Remerciements

Je tiens à remercier très chaleureusement Le Temps d’avoir hébergé mon blog durant de nombreuses années.

Par ces quelques lignes, j’informe les personnes intéressées qu’elles pourront continuer à consulter mon blog sur mon site www.philippekenel.ch sous la rubrique Blog Kenel de Requin.

Belles victoires : bravo et merci Monsieur Infantino !

Le Mundial 2022 organisé par le Qatar a été une merveilleuse victoire à plusieurs points de vue.

Une victoire du football ! Alors que de nombreux « spécialistes du sport » nous prédisaient une coupe du monde avec des joueurs fatigués croulant sous la chaleur et des stades à moitié vides, le Mundial 2022 a été juste le contraire. De très beaux matchs, une institutionnalisation non contestée du VAR, une première pour l’Afrique dont une équipe a atteint pour la première fois le stade des demi-finales, une finale de légende et la consécration de l’un des plus grands joueurs de tous les temps. De quoi pouvait-on rêver de mieux ?

Une victoire du Président de la FIFA ! Alors que Gianni Infantino aurait pu se mettre en retrait et répéter en boucle que ce n’est pas lui qui a voté pour le Qatar mais bien Michel Platini qui lui veut à tort tant de mal, il a au contraire de manière très courageuse transformé ce qui apparaissait comme une grande difficulté en une grande victoire. A la surprise de ceux qui préféraient dénigrer le Président de la FIFA plutôt que de savoir qui il est, il s’est impliqué personnellement en brisant les codes classiques de communication dans son discours du 19 novembre 2022 en prenant à contre-pied le monde occidental et en le mettant face à ses contradictions. Pour démontrer que Gianni Infantino avait raison, l’Allemagne ne pouvait pas faire mieux en manifestant sur le terrain contre le pays organisateur du Mundial tout en signant en parallèle un contrat gazier avec le Qatar…

Une victoire géopolitique ! Si l’on regarde l’histoire de ces dernières décennies, il est difficile de trouver un événement de portée planétaire où l’ethnocentrisme de l’Occident, notamment de l’Europe, a été mis autant en face de ses contradictions. Le Mundial 2022 a mis en exergue et a révélé ceux qui ne voulaient pas le voir que le monde entier ne raisonne pas comme les occidentaux. La réaction de la presse et des peuples africains, moyen-orientaux et asiatiques au discours précité de Gianni Infantino en ont été une preuve écrasante. En cela, le Mundial organisé par le Qatar restera un événement central au niveau géopolitique. A cela, j’aimerais ajouter que cet événement sportif a mis en exergue la beauté du monde arabe et de sa culture tant décriée ces dernières années.

Une victoire de la FIFA ! Gianni Infantino a clairement fait franchir une étape au football et à son organisation en le faisant sortir des frontières occidentales et en le plaçant sur la carte mondiale.

Bravo et merci Monsieur Infantino. Vous avez grâce à votre courage et à votre implication personnelle conquis de très belles victoires.

Infantino dribble le monde occidental

Le 19 novembre, à la veille du début du mundial 2022, Gianni Infantino dans un discours militant, intelligent et courageux a dribblé le monde occidental.

Tout d’abord, il a affirmé haut et fort que le football appartenait au monde entier et non pas seulement à l’Europe. Sepp Blatter qui, malgré les défauts qu’on lui connaît, avait un sens géopolitique, avait ouvert la voie en organisant le mundial 2010 en Afrique du Sud. Gianni Infantino franchit une étape fondamentale supplémentaire en disant au monde entier le football est à vous. Il se met dans une perspective sociale qu’il faut soutenir selon laquelle, à l’avenir, les jeunes joueurs talentueux africains ou asiatiques ne viendront plus en Europe mais joueront pour de grands clubs de leur continent. De même, si aujourd’hui les grands championnats européens dont, paradoxalement, les équipes ne sont pas financées par des capitaux occidentaux, sont très regardés à l’étranger, il faut œuvrer pour que l’argent soit investi en Afrique ou en Asie notamment pour y créer de grandes équipes qui puissent concurrencer, voire dépasser les équipes européennes.

En second lieu, Gianni Infantino s’est placé, ce qu’il faut toujours faire, en se référant notamment à son expérience personnelle et familiale, du côté des victimes. Il a donné une leçon d’humilité aux Européens, et aux Suisses notamment, ethnocentristes qui se targuent de donner des leçons de morale notamment en matière de politique migratoire.

Il y a lieu de féliciter et de soutenir Gianni Infantino. Pour transformer ce dribble en goal la prochaine étape est à l’évidence de quitter Zurich et de transférer le siège de la FIFA hors des frontières européennes. Cette idée à peine évoquée, on a déjà commencé à entendre les mêmes personnes qui n’ont eu de cesse de cracher sans aucune preuve sur Gianni Infantino pleurnicher sur les pertes que cela pourrait représenter pour la Suisse.

Le vrai problème posé par l’« affaire Drahi »

Il y a quelques jours, la RTS révélait que l’administration fiscale genevoise considérait que Monsieur Patrick Drahi était domicilié, selon elle, non pas dans le canton du Valais où il bénéfice d’un forfait fiscal, mais à Genève.

