Le Pritzker : on en parle (3)

Il y a quelques semaines le prestigieux prix Pritzker a été attribué au duo français Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal. Enfin, serait-on tenter de penser. Cette distinction s’inscrit dans une tendance qui, prenant ses distances des « stars architectes », tend à récompenser des approches plus contemporaines parmi lesquelles celles du chilien Alejandro Aravena (2016), des catalans de RCR (2017) ou des irlandaises Yvonne Farrell et Shelley McNamara (2020).

Un regard sur le domaine bâti qui, infléchissant sa portée par l’ajout d’une composante plus locale, renvoie peut-être à la notion de « régionalisme critique » définie par le théoricien Kenneth Frampton dans les années quatre-vingts, à laquelle on aurait rajouté des considérations sociales et environnementales. « Il fera beau demain », c’est le titre annonciateur d’une exposition que les architectes Lacaton & Vassal présentaient en 1995 à l’Institut français d’architecture. En lieu et place de l’habituelle préface, on lit avec plaisir une proclamation engagée qui convoque tour à tour, les pagodes africaines de Niamey, les odeurs florales des marchés antillais ou les containers des ports fluviaux. Dans ce déclaratif, le mot Habitations résonne comme un slogan. Ils y affirment :« Trop de confort. On se prive d’architectures extraordinaires à cause d’un peu trop de confort, bourgeois. […] Travailler la transparence, les filtres, bâtiments ouverts, perméables au climat. Inventer les maisons-machines, les maisons-fleurs ».

Au cœur de cette iconographie poétique, l’image de la serre émarge : elle deviendra le substrat indissociable de leur pensée, telle un fil d’Ariane où la transparence rivalise avec l’énergie et où l’économie rime avec la nécessité. C’est tout d’abord, en 1993, la maison Latapie, près de Bordeaux la ville où ils ont étudié ensemble à la fin des années septante. C’est une habitation improbable en pleine période du minimaliste chic, un volume presque trop évident dominé par un jardin d’hiver dont la construction (ou l’auto-construction) s’affiche. C’est une surface d’habitation de près de 200 mètres carrés pour moins de 60’000 € : une gageure. C’est un objet très simple prônant l’esthétique de l’évidence, où le beau se décline par le fait de créer le bonheur de l’utilisateur, dans un espace où le centre de la question architecturale est l’habitant.

Depuis cette réalisation très médiatisée, les deux architectes enchaînent les projets et les expériences, toujours avec cette forme de décontraction raisonnée qui interroge les lieux et les programmes. En 2002, c’est le Palais de Tokyo où le patrimoine de l’Exposition internationale de 1937, issu d’une modernité incertaine, parfois décrépie, est mise à nu dans sa verticalité structurelle. En 2003, c’est le concours lauréat pour l’école d’architecture de Nantes avec sa structure banale en poteaux-dalles, oscillant entre un principe Dom’Ino corbuséen géant et un parking un peu trop soigné, laissant ouverts tous les possibles pour l’enseignement. 

En 2011, c’est la transformation de la Tour Bois le Prêtre, un de ces innombrables immeubles de logements des trente glorieuses, voué à la démolition. Avec sa façade d’une fausse banalité, mise en couleurs comme pour en atténuer sa mélancolie, derrière ces panneaux de béton éteints, Lacaton & Vassal, avec Frédéric Druot, détectent une vie, toute précaire soit-elle, qui engage des relations, du voisinage, en résumé de l’humanité. Sa déconstruction aurait engendré un effondrement social, disent-ils. Avec précision, avec modestie, mais avec une intelligence conceptuelle, ils redessinent la silhouette massive en une sobre valse de verres coulissants et de rideaux ondulants. A partir de la substance, ici réelle et non patrimoniale, ils offrent des espaces en plus, des mètres carrés ouverts sur le skyline parisien. Une réussite indéniable, une réponse magistrale à une question d’actualité, récompensée en 2011 par l’Equerre d’argent, prix national d’architecture.

tour “opale, Genève ©phmeier

Quelques années plus tard la même démarche responsable est appliquée à Bordeaux dans l’opération du « Grand parc », où un demi-millier de logements bénéficient du même type de traitement. Ici un travail d’ethnologie urbaine est entrepris avec une documentation photographique impressionnante démontrant « l’avant-après », révélant les univers tellement différents des habitants où les vieux canapés élimés côtoient le béton, le verre et l’aluminum, reflet sociologique de cette communauté habitante que les architectes scrutent méticuleusement pour en tirer leur substantifique inspiration. L’opération est couronnée par le Prix européen Mies van der Rohe en 2019.

Au-dessus de la nouvelle gare du Léman-Express, conçue par un ancien lauréat du fameux prix, Jean Nouvel, Genève accueille le dernier né de la prolifique carrière de Lacaton & Vassal sous la forme de la « Tour Opale » qui dresse son élégante volumétrie de soixante mètres dans le paysage de cette périphérie en manque de repères urbains.

Philippe Meier

Né à Genève, Philippe Meier est architecte, ancien architecte naval, enseignant, rédacteur et critique. Depuis plus de trente ans, il exerce sa profession à Genève comme indépendant, principalement au sein de l’agence meier + associés architectes. Actuellement professeur de théorie d’architecture à l’Hepia-Genève, il a également enseigné durant de nombreuses années à l’EPFL ainsi que dans plusieurs universités françaises. Ses travaux et ses écrits sont exposés ou publiés en Europe et en Asie.