Ne méprisons pas la cité

Comment adhérer?

A l’orée de cet automne 2014, revient devant le peuple le long cortège des sujets de votations trimestrielles. Parmi ce florilège disparate et hétéroclite, se glisse, presque furtivement, un objet de bien des débats: la traversée de la rade de Genève. Au bout du lac, re-fleurissent les panneaux publicitaires du pour et du contre, tous aussi inélégants, inefficaces, inexacts et racoleurs, devant lesquels le citoyen, qui a un peu creusé le sujet, reste coi.  

La question de cette «petite traversée» ne devrait même pas se poser.

Au delà des raisons objectives de ne pas voter ce texte – coût, afflux de véhicules aux points névralgiques de la cité, atteinte à la géologie phréatique – c’est bien d’un déplacement du débat dont il s’agit ici. Le manque d’ancrage historique, la méconnaissance des vrais enjeux de société, l’absence de recul intellectuel, transposent ce sujet sérieux vers une approche a-culturelle affligeante où seule la corde sensible de l’automobiliste bloqué dans son habitacle restreint est visée.

En effet il ne s’agit pas de faire voter la population sur un projet qui remonte à 2004 – date du rapport des ingénieurs comptables sur lequel s’appuie naïvement les initiants –, ni à 1996 – date du refus par le peuple du pont et du tunnel de la grande traversée –, ni encore à 1988 – date du ralliement de la population au principe de la traversée –: il s’agit clairement de prendre une position éthique sur une vision de la ville qui date des années cinquante et soixante.

Celle du «tout automobile».

Celle qui a vu Paris mettre en place ses voies sur berges, Boston installer au coeur de la cité puritaine une autoroute aérienne, la Central artery, et Genève proposer de nombreuses alternatives de circulation à l’intérieur même de la ville la plus motorisée d’Europe. Ici, ces réflexions ont été conduites sous l’égide d’architectes éclairés dans les années de la Modernité où la voiture privée était érigée au rang de valeur, représentant le progrès, l’émancipation, l’autonomie, etc. De l’agrandissement de la rade par une digue hors d’échelle (projet URBAT) à la création de voies rapides le long des bords du Rhône, la cité de Calvin a donc aussi eu son lot de projets pharaoniques et soyons heureux, habitants d’aujourd’hui, qu’ils ne fussent réalisés en leur temps.

«Tout: tout de suite!»

Les partisans de cet ouvrage avancent avec une béate certitude le slogan d’«un tiens vaut mieux que deux tu l’auras». Cette vision à court terme ne prend pas en considération le rôle à la fois fascinant et pervers de la voiture privée. Celui par lequel se déplacer seul est un luxe encombrant, coûteux et provocant de nombreuses nuisances. Centrer le débat sur ce mode de transport revient à faire du décentrement une priorité en favorisant la périphérie. Aujourd’hui toutes les études sérieuses démontrent qu’il faut construire la ville sur la ville et que cette approche implique de facto que les moyens de transport se répartissent en de multiples autres modes de locomotion.

Alors que la planète se meurt doucement d’une surconsommation occidentale, que la population se détache progressivement de la notion de propriété de son propre véhicule, comment penser son futur comme il y a un demi-siècle? Comment ne pas vouloir attendre les effets inéluctablement positifs de la mise en service du CEVA?  Comment ne pas voir que Genève n’en peut plus de ses voitures? Comment peut-on alléguer de tels propos au vingt-et-unième siècle?

Quel retour en arrière!

A l’origine du terme, la politique était la science de la bonne gestion de la ville – πολις (polis) est la cité en grec ancien. A travers cette initiative, la cité est devenue l’otage d’une lutte d’influence et de pseudo-pouvoir à l’intérieur d’un cénacle obtus et avide de reconnaissance immédiate. On ne devrait pas autoriser qu’on bafoue à ce point la qualité de l’urbain, sous peine de voir nos enfants se réveiller, dans quelques décennies, avec le goût amer d’une erreur de jugement dans la bouche.

Ouvrons les yeux!

Dans les années quatre-vingt, à l’aube de ses Jeux olympiques, Barcelone a commencé à panser les plaies urbaines de la Ronda – autoroute de contournement de la capitale catalane; au tournant du siècle, Boston a enterré le monstre aérien grâce au programme «Big Dig» en éloignant le plus possible le trafic du centre; Paris tente également de reconquérir ses bords de Seine, en valorisant une utilisation pour l’instant saisonnière, du rapport de la ville à l’eau. Pendant ce temps, Genève, la provinciale, vante une vision sociétale de la ville et de la mobilité qui ont fait leur temps.