Un certain nombre de politiciens, journalistes, ex-fonctionnaires, etc. n’ayant toujours pas digéré que le système de l’imposition d’après la dépense a été plébiscité par le peuple suisse le 30 novembre 2014, date à laquelle 60% environ des Suisses ont rejeté l’initiative ayant pour objectif de supprimer ce système d’imposition, un certain nombre d’entre eux ont bondi sur cette « affaire » pour relancer le débat sur les forfaits fiscaux en se plaignant des disparités cantonales et en mettant en exergue que le nombre des forfaitaires a diminué.

Or, la question que soulève l’« affaire Drahi » n’est pas celle de l’imposition d’après la dépense. En effet, le 28 septembre 2012, la législation relative aux forfaits fiscaux a été modifiée afin d’en durcir les conditions et d’en augmenter le coût. Parmi les principales modifications, figure celle selon laquelle le minimum des dépenses du contribuable ne doit plus être supérieur au quintuple de son loyer ou de la valeur locative du bien immobilier qu’il occupe, mais le septuple. Par ailleurs, le législateur a prévu que le minimum des dépenses pour l’impôt fédéral direct devait être fixé à CHF 400’000 et a exigé que les cantons fixent un minimum de dépenses dans leur législation pour le calcul des impôts communaux et cantonaux. Il importe de souligner que cette modification législative est entrée en vigueur le 1er janvier 2016 pour les personnes qui n’étaient pas encore imposées d’après la dépense en Suisse à cette date, soit pour les nouveaux arrivants, et le 1er janvier 2021 pour les forfaitaires qui étaient déjà domiciliés en Suisse le 1er janvier 2016. La conséquence logique de cette réforme législative que j’ai toujours soutenue et que j’ai moi-même proposée dans un interview publié le 14 février 2009 dans 24 Heures et dans un article paru dans Le Temps le 20 février 2009 a été, comme cela était prévu, que moins de ressortissants étrangers seraient intéressés à venir en Suisse pour des raisons fiscales et qu’un certain nombre de forfaitaires déjà domiciliés dans notre pays déciderait soit de passer à l’imposition ordinaire, soit de déménager. Cette évolution a été accentuée par le fait qu’un certain nombre d’Etats européens ont institué des systèmes comparables à celui de l’impôt d’après la dépense, mais de loin plus attractifs concernant les conditions et beaucoup moins onéreux. Le dernier en date est l’Italie. En effet, comme en Suisse, il est possible d’y payer un impôt forfaitaire. Il existe trois grandes différences entre les systèmes italien et helvétique. D’une part, alors qu’un Suisse un forfaitaire n’a pas le droit d’exercer une activité lucrative sur le sol helvétique, le droit italien ignore cette exigence. Par conséquent, il est possible d’être forfaitaire en Italie tout en y travaillant. D’autre part, alors qu’en Suisse le montant d’impôt à payer dépend des dépenses du contribuable et de la valeur du bien immobilier qu’il occupe, le montant de l’impôt en Italie est de € 100’000 plus € 25’000 pour les membres de la famille quel que soit le train de vie du contribuable. Enfin, en Suisse, une personne imposée d’après la dépense est soumise à l’impôt sur les donations et les successions. En revanche, en Italie, un forfaitaire ne paie cet impôt que sur les biens situés en Italie. Par conséquent, il résulte de ce qui précède, que l’évolution du nombre de forfaitaires en Suisse est celle qui était prévue et que ce phénomène a été accentué par la concurrence des Etats européens.

Sans me prononcer sur l’« affaire Drahi »  dont je ne connais que ce que la presse en a dit, la vraie question qu’elle pose est celle des contribuables qui sont officiellement domiciliés dans un Etat ou un canton où ils ne vivent pas en réalité. Personnellement, j’ai toujours défendu et défendrai toujours l’idée que les personnes sont libres de vivre là où elles le souhaitent, peu importe qu’elles décident de déménager pour des raison professionnelles, sentimentales, familiales, fiscales, etc. En revanche, je me suis toujours battu et me battrai toujours pour que les personnes paient leurs impôts non pas là où elles ont déposé leurs papiers, mais là où elles vivent réellement. Les impôts doivent être payés dans le lieu dont on utilise les infrastructures. Voilà la problématique posée par l’« affaire Drahi » à qui l’administration fiscale genevoise reproche de vivre dans son canton tout en payant ses impôts en Valais. Or, cette question n’est pas celle de l’imposition d’après la dépense vu que ses miniums ont été largement harmonisés par la réforme du 28 décembre 2012, mais une problématique suisse beaucoup plus générale. En effet, durant de très nombreuses années, les cantons de Vaud et de Genève se heurtaient à des personnes suisses fortunées qui préféraient être domiciliées dans leur résidence secondaire valaisanne alors que le canton de Zurich connaissait le même problème avec le canton des Grisons. Aujourd’hui, on constate que la question a pris une autre tournure avec le nombre de ressortissants romands qui décident de prendre résidence dans le canton de Schwytz et dont il n’est pas certain qu’ils y vivent réellement. Il importe de souligner que l’économie fiscale n’est pas que théorique. En effet, alors que l’impôt sur la fortune est de 1% (et peut-être bientôt 1,5%) dans le canton de Genève, il est de 0,1% à Schwytz, soit dix fois moins. Le taux de l’impôt sur les donations et les successions à Genève est de 54%, alors que le canton de Schwytz ne connaît pas d’impôt sur les donations et les successions même entre tiers.

