Covid-19 : Stress test pour la formation professionnelle à distance

Lundi 16 mars 2020, le couperet tombe. Le Conseil fédéral décide de mettre la Suisse en semi-confinement et d’interdire l’enseignement présentiel. Le coronavirus aura mis le système de formation sous pression. Quels enseignements provisoires pouvons-nous en tirer en pleine deuxième vague de la pandémie ? Tour d’horizon pour la formation professionnelle.

La numérisation de la formation avait commencé bien avant le coronavirus. Les institutions de formation disposaient déjà de l’infrastructure technique et de logiciels pédagogiques. Cependant, l’utilisation de médias numériques n’était pas généralisée à tous les niveaux de formation ni dans toutes les écoles. Les médias numériques étaient essentiellement utilisés dans l’enseignement présentiel et pas dans l’enseignement à distance. Si bien que le passage du jour au lendemain à un enseignement exclusivement à distance a mis les écoles, les enseignants et les élèves sous une immense pression. C’est ce qui ressort d’une récente étude réalisée par Aeschlimann B., Hänni M., Kriesi I. (2020) de l’Observatoire de la formation professionnelle de l’Institut fédéral des hautes études en formation professionnelle IFFP.

Quels facteurs influencent la qualité de l’enseignement à distance ?

Selon Büchter et al. (2011), la qualité de l’enseignement à distance dépend de plusieurs facteurs illustrés dans la figure ci-après :

  • La disponibilité d’une infrastructure technique appropriée;
  • La mise à la disposition des enseignants d’une expertise technique et didactique pour l’enseignement numérique;
  • L’organisation méthodologique et didactique de l’enseignement, par exemple le suivi, l’emploi de méthodes et de moyens pédagogiques variés ou une évaluation appropriée;
  • L’efficacité dans l’acquisition de compétences professionnelles et transversales par les personnes en formation.

Suffit-il de mettre sa présentation PowerPoint en ligne ?

Dès que l’enseignement présentiel a été interdit, l’enseignement à distance synchrone (enseignement présentiel en ligne) a pris le relai, accompagné par du travail individuel. Sur le plan technique, l’infrastructure était disponible. En revanche, l’utilisation des outils en ligne a présenté un défi majeur. En effet, les enseignants ont dû mettre leurs cours en ligne. Pour ce faire, il ne suffit pas de mettre sa présentation PowerPoint en ligne.

Il faut repenser la conception de son enseignement, ce qui implique un travail didactique conséquent, de surcroît dans un délai très court. Ceci a eu pour effet que la demande de formation continue des enseignants s’est orientée durant la pandémie vers l’organisation didactique de l’enseignement à distance et l’évaluation numérique, alors qu’auparavant elle était davantage ciblée sur l’emploi d’outils numériques.

A quels défis les enseignants ont-ils été confrontés ?

Deux enquêtes (3, 4) ont été menées auprès des enseignants pour connaître leur appréciation de la situation. Il en ressort plusieurs défis majeurs.

Suivi de l’apprentissage et suivi individuel

Le premier défi est sans aucun doute l’absence de contacts personnels. Les enseignants ont relevé des difficultés pour évaluer l’état d’esprit des élèves et leur participation. Ils ont également estimé que leur attachement subjectif aux élèves était plus faible durant l’enseignement à distance. En même temps, ils se sentaient plus responsables envers leurs élèves pour la transmission de la matière et le maintien d’un enseignement de qualité. Le suivi de l’apprentissage s’est révélé plus difficile également. L’échange social avec les élèves et leur encouragement individuel est limité à distance. Les enseignants ont aussi évoqué leur difficulté de trouver un équilibre optimal entre un encouragement excessif et insuffisant pour leurs élèves. Le soutien du travail individuel était lui aussi plus difficile.

Organisation des cours et évaluations

Un autre défi concerne l’organisation des cours et l’évaluation. Il s’est avéré plus difficile d’appliquer des méthodes pédagogiques variées dans le cadre de l’enseignement à distance. Quant aux évaluations, beaucoup d’enseignants n’avaient aucune expérience de l’évaluation numérique. Ils ont estimé pouvoir moins bien évaluer les prestations. Une majorité des enseignants interrogés estime d’ailleurs que les élèves ont moins appris que dans le cadre d’un enseignement présentiel.

Quelles perspectives pour l’avenir ?

Technique et infrastructure

Les enseignants expriment un besoin d’assistance pédagogique et didactique ainsi que la mise à disposition de logiciels appropriés pour l’enseignement et l’apprentissage numériques. La moitié des personnes interrogées voient également un potentiel de développement au niveau de l’infrastructure, du matériel et de l’assistance informatique.

