Le vrai problème posé par l’« affaire Drahi »

Il y a quelques jours, la RTS révélait que l’administration fiscale genevoise considérait que Monsieur Patrick Drahi était domicilié, selon elle, non pas dans le canton du Valais où il bénéfice d’un forfait fiscal, mais à Genève.

Un certain nombre de politiciens, journalistes, ex-fonctionnaires, etc. n’ayant toujours pas digéré que le système de l’imposition d’après la dépense a été plébiscité par le peuple suisse le 30 novembre 2014, date à laquelle 60% environ des Suisses ont rejeté l’initiative ayant pour objectif de supprimer ce système d’imposition, un certain nombre d’entre eux ont bondi sur cette « affaire » pour relancer le débat sur les forfaits fiscaux en se plaignant des disparités cantonales et en mettant en exergue que le nombre des forfaitaires a diminué.

Or, la question que soulève l’« affaire Drahi » n’est pas celle de l’imposition d’après la dépense. En effet, le 28 septembre 2012, la législation relative aux forfaits fiscaux a été modifiée afin d’en durcir les conditions et d’en augmenter le coût. Parmi les principales modifications, figure celle selon laquelle le minimum des dépenses du contribuable ne doit plus être supérieur au quintuple de son loyer ou de la valeur locative du bien immobilier qu’il occupe, mais le septuple. Par ailleurs, le législateur a prévu que le minimum des dépenses pour l’impôt fédéral direct devait être fixé à CHF 400’000 et a exigé que les cantons fixent un minimum de dépenses dans leur législation pour le calcul des impôts communaux et cantonaux. Il importe de souligner que cette modification législative est entrée en vigueur le 1er janvier 2016 pour les personnes qui n’étaient pas encore imposées d’après la dépense en Suisse à cette date, soit pour les nouveaux arrivants, et le 1er janvier 2021 pour les forfaitaires qui étaient déjà domiciliés en Suisse le 1er janvier 2016. La conséquence logique de cette réforme législative que j’ai toujours soutenue et que j’ai moi-même proposée dans un interview publié le 14 février 2009 dans 24 Heures et dans un article paru dans Le Temps le 20 février 2009 a été, comme cela était prévu, que moins de ressortissants étrangers seraient intéressés à venir en Suisse pour des raisons fiscales et qu’un certain nombre de forfaitaires déjà domiciliés dans notre pays déciderait soit de passer à l’imposition ordinaire, soit de déménager. Cette évolution a été accentuée par le fait qu’un certain nombre d’Etats européens ont institué des systèmes comparables à celui de l’impôt d’après la dépense, mais de loin plus attractifs concernant les conditions et beaucoup moins onéreux. Le dernier en date est l’Italie. En effet, comme en Suisse, il est possible d’y payer un impôt forfaitaire. Il existe trois grandes différences entre les systèmes italien et helvétique. D’une part, alors qu’un Suisse un forfaitaire n’a pas le droit d’exercer une activité lucrative sur le sol helvétique, le droit italien ignore cette exigence. Par conséquent, il est possible d’être forfaitaire en Italie tout en y travaillant. D’autre part, alors qu’en Suisse le montant d’impôt à payer dépend des dépenses du contribuable et de la valeur du bien immobilier qu’il occupe, le montant de l’impôt en Italie est de € 100’000 plus € 25’000 pour les membres de la famille quel que soit le train de vie du contribuable. Enfin, en Suisse, une personne imposée d’après la dépense est soumise à l’impôt sur les donations et les successions. En revanche, en Italie, un forfaitaire ne paie cet impôt que sur les biens situés en Italie. Par conséquent, il résulte de ce qui précède, que l’évolution du nombre de forfaitaires en Suisse est celle qui était prévue et que ce phénomène a été accentué par la concurrence des Etats européens.