Par conséquent, je recommande aux mauvais perdants du 30 novembre 2014 plutôt que de s’acharner sur les forfaits fiscaux plébiscités par le peuple suisse, de s’attaquer aux personnes, forfaitaires ou non, qui ne sont pas domiciliées dans le pays ou dans l’Etat où ils paient leurs impôts. Cela est peut-être plus compliqué, car il ne s’agit pas que de personnes étrangères…Par ailleurs, si l’on regarde la disparité d’impôt entre les cantons, tels Genève et Schwytz, je crois qu’il est temps de se demander si dans un aussi petit Etat que la Suisse, au risque de mettre à mal le fédéralisme, il est admissible d’avoir une aussi grande disparité fiscale. Voilà les vraies questions !

 

Elie Barnavi : à propos de …

Vous aurez compris en lisant ces différents blogs toute l’admiration, le respect et l’amitié que je porte à l’égard d’Elie Barnavi, cet homme si courageux, si intelligent et si engagé.

Je ne saurais conclure sans mentionner un certain nombre de réflexions qu’Elie Barnavi fait dans ses mémoires, « Confessions d’un bon à rien » (Grasset), à propos d’un certain nombre de personnes, de pays ou de situations n’entrant pas dans le cadre des thématiques abordées précédemment.

« J’aimais beau­coup Rocard, qui était devenu sur-le-champ un ami et le resterait jusqu’à la fin de sa vie. J’admirais son intelligence et sa vivacité d’esprit. Il aurait fait, je crois, un vrai homme d’Etat, du reste il devait le prouver lors de son passage à Matignon. Mais quel piètre politicien ! » (p.242)

« C’est de cette campagne que date mon antipathie à l’égard des conseillers en communication. Il y a bien une aristocratie du métier, une poignée de communicants qui sentent leur époque, savent identifier les qualités de leurs clients et sont capables de les magnifier. Séguéla, justement, est de ceux-là, comme son collègue américain James Carville, le conseiller de Clinton. Le moment venu, Jean fera revenir l’un, Clinton enverra à Barak l’autre, et ils feront tous les deux un excellent boulot. Mais les autres, tous ces marchands de ballons dont l’arrogance vaut l’incompétence, que j’avais vus à l’œuvre dans la campagne désastreuse de Peres, quel gaspillage de temps et d’argent! Encore s’il ne s’agissait que de temps et d’argent, mais, à force d’inculquer à leurs poulains des slogans creux et des gesticula­tions ridicules, ces gens tuent la politique. » (p.279)

« On ne comprend pas la Belgique si l’on ne voit pas que la querelle entre les communautés n’a rien à voir avec l’ethnie, mais avec la langue et la culture. Jean Dupont peut être un parfait « flamingant », Van Damme un pur Wallon. Ce qui les sépare, c’est un sentiment d’appartenance à une communauté de langue. Cependant, ce que la langue masque, c’est le souvenir amer de l’antagonisme social. Dès l’origine, le français était la langue des élites, le néerlandais, ou ce qui en tenait lieu, celle des paysans flamands. Le français était l’idiome de la promotion sociale ; il donnait accès à la haute culture, ainsi qu’à la fonction publique. La bourgeoisie de Gand, d’Anvers et de Bruges parlait français. La plupart des écrivains flamands, Maeterlinck, Rodenbach, Eekhoud, Verhaeren, Gevers, Lilar, Mallet-Joris, ont écrit en français. Parler néerlandais, c’était déclarer malgré soi, puis, de plus en plus délibérément, appartenir à une classe défavorisée et méprisée. » (p.288)

« J’y ai retrouvé les Susskind, David et Simone, un couple mer­veilleux dont le rôle au sein du judaïsme belge et européen méri­terait un livre à lui seul. David avait fondé après la guerre ce qui allait devenir le CCLJ (Centre communautaire laïc juif), une institution unique en Europe, et dès mon arrivée il m’a associé aussi étroitement qu’il a pu à ses acti­vités. C’était un personnage extraordinaire, l’un de ces Juifs à la fois totalement juifs et totalement universalistes, dont l’espèce se fait rare. L’ascendant qu’il exerçait sur tous ceux qu’il appro­chait était aussi puissant qu’impossible à analyser. Il n’était pas beau, ne parlait correctement aucune des nombreuses langues dans lesquelles il s’exprimait, mais son éloquence et son cha­risme n’étaient pas moins évidents, indéniables. Naturellement, il avait été communiste dans sa jeunesse, mais, avec son indépendance d’esprit, ses chances de le rester étaient nulles. C’est ainsi que David est le seul militant que je connaisse à avoir réussi à se faire expulser de deux partis communistes, le stalinien puis le maoïste. Il m’a raconté comment, en attendant sa comparution pour hérésie devant le tribunal de l’inquisition du premier en compagnie d’une jeune femme enceinte, celle-ci lui murmura, les larmes aux yeux : « Mon enfant naîtra en dehors du Parti. » Formidable profession de foi d’une croyante qui retrouvait sans le savoir ce vieux dogme de l’Église : Extra ecclesiam nulla salus… Il s’était ensuite investi dans des causes juives, mais toujours dans une perspective humaniste : le CCLJ, l’émigration des Juifs de l’Union soviétique, l’affaire du carmel d’Auschwitz, la paix israélo-palestinienne surtout. C’est dans la maison de David et Simone qu’ont eu lieu les premiers contacts, clandestins, entre Israéliens du camp de la paix et Palestiniens de l’OLP. »  (p.319-320)