Pédagogie et didactique

Pour la majorité des enseignants interrogés, cette crise a aussi été une opportunité pour apprendre ou améliorer leur utilisation des outils numériques. Ils ont développé leurs compétences numériques en favorisant l’emploi de nouvelles méthodes pédagogiques. Pour l’avenir, ils pensent intégrer dans leur quotidien ces nouvelles expériences et compétences. De nombreux enseignants souhaiteraient même une combinaison de cours en ligne et d’enseignement présentiel à l’avenir. Ce qui impliquera naturellement de la formation continue, notamment pour l’emploi des technologies numériques dans l’enseignement et le soutien à l’apprentissage, mais aussi une réflexion critique sur le sujet. Les enseignants estiment que la pandémie a contribué à une accélération de la numérisation des écoles.

Enseignement à distance : la panacée ?

Tous les acteurs s’accordent à dire que même les meilleures technologies ne peuvent remplacer le contact personnel entre les enseignants et les élèves. Un enseignement intégralement à distance n’est donc pas une option. En effet, il a une incidence négative sur le développement des compétences des personnes en formation et accroît les inégalités. Les écoles et les enseignants voient toutefois un grand potentiel dans les formes hybrides combinant l’enseignement présentiel et le travail individuel avec l’enseignement à distance.

Gardons un esprit critique !

La transformation numérique de l’enseignement, déjà amorcée avant la crise, a été accélérée par la pandémie. Cette opportunité d’innovation a permis de développer et d’utiliser des approches novatrices et de nouvelles modalités d’enseignement. Il faut cependant garder un regard critique sur cette évolution afin d’éviter les effets indésirables. Les méthodes pédagogiques numériques présentent des limites. Il faudra évaluer systématiquement ces expériences et partager les bonnes pratiques en matière d’enseignement numérique. Les enseignants ont besoin de formation continue et de soutien de leurs établissements de formation. Ce qui implique des investissements supplémentaires dans l’infrastructure et le développement des compétences. Les élèves, en particulier ceux qui ont des difficultés scolaires ou sociales, ont besoin d’un suivi et d’un accompagnement individuel pour éviter que la numérisation augmente les inégalités alors que la formation vise justement à les réduire. L’apprentissage à distance nécessite non seulement des compétences numériques, mais aussi une aptitude à l’apprentissage autonome. Tous les acteurs de la formation ont un rôle important à jouer. Le partenariat de la formation professionnelle, qui réunit la Confédération, les cantons et les partenaires sociaux, en est conscient et y travaille activement depuis le début de la crise.

Qu’en dit le syndicat des services publics ?

Suite à la publication de l’article, le syndicat des services publics (SSP) m’a fait part d’une enquête menée auprès de leurs membres enseignants du postobligatoire en juin dernier à laquelle plus de 300 personnes ont répondu. Voici quelques résultats issus de l’enquête.

La moitié des personnes sondées indiquent avoir travaillé plus qu’en période normale afin de conserver une relation pédagogique, maintenir un contact étroit avec les élèves et élaborer des contenus compatibles avec l’enseignement à distance. Les enseignants expriment également une fatigue physique et psychique ainsi qu’un isolement dans leur travail. Le seul élément positif ressorti de cette enquête est le gain de temps lié à l’absence de déplacement sur le lieu de travail.

Séparation difficile de la vie privée et professionnelle

L’éclatement des rythmes tout au long de la journée augmente la charge du travail et le stress. En effet, les personnes travaillant à domicile sont amenées à travailler le soir, la nuit ou le week-end. La séparation de la vie privée et professionnelle devient extrêmement difficile. Pour 50% des personnes interrogées qui ont-elles-mêmes des enfants, l’école à la maison a influencé négativement la situation du semi-confinement. Et ce d’autant plus si le lieu de vie manque d’espace comme un bureau pour s’isoler complètement pour travailler.

Les élèves également affectés

81% des enseignants déplorent le manque de lien pédagogique et social avec les élèves. Le décrochage de certains élèves et l’absence de réactivité de certaines classes après plusieurs sollicitations s’ajoutent à leur stress. De plus, beaucoup d’élèves ne disposent pas d’un ordinateur personnel, d’une connexion Internet suffisante ou d’un espace adéquat pour pouvoir s’isoler et travailler. Le manque de matériel, les conditions d’apprentissage et le déficit de maîtrise des outils de communication révèlent de fortes inégalités au sein des élèves.

Recommandations

Les enseignants sondés préconisent une meilleure répartition de l’horaire du travail à distance et le développement de meilleures pratiques d’autonomie du travail scolaire chez les élèves (gestion des multiples canaux de communication, planification et organisation du travail, gestion du temps et des objectifs…). Ils estiment qu’il faudra également entendre le point de vue des élèves et les associer à un bilan pédagogique de la situation.

Vous avez envie d’en savoir plus ?

Alors voici quelques sources qui pourraient vous intéresser !

