Luigi Snozzi (1932-2020)

Luigi Snozzi fut avec Mario Botta (1943), Aurelio Galfetti (1936) et Livio Vacchini (1933-2007), le quatrième représentant emblématique de la « Tendenza tessinoise ». Ce groupe d’architectes fut révélé par l’exposition zurichoise « Tendenzen – Neuere Architektur im Tessin » organisée par les critiques Thomas Bogga et Martin Steinmann en 1975. Pour prendre la mesure de l’importance de leur apport dans le débat idéologique de l’époque, il faut se remémorer que cette période est celle qui voit « le postmodernisme s’épandre sans entraves, [et au milieu desquelles] les projets tessinois manifestent aussi une confiance en certains idéaux de l’architecture moderne, dans une révérence faites à plusieurs grands maîtres » (1). Si l’on ne peut pas parler d’« école tessinoise », on doit certainement affirmer la notion d’une «école de tendance», selon la locution de Pierre-Alain Croset (2).

A la différence de la plupart des protagonistes de la mouvance culturelle de la postmodernité en architecture qui s’intéressent à la question linguistique du domaine, Luigi Snozzi va suivre, de manière radicale, un chemin qui recentre la réflexion sur l’urbain et sur le territoire. Bien qu’influencé à ses débuts par les recherches des théoriciens italiens des années soixante, il va poser son regard  affuté sur le monde bâti du premier choc pétrolier en analysant de manière très personnelle les tenants et aboutissants de la densification de son canton d’origine. Au début de la décennie post « mai soixante-huit », il s’inscrit alors dans la droite ligne de pensée de l’ami Galfetti qui vient de livrer l’emblématique projet des bains de Bellinzona (1967-1970), géniale réflexion basée sur un programme de loisirs qui acquiert une dimension territoriale à l’usage de la communauté toute entière.

C’est sur ce territorio dell’architettura – auquel il apporte une vision plus pragmatique que celui de Vittorio Gregotti, l’inventeur de l’expression –, qu’il va développer son travail, à la fois professionnel, mais surtout académique, dispensant à plusieurs générations d’étudiants en architecture sa flamboyante parole. C’est encore à Zurich, au cœur de l’Ecole polytechnique fédérale, que vont se dessiner les prémisses de ce qui présidera au destin d’un changement de regard sur le territoire : Luigi Snozzi y est en effet invité entre 1973 et 1975, période pendant laquelle il croise Aldo Rossi, l’auteur du traité théorique L’architettura della città (1966), lui-même enseignant sous la célèbre coupole de Gottfried Semper de 1972 à 1974. Car comme son illustre aîné transalpin, Snozzi a toujours résolument défendu une vision d’architecte et non d’urbaniste. C’est le projet qui fait la ville disait-il, et il importe, dans l’approche du projet, de toujours « essayer quelque chose de différent [qui] peut être l’occasion de poser des questions, de solliciter une réaction dans des situations d’une grande banalité en essayant de leur donner une valeur urbaine. Mon objectif a toujours été la ville, même lorsque je conçois une petite maison »(3).

la silhouette caractéristique de Luigi Snozzi ©smoor

Suite à cette première expérience pédagogique, il est invité, puis nommé, à l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (1982-1997) où il achèvera sa carrière d’enseignant en Suisse, pour la poursuivre plus au sud, en Italie, là où le couperet de l’âge de la retraite ne tombe pas de manière aussi drastique qu’au nord des Alpes. Pendant toutes ces années, Luigi Snozzi a investi toute son énergie et sa passion pour former de nombreuses volées d’architectes, dont il espérait qu’ils fussent capables de formuler une réponse intelligible à un lieu et à un programme, et de manière générale, à projeter précisément dans un territoire en mutation permanente. Aujourd’hui encore, au tournant de ce millénaire où certains paradigmes sont mis en crise, cette aptitude demeure un atout majeur pour affronter les diverses transitions auxquelles il nous appartient de fournir des réponses. Son apport didactique demeure tangible et sa mémoire est un guide pour tous ceux qui explorent l’environnement bâti pour tenter de constamment en améliorer les contours.

Monte Carasso : la source de tout

Bien qu’il fut souvent appelé à se pencher sur des thématiques urbaines de grande échelle, il est révélant de penser que c’est une petite bourgade aux portes de Bellinzone, chef lieu du canton du Tessin, qui le révèle aux yeux d’un public plus élargi. C’est en effet à Monte Carasso, dans ce tissu bâti quelque peu décousu, à l’image de toutes les périphéries européennes, qu’il va patiemment, pendant près de quarante ans, construire le futur de cette modeste commune. Grâce à la compréhension, puis à l’appui indéfectible d’un maire éclairé, il va façonner le développement du centre du village. Par petites touches, par des interventions minimalistes, étape après étape le cœur de Monte-Carasso se modifie jusqu’à acquérir une identité dont elle n’a jamais bénéficié auparavant. à partir d’une approche très locale, Luigi Snozzi a été capable de développer une démarche qui se révèle applicable à une échelle mondiale. à l’image d’un Willem Dudok à Hilversum, ou d’un Ernst May à Francfort, son apport en tant qu’architecte de ville a marqué l’histoire de l’architecture. En parallèle de ses réalisations, il met sur pied le « Séminaire de Monte Carasso » qu’il a dirigé pendant plusieurs décennies et qui a été repris depuis peu de temps par quelques uns de ses plus fidèles élèves : Mario Ferrari, Giacomo Guidotti, Michele Gaggetta et Stefano Moor.