« Nous retrouvions Bruxelles avec plaisir. Kirsten et moi nous étions attachés à cette ville maltraitée dont on devinait qu’elle avait été belle autrefois, anarchique et amicale, une ville à taille humaine qui ne se prend pas pour le nombril du monde, dont le symbole n’est pas quelque pièce d’architecture grandiose mais un petit bonhomme qui fait pipi. Paris est inti­midant, Bruxelles est aimable. Je ne connais pas un expatrié qui n’apprécie pas la gentillesse, l’hospitalité et le sens de l’hu­mour des Bruxellois. » (p.427)

« Le 13 juillet 2008, cet honnête homme s’est tué au volant de sa voiture sur une route polonaise. Le 19, Benoît Remiche, Kzrysztof Pomian et moi publiions dans Le Monde un hommage au grand ami disparu : « Une haute figure de l’Europe n’est plus. Bronislaw Geremek représentait en raccourci cette seconde moi­tié du XXe siècle européen, qui, à tout prendre, s’est mieux ter­minée qu’elle n’a commencé. Peu d’hommes peuvent se targuer d’y avoir aussi puissamment contribué… » (p.443)

« Qu’on me comprenne bien, je conçois parfaitement qu’on ne soit pas « européen », qu’à l’aventure européenne l’on préfère l’entre-soi national, bien au chaud à l’intérieur de ses frontières. Si je considère le souverainisme comme une voie de garage, je ne pense pas qu’il soit moralement répréhensible. Ce que je ne supporte pas, c’est le mensonge et le procès d’intention. Si je juge Boris Johnson immoral, ce n’est pas parce qu’il est souverainiste; c’est parce qu’il est menteur. » (p.448-449)

Un grand merci à Elie Barnavi de nous avoir fait part dans ses mémoires de tant de réflexions. J’espère que ces différents blogs donneront l’envie au lecteur de lire l’entier des « Confessions d’un bon à rien ». Amitiés à toi et à ton épouse Kirsten.

Elie Barnavi : quelques considérations générales

Outre ses réflexions sur la politique, l’Europe, Israël et la lutte contre l’antisémitisme, Elie Barnavi nous fait part dans ses mémoires, « Confessions d’un bon à rien » (Grasset), d’un certain nombre de considérations générales qu’il me paraît important de mettre en exergue.

« Publish or perish, publier ou périr, telle est la dure loi universitaire. » (p.175)

« En définitive, on n’informe que les informés. » (p.191)

« Dans la vie comme en politique, il est parfois utile de suivre l’avis du cardinal de Retz, un connaisseur : « On ne sort de l’ambigüité qu’à son détriment. » (p.221)

« Les crétins, c’est bien connu, osent tout. » (p.355)

« La presse. Au moment où j’allais quitter Paris, une journa­liste a écrit dans Haaretz que j’aurais vécu une « histoire d’amour avec la presse française ». Malgré ce que cette assertion peut avoir d’hyperbolique, il est vrai que j’ai entretenu avec les médias des relations intenses et, somme toute, amènes. Je ne manquais pas d’amis parmi l’élite de la profession. Et j’étais, comme on dit dans le jargon journalistique, un « bon client », accessible, disert et rétif à la langue de bois. Je m’étais fixé une ligne de conduite simple, et d’autant plus (relativement) efficace qu’elle correspon­dait à ce que je croyais : qu’il fallait traiter ses interlocuteurs avec respect ; qu’il était contre-productif de mentir ; qu’il n’était pas honteux de faire étalage de ses doutes, et, parfois, de son igno­rance ; qu’il ne fallait surtout pas confondre fermeté et agressivité ; et que, chaque fois que possible, le dialogue et la persuasion valaient mieux que le coup de poing. Je ne crains pas la polé­mique, il m’arrive même d’y prendre du plaisir ; mais c’est une arme à manier avec précaution. » (p.369-370)

« Comme on sait, la presse rend fous les gens les plus raisonnables. » (p.450)

 

 

Elie Barnavi : à propos d’Israël

Comme je l’ai rappelé dans mon blog du 5 septembre 2022, Elie Barnavi a été ambassadeur d’Israël en France de 2000 à 2002. Il a toujours été très engagé dans la lutte en faveur du rapprochement des peuples israélien et palestinien. Il a de tout temps prôné la solution des deux Etats. A ce titre, il a reçu en mai 2022 à Paris en compagnie d’Elias Sanpar le Prix Constantinople créé par l’écrivain genevois Metin Arditi. Le 13 mai 2022, Luis Lema écrivait à propos d’Elie Barnavi ce qui suit : « Il se place lui-même à gauche du Parti travailliste. Cet amoureux de la France, né en Roumanie, n’a jamais manqué à la règle de mettre ses principes en application, donnant par exemple des cours à l’université palestinienne de Ramallah, à une époque où le simple fait de se rendre dans les territoires palestiniens est perçu par les habitants de l’Etat hébreux comme un synonyme de danger mortel.