Etude Enseignement à distance en formation professionnelle : défis et potentialités des méthodes numériques

Fort engagement des enseignant·e·s pour des résultats incertains et frustrants, enquête du Syndicat des services publics SSP

Task force Covid-19 « Perspectives Apprentissage 2020 »

Programme « Formation professionnelle 2030 »

Numérisation dans le domaine Formation, Recherche et Innovation FRI

Coronavirus – Informations du Secrétariat d’État à la formation, à la recherche et à l’innovation SEFRI

Observatoire de la formation professionnelle

Numérisation de la formation professionnelle

Projet trans:formation – Transformation numérique des écoles professionnelles

Soutien à l’enseignement numérique

Swissuniversities : organisation faîtière des hautes écoles suisses

Fédération suisse pour la formation continue FSEA

Espace.FSEA – Plateforme d’échanges pour l’apprentissage et l’enseignement numériques dans la formation pour adultes

Références

1. Aeschlimann B., Hänni M., Kriesi I. (2020) : Enseignement à distance en formation professionnelle : défis et potentialités des méthodes numériques. Zollikofen, IFFP.
2. Büchter, K., Hahn, C., Jastrzebski, A., Kräenbring, R., Wölk, M. (2011). Qualitätsverständnisse in der betrieblichen Ausbildung von Kleinen und Mittleren Unternehmen (KMU) des Maler- und Lackiererhandwerks in Hamburg – Erste Ergebnisse des Modellversuches ML-QuES. Berufs- und Wirtschaftspädagogik Online, 21, 1–24.
3. Enquête de l’Observatoire de l’IFFP auprès du corps enseignant des écoles supérieures de Suisse alémanique : https://www.iffp.swiss/obs/enseignement-a-distance-dans-les-ecoles-superieures
4. Check-up Enseignement à distance pour les écoles du degré secondaire II : https://www.iffp.swiss/node/13016

Laura Perret

Responsable nationale du secteur Formation et membre de la direction de la Haute école fédérale en formation professionnelle (HEFP), Laura Perret est une experte du système suisse de formation. Elle allie sa passion pour l’humain et sa vocation pour la formation afin de permettre aux personnes de se former à leur métier de coeur et aux entreprises/organisations de disposer de professionnels qualifiés pour réaliser leur vision. Elle est aussi coach, superviseure, facilitatrice et formatrice d’adultes.

6 réponses à “Covid-19 : Stress test pour la formation professionnelle à distance

  1. je partage votre point de vue sur au moins un point: un enseignement intégralement à distance n’est pas une option ! C’est une tendance, certes, mais ce n’est pas la panacée. Notamment et surtout en andragogie où les attentes des “participants” sont très différentes de celles des “élèves” traditionnels qui acceptent, hélas et souvent, de subir la formation.

  2. J’ai beaucoup apprécié votre conclusion (Gardons un esprit critique!). L’informatique est une révolution, un apport d’une fabuleuse efficacité pour les enseignants. Cependant un ordinateur a quelques limites: individualisation encore imparfaite, négation de l’affectivité, puissance inquiétante chez un non-humain. Et, je ne les discerne pas toutes…Le point de vue des professeurs, oui…Mais aussi se mettre dans la peau des jeunes.
    L’homme est avant tout un être social. Plus que la stimulation, l’émulation créée par la présence physique à côté de l’apprenant de ses co-étudiants, il y a le sentiment rassurant d’appartenir à un groupe de semblables, la horde unie dans un but commun, arc-boutée pour une plus grande efficacité et sécurité, une assurance contre les difficultés imprévues, le sentiment de camaraderie, l’amélioration des relations sociales. Ne renions pas le néandertalien qui sommeille en nous. Se réunir entre étudiants, sans prof, face aux ordis? trop Covid Friendly!
    J’avais pratiqué javascript pour faire travailler des tout-petits… vraiment en terra incognita! Et Flash hélas!

    1. Cher Monsieur,
      Je vous remercie de votre commentaire. Je suis tout à fait de votre avis sur le besoin des jeunes, et moins jeunes aussi…, d’appartenance sociale. La crise actuelle nous met sous pression et la situation des personnes en formation mérite d’être davantage étudiée.
      Avec mes meilleures salutations,
      Laura Perret

  3. Bonjour,
    Je pense qu’il serait honnête de supprimer les références à l’USS dans votre portrait qui figure en bas de l’article. En effet, sauf erreur de ma part, vous n’êtes plus secrétaire adjointe de l’USS; par ailleurs vous avancez ici plusieurs éléments et un point de vue qu’une partie au moins de ses membres ne partagent pas, et plus particulièrement les membres du syndicat qui représente les enseignant ·e·s à l’USS, à savoir le SSP/VPOD.

    1. Chère Madame,
      Je vous remercie de votre commentaire. J’apprécie le débat d’idées bienveillant et constructif qui permet de prendre en compte différentes perspectives. Suite à notre échange, j’ai ajouté des résultats issus de votre enquête. Quant à la référence du bas de l’article, j’avais déjà signalé cette correction au Temps avant la publication de cet article. Il s’agit d’un bloc ajouté automatiquement par l’éditeur que je ne peux modifier moi-même. Comme vous avez aussi pu le constater, le portrait principal en haut à droite est juste.
      Avec mes meilleures salutations,
      Laura Perret

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