Luigi Snozzi fut un brillant enseignant. On peut encore rappeler ici toute son implication, toujours un crayon à la main, trainant tardivement dans les ateliers au contact des étudiants pour les accompagner, plus que les diriger dans leur recherche, manifestant une forme de doute positif, à l’image de l’intuitif par nature qu’il était. Ce doute l’habitait encore plus lorsqu’il devait concevoir ses propres bâtiments. D’anciens collaborateurs racontent sa difficulté, parfois sur de nombreuses semaines, à prendre une décision pour une question d’angle, de proportion ou de raccord au sol. Il appartient à cette catégorie d’« architectes de parti » comme je les qualifie (4), pour lesquels la question du langage architectural n’est pas une priorité. Pour lui, « l’enjeu principal a toujours été la justesse typologique de la solution à la fois à une macro et une micro échelle, plutôt que l’affirmation d’une syntaxe personnelle » (5).

Architecte modeste, il ne fut pas porté sur le devant de la scène internationale comme ses illustres confrères Mario Botta, Herzog & de Meuron (Pritzker 2000) ou Peter Zumthor (Pritzker 2010). Mais il a conservé tout au long de sa longue trajectoire intellectuelle la soif de transmettre son savoir, à tel point qu’à passé 80 ans, il donnait encore des conférences à travers l’Europe devant des parterres d’étudiants toujours charmés par sa manière si unique de raconter, souvent avec malice, les affres de son parcours atypique. Son corps, fatigué depuis de nombreuses années, n’aura pas résisté à la maladie, à quelques heures du passage à l’an 2021. Son âme bienveillante et sa pensée engagée resteront à jamais dans la mémoire collective d’une profession aujourd’hui en manque de grandes figures tutélaires.

+ d’infos

1) Jacques Lucan « Le Tessin, vingt ans après », in Matière d’art – Architecture contemporaine en Suisse, édition Birkhäuser, Bâle, 2001.

2) Pierre-Alain Croset (sous la direction de), Pour une architecture de tendance – Mélanges offerts à Luigi Snozzi, PPUR, Lausanne, 1999.

3) Luigi Snozzi, « ‘Avanzare piano, ma sempre’, Stefano Moor in Conversazione con Luigi Snozzi », Grand prix suisse d’art, Prix Meret Oppenheim, Office fédéral de la culture, Berne, 2018, p. 122.

4) Philippe Meier, « Architecte de langage ou architecte de parti », in Matières n° 16, EPFL Press, Lausanne, 2020.

5) Kenneth Frampton, « La pratique critique de Luigi Snozzi », in Pierre-Alain Croset (sous la direction de), Pour une architecture de tendance – Mélanges offerts à Luigi Snozzi, PPUR, Lausanne, 1999, p. 120.

Photographie de Monte Carasso (extrait, courtesy of Archivio del Moderno, Fondo Luigi Snozzi).

Voir aussi :

Gran Ticino, Faces numéro 74, automne 2018, .

Thomas Bogga (éd.), Martin Steinmann (éd.), Tendenzen – Neuere Architektur im Tessin, édition Birkhäuser, Bâle, 2010.

Dernière interview de Luigi Snozzi : https://youtu.be/u1kcYBlrE_s

Une passerelle pour la postérité : https://blogs.letemps.ch/philippe-meier/2018/10/19/une-passerelle-pour-la-posterite/

Philippe Meier

Né à Genève, Philippe Meier est architecte, ancien architecte naval, enseignant, rédacteur et critique. Depuis plus de trente ans, il exerce sa profession à Genève comme indépendant, principalement au sein de l’agence meier + associés architectes. Actuellement professeur de théorie d’architecture à l’Hepia-Genève, il a également enseigné durant de nombreuses années à l’EPFL ainsi que dans plusieurs universités françaises. Ses travaux et ses écrits sont exposés ou publiés en Europe et en Asie.

2 réponses à “Luigi Snozzi (1932-2020)

  1. Merci Philippe Meier pour cette magnifique révérence à Luigi Snozzi, mon professeur préféré à l’EPFZ. Je suis sidéré que l’ats ne se souvienne pas (dans son article du 16 mars) qu’il est l’un des 3 bureaux suisses a avoir reçu le prix Pritzker. Cela veut-il encore plus montrer sa modestie?
    François de Wolff, arch. EPFZ- Sion/St.Gall

    1. Bonjour,
      Je vous confirme que Luigi Snozzi n’a jamais obtenu le prix Pritzker. Il a été attribué à Herzog & de Meuron en 2001 et à Peter Zumthor en 2009, pour ce qui concerne les architectes suisses.

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