Le lecteur trouvera ci-dessous un certain nombre de considérations qu’Elie Barnavi fait à propos d’Israël et de la politique israélienne dans « Confessions d’un bon à rien « (Grasset), mémoires qu’il a publiées récemment.

« En Israël, j’ai pu comparer l’attitude des Juifs d’Europe de l’Est à l’égard de leur pays d’origine avec celle des immigrés d’Afrique du Nord à l’égard des leurs. Cela n’avait rien à voir. Ceux-là sont partis sans un regard en arrière, sans regrets ni esprit de retour ; ceux-ci ont gardé pour le pays de leur naissance une affection et une nostalgie qui n’ont cessé de m’étonner. » (p.21)

« Avant de franchir la frontière avec la Hongrie, on a eu droit à un dernier contrôle de la milice et des douanes rou­maines, et à une dernière gracieuseté. Un douanier a demandé à ma mère de lui remettre ses boucles d’oreilles, deux petites boules en or dont la seule valeur était sentimentale. « L’exportation d’or est interdite », a-t-il dit en guise d’explication. Il avait l’air un peu gêné. Mon père a baissé la tête et s’est tu. Stupidement, je lui en ai voulu. Mais que pouvait-il faire ? Cet infime événement a joué un rôle disproportionné dans ma culture politique. Après le crâne rasé de mon père, mais plus bru­talement encore puisque j’en fus le témoin direct et impuissant, il a contribué à donner chair à mon « sionisme ». Je nourrissais jusqu’alors un sionisme d’emprunt, sans contenu ni contour, totalement vide de sens, auquel mon père ne s’était jamais donné la peine de m’initier. Sans doute avait-il peur que je répande autour de moi la bonne parole, lui qui avait déjà payé le prix du « cosmopolitisme ». Mais là, dans cette voiture de chemin de fer, les yeux rivés sur les deux petits trous vides dans les lobes d’oreille de ma mère en larmes, le sionisme prenait une signification concrète, vitale : il était cette chose indéfinie grâce à quoi une humiliation pareille ne serait plus jamais possible. C’est sur ce sentiment primordial que j’ai bâti avec le temps, au fil des lectures et des expériences politiques, un sionisme informé et critique, une doctrine. Mais de ce noyau primitif, je ne me suis jamais défait. Et c’est en revenant souvent à ce moment-là que j’ai compris une vérité essentielle, trop souvent négligée : n’en déplaise aux déterministes de tout poil, nos convictions sont toujours au départ une affaire de tripes, avant que nous les sublimions en idéologies. » (p.28-29)

« Le kibboutz est sans doute l’invention sociale la plus originale des Juifs de Palestine, celle qui a fait le plus rêver les jeunes en mal d’utopie à travers le monde. Il existait donc dans un coin perdu de la Méditerranée orientale des phalanstères autogérés, égalitaires, ignorant l’argent, fonctionnant selon le principe de la démocratie directe et réalisant concrètement l’idéal commu­niste « de chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins ». Des communes au sens strict du terme, fondées sur le libre arbitre de leurs membres, exaltant la dignité du travail de la terre sans mépriser celui de l’esprit, révolutionnaires jusqu’à vouloir briser le cadre jugé étouffant de la « famille bourgeoise. » (p.38)

« Si on laisse faire les fous de Dieu, aucun compromis n’est envisageable. En effet, deux mouve­ments nationaux peuvent aboutir à un arrangement raisonnable au moyen de la négociation, donc du compromis ; deux mou­vements intégristes en sont incapables, car la parole de Dieu ne souffre pas de compromis. Ainsi, le résultat de notre intermi­nable « processus de paix » ne dépend pas tant de la négociation entre Israéliens et Palestiniens, mais entre Israéliens eux-mêmes et Palestiniens eux-mêmes – entre deux sociétés politiques qui se regardent en chiens de faïence. » (p.79)

« Comment introduire un peu de raison dans le débat sur Israël, comment faire la part des choses entre l’histoire, la morale et la politique, comment juger des faits et gestes d’un gouvernement sans porter l’opprobre sur tout un peuple et son projet national – voilà qui allait occuper une bonne partie de ma vie intellectuelle et professionnelle. Avec des résultats pour le moins incertains. » (p.169-170)

« Les conditions de naissance de l’Etat ont accordé à l’ac­tivisme politique et militaire un avantage décisif sur les diplo­mates. Un mot de Ben Gourion définit excellemment la place des uns et des autres : la politique étrangère d’Israël se décide au ministère de la Défense, le ministère des Affaires étrangères l’explique. En effet, le concept clé de la diplomatie israélienne est hasbara, traduit généralement par « diplomatie publique », mais signifiant littéralement « explication. » (p.332)

Les dix thèses d’Elie Barnavi à propos de l’antisémitisme

Comme l’écrit Elie Barnavi dans ses mémoires parues cette année intitulées « Confessions d’un bon à rien » (Grasset), il n’est « pas de ceux qui pensent que l’antisémitisme soit un phénomène omniprésent et intemporel, un fléau naturel à l’instar des cyclones et des sauterelles, contre lequel il n’y a pas grand-chose à faire ». (p.398)

Elie Barnavi a mis au point un condensé de ce qu’il pense de l’antisémitisme sous la forme de dix thèses que je mentionnerai ci-dessous et qu’il développe aux pages 398 à 413 de ses mémoires.