Sans me prononcer sur l’« affaire Drahi »  dont je ne connais que ce que la presse en a dit, la vraie question qu’elle pose est celle des contribuables qui sont officiellement domiciliés dans un Etat ou un canton où ils ne vivent pas en réalité. Personnellement, j’ai toujours défendu et défendrai toujours l’idée que les personnes sont libres de vivre là où elles le souhaitent, peu importe qu’elles décident de déménager pour des raison professionnelles, sentimentales, familiales, fiscales, etc. En revanche, je me suis toujours battu et me battrai toujours pour que les personnes paient leurs impôts non pas là où elles ont déposé leurs papiers, mais là où elles vivent réellement. Les impôts doivent être payés dans le lieu dont on utilise les infrastructures. Voilà la problématique posée par l’« affaire Drahi » à qui l’administration fiscale genevoise reproche de vivre dans son canton tout en payant ses impôts en Valais. Or, cette question n’est pas celle de l’imposition d’après la dépense vu que ses miniums ont été largement harmonisés par la réforme du 28 décembre 2012, mais une problématique suisse beaucoup plus générale. En effet, durant de très nombreuses années, les cantons de Vaud et de Genève se heurtaient à des personnes suisses fortunées qui préféraient être domiciliées dans leur résidence secondaire valaisanne alors que le canton de Zurich connaissait le même problème avec le canton des Grisons. Aujourd’hui, on constate que la question a pris une autre tournure avec le nombre de ressortissants romands qui décident de prendre résidence dans le canton de Schwytz et dont il n’est pas certain qu’ils y vivent réellement. Il importe de souligner que l’économie fiscale n’est pas que théorique. En effet, alors que l’impôt sur la fortune est de 1% (et peut-être bientôt 1,5%) dans le canton de Genève, il est de 0,1% à Schwytz, soit dix fois moins. Le taux de l’impôt sur les donations et les successions à Genève est de 54%, alors que le canton de Schwytz ne connaît pas d’impôt sur les donations et les successions même entre tiers.

Par conséquent, je recommande aux mauvais perdants du 30 novembre 2014 plutôt que de s’acharner sur les forfaits fiscaux plébiscités par le peuple suisse, de s’attaquer aux personnes, forfaitaires ou non, qui ne sont pas domiciliées dans le pays ou dans l’Etat où ils paient leurs impôts. Cela est peut-être plus compliqué, car il ne s’agit pas que de personnes étrangères…Par ailleurs, si l’on regarde la disparité d’impôt entre les cantons, tels Genève et Schwytz, je crois qu’il est temps de se demander si dans un aussi petit Etat que la Suisse, au risque de mettre à mal le fédéralisme, il est admissible d’avoir une aussi grande disparité fiscale. Voilà les vraies questions !

 

Philippe Kenel

Docteur en droit, avocat en Suisse et en Belgique, Philippe Kenel est spécialisé dans la planification fiscale, successorale et patrimoniale. Social démocrate de droite, il prône l’idée d’une Suisse ouverte sachant défendre ses intérêts et place l’être humain au centre de toute réflexion. Philippe Kenel est président de la Chambre de Commerce Suisse pour la Belgique et le Grand-Duché de Luxembourg à Bruxelles et de la Ligue Internationale contre le Racisme et l’Antisémitisme (LICRA) en Suisse.

Une réponse à “Le vrai problème posé par l’« affaire Drahi »

  1. Cher Philippe,
    Votre article m’inspire les commentaires suivants :
    – l’imposition selon la dépense doit être soutenue ce d’autant plus que les nouvelles dispositions légales lui ont donné un surplus de légitimité,
    – le seul bémol vient de la trop grande disparité des assiettes fiscales retenues entre cantons d’un même Etat, notamment en raison de valeurs locatives parfois ridiculement basses,
    – comme vous, je pense que la question de la domiciliation est la question centrale ce qui élargit la problématique à l’ensemble des contribuables quel que soit le régime d’imposition auquel ils sont soumis,
    – à ce sujet, la fixation du domicile ne peut se décider, dans les cas complexes, qu’à travers une analyse pointue et sur la base de faits objectifs. Cette recherche implique que les administrations puissent ou aient la volonté (d’) exiger des contribuables concernés un ensemble d’éléments touchant aussi bien leur organisation professionnelle que leurs endroits de vie.
    – or, soit une administration pratique de la sorte et elle s’expose à la critique parce qu’on la juge trop zélée, soit elle n’exerce pas les pouvoirs que la loi lui procure et, alors, elle est injuste et trahit le rôle qui lui est confié.

    On est donc fort loin, comme vous le notez justement, d’un simple débat sur un type d’imposition régulièrement mis en avant par la presse mais plutôt en présence d’une problématique que devraient d’abord tenter de régler les administrations fiscales en accordant un peu leurs violons.

    Cordialement,

    Bertrand Bandollier

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