Les pierres sauvées

Le patrimoine bâti de l’humanité se compose d’œuvres que l’histoire a cataloguées comme devant faire partie de notre mémoire collective. Riche en monuments des siècles passés, il fait référence à ce qu’on a coutume d’appeler la « Grande architecture ». Cependant il existe de part le monde des lieux oubliés où le travail de mémoire, fusse-t-il le plus modeste possible, accède au rang d’acte culturel dans le sens le plus noble de son terme.

Pour l’évoquer, une belle aventure humaine.

C’est en effet, dans une vallée profonde, presque perdue, au cœur des alpes tessinoises, que cette histoire débute en 1994. A la clé une constatation : l’occupation des alpages en cette fin de vingtième siècle n’a plus vocation nourricière, les bêtes ayant rejoint des horizons plus accessibles. De ce fait, les abris de pierre, patiemment construits à partir de la roche que le sol permafrostique avait fournie, se sont lentement écroulés. Ces belles installations érigées à la force de dos arqueboutés et de bras burinés – qu’un Donald Judd, un Andrew Rodgers ou même un Christian Kerez, ne renieraient pas – n’étaient qu’amas de matière informe évoquant plus l’éboulis, voire le tumulus que la ruine antique.

Devant cette déchéance pétrifiante, un jeune architecte décide de prendre les choses en main et de transformer ces lieux en leur conférant une nouvelle et nécessaire dignité. Il est ici question de « recompositions », comme l’annonce son auteur, dans une intervention qui se veut essentielle et élémentaire : déplacer caillou après caillou et les poser dans une forme de soubassement presque carré, selon l’exacte géométrie primitive qui composait la vernaculaire construction originelle. Un acte fort qui renferme de nombreux symboles et interroge sur notre rapport à la ruine. Ici c’est l’homme qui crée la ruine, dans un geste qui renvoie autant à une libre interprétation archéologique qu’à une vision de type land Art, qu’à une métaphore de l’art funéraire. En effet, n’y a-t-il pas dans cette opération réparatrice d’une mort annoncée d’un domaine bâti, une sorte de mise en terre – en pierre – de la fonction obsolescente du territoire? De manière bien plus modeste, les traces laissées sur les pentes de la montagne évoquent les degrés en pierre de l’aztèque Teotihuacan, les murs de la chaldéenne Ur ou la vinking Hvalsey. Chacun de ces joyaux préservés a pour dessein d’inscrire dans la matière brute les artefacts de l’activité humaine face au grand paysage.

Pour y parvenir, une cinquantaine de volontaires, amis, parents, ou collègues ont donné leur temps, sur plus de vingt années, pour que ces lieux presqu’inhabités acquièrent un équilibre éphémère dans ce rapport étroit, fragile et sublime, entre nature et artifice. La démarche effectuée à Malvaglia, à deux mille mètres au-dessus de la mer, là où l’adresse s’écrit encore en coordonnées géographiques – Sceru (45° 27’ 22’’ N / 9° 01’ 33’’ E) et Giumello (46° 27’ 42’’ N / 9° 04’ 19’’ E) – m’évoque un peu le parcours de l’explorateur Théodore Monod qui fit acte de foi en parcourant inlassablement de son pas légendaire les déserts sahariens, pour cartographier ce qui n’était qu’horizons évanescents et y recenser la géologie et la botanique. Il est allé là où son cœur l’a un jour appelé, et y est retourné ensuite, rappelé par sa raison.

Un vieux proverbe nordique affirme que « la patience édifie, l’impatience renverse ». Ne peut-on pas entendre dans cet exemple citoyen un écho bienveillant? En effet, ici, dans ces espaces dominés par la présence de froids sommets, le réalisme économique a précipité la fin d’un usage issu de la lente conquête de lieux longtemps jugés inhospitaliers. La patience et la persévérance de ces jeunes tessinois montrent un bel engagement, affichent une infinie croyance en la nécessité d’une forme de pérennité et font appel à une morale citoyenne ancrée dans un sens donné au travail. En ces temps où défilent, en quelques fractions d’une unité temporelle devenue presqu’inhumaine, tous les savoirs du monde dispensés par une intelligence programmée par les GAFA, la mise en exergue de cet exemple emprunt d’une lente persévérance me paraît être d’actualité.

+ d’infos

Architecte : Martino Pedrozzi avec cinquante volontaires

Lien : http://pedrozzi.com/it (ricomposizioni)

Période :1994-2015

GAFA : la quadrilogie du numérique composée de Google, Apple, Facebook et Amazon.

PS: ce blog a été publié la première fois sur la plateforme de l’hebdo.ch

 

Philippe Meier

Né à Genève, Philippe Meier est architecte, ancien architecte naval, enseignant, rédacteur et critique. Depuis plus de trente ans, il exerce sa profession à Genève comme indépendant, principalement au sein de l’agence meier + associés architectes. Actuellement professeur de théorie d’architecture à l’Hepia-Genève, il a également enseigné durant de nombreuses années à l’EPFL ainsi que dans plusieurs universités françaises. Ses travaux et ses écrits sont exposés ou publiés en Europe et en Asie.