1ère thèse. L’antisémitisme est un phénomène historique.

La 2ème thèse découle de la 1ère. Dire que l’antisémitisme est un phénomène historique c’est admettre qu’il n’est ni mystérieux, ni métaphysique, ni éternel.

3ème thèse. Phénomène historique, l’antisémitisme est né du christianisme, et de lui seul.

4ème thèse. L’antijudaïsme chrétien n’est pas racial.

5ème thèse. Aussi l’antisémitisme racial n’est-il pas un simple prolongement de l’antijudaïsme chrétien.

6ème thèse. Pour autant, l’antisémitisme racial n’est pas non plus le résultat automatique de la modernité.

7ème thèse. Le sionisme politique est né de l’antisémitisme européen, l’Etat d’Israël de son excroissance monstrueuse, la Shoah.

8ème thèse. L’antisémitisme musulman contemporain, en Occident comme dans le monde arabe et musulman, est fils de l’antisémitisme racial européen.

9ème thèse. L’antisémitisme ne concerne pas uniquement les Juifs, ni même d’abord les Juifs.

10ème thèse. Le combat contre l’antisémitisme est une entreprise de longue haleine.

 

 

Elie Barnavi : réflexions sur l’Europe

Comme cela résulte de mon blog précédent, Elie Barnavi se qualifie lui-même de « passionnément européen ». A ce titre, il sied de mentionner qu’il est le fondateur du « Musée de l’Europe » dont les premiers coprésidents furent Antoinette Spaak et Karel Van Miert.

Le lecteur trouvera ci-dessous un certain nombre de réflexions faites dans ses mémoires, « Confessions d’un bon à rien » (Grasset) à propos de l’Europe.

« L’Europe est loin d’être faite, ni son sort assuré. Il importe de donner à l’Europe une âme, c’est-à-dire une identité. C’est là qu’intervient le Musée de l’Europe. Son objectif, défini d’emblée, est aussi simple qu’ambitieux : montrer aux Européens qu’ils appartiennent à une civilisation commune, laquelle leur a fabriqué un destin commun. » (p.302)

« La question de l’identité est au cœur de la construction européenne, même si les Européens ne s’en rendent pas toujours compte. » (p.311)

« Je pense pour ma part que l’Europe a besoin de frontières poli­tiques, précises, délimitées une fois pour toutes, et que la logique de la construction européenne entamée voici près de trois quarts de siècle devrait y conduire. Je pense aussi que, dans le monde tel qu’il se dessine, l’avenir appartient plus que jamais aux poids lourds, et que seule une véritable « Europe-puissance », ce qui implique l’exercice de la puissance publique sur un territoire donné, serait en mesure de devenir un acteur significatif sur la scène internationale. Je pense aussi que le monde a besoin d’une telle Europe, à la fois modèle d’une organisation inédite et puis­sance capable de peser sur son destin. Je pense enfin que l’issue de cette querelle n’est pas affaire de vérité objective, mais d’idéo­logie – c’est-à-dire d’une vision du monde et de la capacité poli­tique de la mettre en œuvre. Cette histoire commune que je viens d’esquisser à gros traits, la plupart des Européens l’ignorent. Croyant bien faire, leurs dirigeants leur rebattent les oreilles avec la « diversité », encensée sur tous les tons, alors que c’est d’unité qu’ils devraient leur par­ler, de ce qui fait d’eux les membres d’un ensemble civilisationnel né d’un passé partagé. La diversité est un fait, que personne ne songe à nier et dont tout le monde s’accorde à dire qu’elle est belle et bonne – qui, après tout, a envie de vivre dans un monde de clones? Mais c’est d’unité que les Européens ont besoin, c’est l’unité qui est la condition d’une construction politique cohérente. C’est cette unité que nous allions mettre en scène dans notre musée. » (p.312)

« Comme en feront l’expérience à leurs dépens les adversaires du Brexit une décennie plus tard, la question euro­péenne allume des passions qui divisent l’opinion en deux camps inégaux d’emblée. L’un, le camp du non, part à la bataille avec un avantage tactique considérable : il lui suffit de dire non. Il aura pour lui l’indignation facile des laissés-pour-compte, réels ou imaginés, du « système ». Il sait ce dont il ne veut pas, même s’il est incapable d’offrir un programme cohérent de ce qu’il veut et ment effrontément sur les conséquences de sa politique. L’autre, le camp du oui, est réduit à une position forcément défensive. Il sait que ce qu’il propose n’est pas parfait, et il est condamné à la nuance, à l’à-peu-près, au oui mais. Pour avoir une chance de gagner, il lui faudrait offrir du rêve, là où le quotidien nécessaire­ment terne du compromis et de la progression en crabe lui inter­dit tout triomphalisme. Dans l’affrontement entre la raison et la passion, a joliment dit le poète irlandais William Butler Yeats, The best lack all conviction, while the worst are full of passionate intensity (« les meilleurs manquent de toute conviction, les pires brûlent d’intense passion »). » (p.447)

 

Elie Barnavi : Confessions d’un homme de grande valeur

Elie Barnavi que je connais depuis de très nombreuses années est un homme dont je partage les valeurs, les visions politiques, la passion pour l’Europe, la conception de la politique israélienne et avec qui nous menons le même combat, celui de la lutte contre l’antisémitisme.