Parmi les images mensongères, celle qui marque le plus l’attention affiche sans vergogne une vue aérienne avec en premier plan le projet de la plage des Eaux-Vives – dont la réalisation a été avortée suite à l’intervention malheureuse du WWF – et trace de manière évanescente un soi disant «impact zéro» sur les rives. Cette communication inepte ne prend même pas conscience que le beau projet de la Plage des Eaux-Vives engage une toute autre réflexion où il est question de continuité du sol, de sociabilité, d’une autre mobilité, tout en remettant en perspective le rapport de la ville à l’eau.

Ce n’est pas en faisant sortir les véhicules à ces deux noeuds urbains stratégiques que la question globale du trafic va se résoudre. Occulter l’importance d’un ouvrage routier, indiquer une position de sortie de la trémie incorrecte – elle se situerait presque à l’axe historique de la propriété du Plongeon au seizième siècle –, ne pas imaginer la césure spatiale au niveau du sol, et surtout de ne pas l’annoncer, est intellectuellement inacceptable.

Qu’est-ce qu’une entrée de ville?

La définition paysagère des deux entrées à la ville de Genève est, rappelons-le, caractérisée par la présence des deux grands parcs – Perle du lac et Eaux-Vives, dont les noms mêmes évoquent plus un étroit rapport au Léman qu’une intervention brutale d’ingénieurs insensibles au paysage –, fruit d’une donation au début du vingtième siècle, dont les citoyens sont encore aujourd’hui les bénéficiaires redevables. Ces données géographiques n’ont pas été prises en considération dans ce vieux projet de la «petite traversée».

Une ville s’aborde aussi par la route, sans préjugés négatifs. Cela fait partie de l’histoire d’un lieu. Les tracés «au canon» d’Haussmann à Paris et ceux au cordeau de James Fazy à Genève ont été parcourus «à pied à cheval et en voiture» depuis plus de cent cinquante ans sans modifier l’essence même de la structure urbaine. Autour de la rade genevoise, cet espace urbain unique qui fait partie du génie du lieu, il faut admirer la séquence paysagère qui fait obliquer de la rue de Lausanne vers l’avenue de France, sous une frondaison d’arbres centenaires pour déboucher en pente douce sur la majestueuse rade et son arrière-plan alpin. Sur l’autre rive, la longue séquence horizontale, comme un travelling cinématographique, accompagne les quais bordés d’innombrables platanes pour déboucher sur la pointe urbaine de la ville qui commence à l’endroit précis de l’immeuble 64 quai Gustave-Ador.

Avant de se lancer tête baissée dans ces projections pour le futur, il faut impérativement aller revoir les entrées de «feu les villages» de Meyrin et de Vésenaz. Ils présentent aujourd’hui à celui qui passe deux gueules ouvertes, avaleurs de véhicules, et d’immenses trémies qui coupent en deux le territoire. Leur centralité historique a presque disparu. L’a-t-on vraiment imaginé pour l’Avenue de France et le quai Gustave-Ador? Avec un impact deux fois plus important? La qualité de l’harmonie végétale serait-elle jetée en pâture aux faiseurs de tunnels, par une droite agrarienne, suivie par un lobby des automobilistes pilotés par le TCS?

Restons lucides!

Au Japon, le plancher est le lieu de toutes les vénérations. Là-bas, l’histoire de l’architecture est basée entre autre valeur sur le thème du tatami. Avoir le même respect pour l’appropriation domestique peut s’appliquer à la collectivité. Pour le citoyen japonais le sol représente le sacré, pour le politicien genevois la couleur du bulletin de vote, quelles qu’en soient les conséquences, l’emporte : deux visions de notre monde. Il appartient donc au citoyen genevois de bien mesurer son avenir : confondre une pseudo mobilité immédiate et le futur d’une cité serait bien la preuve d’une vision étroite et méprisante.

+ d’infos

Une étude menée par le sérieux bureau Citec démontre avec force et simplicité que la «petite traversée» est une hérésie. Parmi les arguments avancés, celui, fort logique, de la règle de l’évaporation prime. Il explique comment la mise en place d’une nouvelle possibilité de gagner de la fluidité augmente en fait tout le trafic. Le bloquer drastiquement à l’entrée d’une ville permet de réduire son l’importance. Cette démonstration adoube la seule alternative envisageable pour le canton qui est celle de la «grande traversée» dont tous les tenants et aboutissants ne sont pas résolus, mais a le mérite d’être en phase avec le contournement de la ville dont la Confédération demande un élargissement au vu de son encombrement. 

PS: ce blog a été publié la première fois sur la plateforme de l’hebdo.ch

Philippe Meier

Né à Genève, Philippe Meier est architecte, ancien architecte naval, enseignant, rédacteur et critique. Depuis plus de trente ans, il exerce sa profession à Genève comme indépendant, principalement au sein de l’agence meier + associés architectes. Actuellement professeur de théorie d’architecture à l’Hepia-Genève, il a également enseigné durant de nombreuses années à l’EPFL ainsi que dans plusieurs universités françaises. Ses travaux et ses écrits sont exposés ou publiés en Europe et en Asie.