de metal lourd et articulé. Leur Sombre Dessein (Pelagic Records, 2019) reste une claque. On pourra les réécouter le lendemain au SAS de Delémont.

-> A Yverdon (Librairie L’Etage, même jour) pour y écouter Matthieu Mégevand lisant son dernier livre, Lautrec, avec une mise en musique d’Emilie Zoé.

-> A Genève (Alhambar, même jour, dans le cadre d’Antigel) pour y écouter Jeff Mills et Tony Allen. Le premier est le pape incontesté de la techno de Detroit, le second, derrière sa batterie, inventa l’afrobeat avec Fela : c’est un mariage de légendes. On notera que la première partie sera assurée par Amami, superbe odyssée afro-dub – écoutez leur album Giant (Bongo Joe, 2019), ça transporte. On pourra réécouter ces derniers le ve 21 à la Case à Chocs de Neuchâtel.

-> A Berne (Dampfzentrale, même soir) pour y écouter Bit-Tuner y présenter EXO, son nouvel album publié chez -OUS. Une belle merveille d’electronica élégiaque.

-> A Genève (Caserne des Vernets, ve 14, dans le cadre d’Antigel) pour y écouter Helena Hauff, de l’electro faussement old school et carrée bien comme il faut.

-> A Lausanne (D ! Club, même soir), pour y écouter Recondite. Une techno léchée, aux sonorités souvent tubulaires.

-> A Porrentruy (Le Sauvage, même soir) pour y écouter les détournements de caisse claire de Pascal Lopinat et le hip hop (au sens que Pierre Schaeffer donnait à ce terme) d’Abstral Compost.

-> A Genève (Cave 12, di 16) pour écouter Joke Lanz & Jonas Kocher: le premier brutalisera des platines, le second sera à l’accordéon, on peut attendre beaucoup de choses de cette rencontre surréaliste.

-> A Genève (Cave 12 toujours, me 19), pour y écouter la première création commune de Thomas Ankersmit (un homme qui en sait passablement en matière de déflagrations) et des solistes de l’Ensemble Contrechamps.

-> A Genève encore (Le Zoo, je 20) pour y écouter Subhead, l’un des grands maîtres incontestés de la techno déviante de Brighton. On notera qu’il sera accompagné d’une équipe de Jurassiens membres de la fameuse écurie Mercurochrome : Nino Fight, Darko Stronqvist et Spin-L.

-> A Genève encore, bis (Audio Club, ve 21), pour y écouter Mimetic. Une techno à la fois claire, verreuse et brute.

-> A Genève encore et encore (Duplex/Walden, même soir) pour une soirée organisée par Bisque et centrée sur des synthétiseurs sombres et des rythmes au couteau. Au menu : Rivière de Corps, Leroy Se Meurt, et Sacrifice seul.

-> A Fribourg (Tour vagabonde, sa 22), pour y écouter Derya Yıldırım. Elle joue du baglama (un luth turc), et c’est de toute beauté.

-> A Genève (Le Zoo, même jour) pour y écouter Manu Le Malin. Légende s’il en est de la scène hardcore (on parle de techno) française. Ça va taper.

-> A Martigny (Caves du Manoir, même jour) pour y écouter Hey Satan, trio de stoner aux compositions félines et musculeuses.

-> A Vevey (Studio 603, di 23) pour y écouter Molly, très bel exemple de pop planante, voire carrément extatique.

Philippe Simon

Philippe Simon est chef d'édition au «Temps» et Dr ès Lettres de l'Université de Genève, spécialiste de Rabelais et des littératures de la Renaissance. En marge de cela, il se passionne pour les musiques singulières, curieuses, aventureuses – tous styles confondus. C'est de ces sons qu'on n'entend guère qu'il va vous parler ici.