Le parcours d’Elie Barnavi est tellement riche, que le plus simple peut-être est de citer les quelques lignes d’introduction du Wikipédia qui lui est consacré : « Elie Barnavi, né en 1946 à Bucarest (Roumanie), est un historien, essayiste, chroniqueur, diplomate israélien, professeur émérite d’histoire de l’Occident moderne à l’université de Tel-Aviv, conseiller scientifique auprès du Musée de l’Europe à Bruxelles ». Il connaît aussi bien la politique européenne qu’israélienne. Comme il l’écrit « j’étais condamné à me conformer à la définition que mon ami Pierre Assouline avait donnée de moi « Israélien en Europe et Européen en Israël ».

Ses activités allient action et réflexion. De 2000 à 2002, il a occupé le poste d’ambassadeur d’Israël en France et en novembre 2014, dans une lettre cosignée par 160 figures publiques israéliennes, il a appelé les parlementaires européens à reconnaître immédiatement l’Etat palestinien.

Il est le récipiendaire de plusieurs prix, dont le Grand prix de la francophonie de l’Académie française, reçu en 2007 pour l’ensemble de son œuvre, le Prix Aujourd’hui pour « Les religions meurtrières » et le prix Montaigne pour « L’Europe frigide : réflexions sur un projet inachevé ». Il y a quelques mois, il a reçu à Paris en compagnie d’Elias Sanpar le Prix Constantinople, créé par l’écrivain genevois Metin Arditi afin de les récompenser pour tout ce qu’ils ont fait pour rapprocher leurs deux peuples.

A l’occasion de la parution de ses mémoires intitulées bien modestement « Confessions d’un bon à rien » (Grasset) récompensées par le Prix Jean-Jacques Rousseau de l’autobiographie, il m’a paru important de faire part de quelques réflexions de cet homme d’une grande valeur. Plutôt que de faire un résumé qui sera évidemment moins bon que l’original, je me propose dans quelques blogs successifs de citer un certain nombre de passages d’Elie Barnavi que j’ai classées par thème.

Je commencerai par quelques citations relatives à la pensée et à l’action politiques d’Elie Barnavi.

« La politique n’existe qu’en démocratie, c’est-à-dire là où peut se donner libre cours le jeu des intérêts, des idées et des passions des individus et des groupes sociaux. On peut dire les choses autrement : la politique n’existe que là où, précisément, tout n’est pas politique. » (p.233)

« Je pense que nos credo politiques sont d’abord affaire de tripes, de sentiment, que nous sublimons ensuite en idéologie. Le mien emprunte à Hippocrate le principe primum non nocere, d’abord, ne pas faire de mal. » (p.234)

« La bonne société à laquelle j’aspire est imparfaite, car nous sommes des êtres imparfaits, mais perfectible, puisque nous sommes des êtres doués de raison et capables d’empathie. Je suis Montaigne plutôt que Thomas More, Condorcet plutôt que Rousseau – Ah ! ce « on forcera [l’homme] d’être libre » -, Jaurès plutôt que Blanqui, et oui, Aron plutôt que Sartre. J’avais compris avant de lire Pascal que « qui veut faire l’ange fait la bête », avant de faire de Tocqueville l’un de mes auteurs de chevet, que les deux grands principes au cœur de la démocratie moderne, l’égalité et la liberté, sont tout bonnement contradictoires – vous voulez l’égalité absolue, vous n’aurez pas de liberté (ni, d’ailleurs, l’égalité), vous aspirez à la liberté sans entrave, alors oubliez l’égalité, et même la liberté (sinon celle du loup dans la bergerie). On aura compris, je suis social-démocrate. Mais qu’est-ce que cela veut dire, surtout aujourd’hui, où l’on nous dit sur tous les tons que la social-démocratie est moribonde, incapable qu’elle est à répondre aux défis de notre temps ? Ce n’est pas ici le lieu de faire de la théorie politique, et d’ailleurs je ne tiens pas tant que cela au terme lui-même ; si l’on en trouve un meilleur, je suis preneur. Ce que j’entends par là est un système qui accorde du mieux qu’il peut, par hypothèse imparfaitement, ces deux exigences contradictoires de l’égalité et de la liberté. Pas toute l’égalité, ni toute la liberté, mais le plus possible d’égalité et de liberté ensemble. Ce n’est pas exaltant, ça ne promet pas des lendemains qui chantent, ni même la lune, mais c’est faisable et surtout, ça respecte mon principe primordial : primum non nocere. » (p.234-235)

« Disons que j’aime mon pays et me définis comme patriote, mais que j’exècre le nationalisme. Stefan Zweig, qui en est mort, a été le témoin tragique de cette peste des peuples, de ce « fléau des fléaux » qui a empoisonné, dit-il dans Le Monde d’hier, « la fleur de la culture européenne ». En termes locaux, je suis un sioniste « classique », séculier, convaincu de l’absolu nécessité d’un Etat juif souverain, mais ouvert sur le monde et faisant une place à un Etat palestinien souverain à ses côtés. Sur ce point non plus je n’ai pas bougé d’un iota depuis que je suis entré dans l’âge de raison politique » (p.236)

« A l’époque comme aujourd’hui, je pensais que cette question (la question palestinienne) était la plus grave de toutes celles que nous ayons eu à affronter, celle dont découle tout le reste, y compris la survie d’Israël sous une forme qui justifie son existence. […] Sur cette question comme dans tous les autres aspects de la politique israélienne, mon histoire d’Israël m’avait aidé à définir une « doctrine » dont je ne devais plus dévier. Eclairée par l’expérience historique et fondée sur le double principe, moins contradictoire que l’on veut bien le dire, de la Realpolitik et de l’éthique, cette doctrine se résume en trois propositions simples : réduit à sa plus simple expression, le conflit israélo-palestinien est le résultat inéluctable de l’implantation sioniste ; s’agissant de deux droits qui s’affrontent sur un même bout de terre, la seule issue raisonnable est le partage, proposé dès 1937 et endossé dix ans plus tard par la communauté internationale ; l’intérêt suprême des deux parties est donc de traduire dans les faits cette évidence de bon sens par la création d’un Etat palestinien souverain aux côtés de l’Etat d’Israël, dans les territoires dont celui-ci s’est emparé à la faveur de la guerre des Six-Jours. » (p.254)

« Je suis passionnément européen, un de ces cabris raillés par de Gaulle qui sautent sur leur chaise en criant « Europe, Europe ». De cette passion, les raisons ont tant été rabâchées par tant de bons et de moins bons esprits, je les ai tant rabâchées moi-même, oralement et par écrit, que je suis presque confus d’avoir à les redire ici. Voici une civilisation guerrière entre toutes, créatrice des deux outils les plus efficaces pour se sauter à la gorge, l’Etat-nation et le nationalisme, et coupable d’avoir allumé sur son sol les deux conflits les plus meurtriers des annales du genre humain, qui décide un beau jour que cela suffit et invente une manière inédite, proprement inouïe, de régler la vie des peuples qui la partagent. L’Europe, c’est la renonciation volontaire à la souveraineté par définition absolue, autrement dit illimitée, telle que théorisée par Jean Bodin au XVIe siècle et mise en pratique par les traités de Westphalie au XVIIe, au profit d’une entité supranationale. L’Europe, c’est un empire sans empereur ni nation dominante. A ce titre, c’est un formidable saut de civilisation. » (p.291)

« Si l’on en croit Pascal, « Tout le malheur des hommes vient de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre ». Mais, outre qu’à suivre ce précepte il n’y aurait pas de chambre où se reposer, il y a fort à parier que parmi ceux qui en sortiraient quand même se trouverait une majorité de chenapans. Tant qu’à faire, je préfère faire mienne la maxime héroïquement désabusée de Guillaume le Taciturne : « Point n’est besoin d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer. » (p.495)

« Un esprit rationnel s’accommode de l’imprévisibilité de sa propre existence, laquelle est inhérente à la condition humaine. Après tout, je ne sais pas si demain je serai toujours de ce monde. Mieux, l’ignorance de ce que nous réserve l’avenir a un côté excitant, car elle assure notre liberté, notre capacité d’agir. Qui voudrait vivre une vie où tout serait prévisible car rigoureusement prédestiné ? En revanche, l’imprévisibilité collective est génératrice d’angoisse. Là encore, il ne s’agit pas de tout prévoir. J’ai dit plus haut comment la déesse Fortune se joue de la volonté des humains et pourquoi l’historien doit tenir compte de ses caprices. On pouvait bien imaginer qu’une pandémie surgirait dans un avenir plus ou moins proche, certains l’ont fait. Mais le moment de son irruption, sa nature et ses modalités, la paralysie planétaire qu’elle a entraînée ? Non, il ne s’agit pas de tout savoir à l’avance. Ce que j’entends par prévisibilité est la faculté d’un collectif humain de se projeter dans l’avenir à partir de structures sociales, politiques et mentales à peu près stables car fondées sur un consensus informé par la raison. C’est cette faculté-là que nous avons largement perdue. » (p.508)

« Dans le train qui fonce dans la nuit, la plupart des voyageurs somnolent, inconscients du danger. D’autres prétendent que le conducteur ne dort que d’un œil, et que d’ailleurs, guidé par le doigt du Très-Haut, il sait très bien où il va. D’autres encore comprennent que la situation est grave, mais, fatalistes, se disent qu’il n’y a rien à faire, on verra bien. D’autres, enfin, font ce qu’ils peuvent pour arrêter le convoi au bord du précipice. Ils s’agitent, tirent désespérément la sonnette d’alarme, appellent au secours sur leurs téléphones portables. Je fais partie de ceux-là… » (p.510)