Apprendre à apprendre un métier

Comment permettre à un-e jeune d’apprendre un métier qui n’existe pas encore ou comment s’y prendre pour enseigner de manière crédible et intéressante un métier voué à disparaître dans quelques années. C’est le dilemme auquel les enseignant-e-s de formation professionnelle sont actuellement confronté-e-s.

Article coécrit avec Christophe Gremion

Un métier pour la vie, c’est fini ?

Hier après-midi, nous avons pris le temps de revoir une ancienne émission de télévision : l’angle Eco – le travail c’est fini, sorti en 2016 de mémoire. Nous avons été frappés par le parcours de ce photographe. Jeune, il a appris à développer des photos argentiques à l’aide du révélateur, du bain d’arrêt et du fixateur. Plus tard, nouvel équipement et nouveau métier avec l’avènement de l’impression laser des photos numériques, changement éphémère qui annonçait la disparition totale de son métier, d’où une reconversion en chocolatier artisanal. Et son métier n’est de loin pas le seul à avoir disparu, la liste s’allonge de jour en jour à en croire ce reportage. Alors, nous nous sommes demandés comment les écoles professionnelles peuvent-elles toujours remplir leur mission dans un monde qui bouge si vite ?

En parallèle à ces métiers en voie d’extinction, d’autres voient le jour rapidement. Veilleur en e-réputation, trafic manager ou géomaticien, le numérique est actuellement le secteur le plus créatif en termes de nouveaux emplois[1]. Et de me demander aussi comment les enseignant-e-s s’y prennent pour former nos jeunes à des métiers qui n’existent pas encore et dont on ne connaît quasiment rien ?

La réponse que la formation peut donner réside dans un changement de paradigme : ne plus faire apprendre que des savoirs, savoir-faire ou savoir être, mais également un “savoir-apprendre”, ressource qui pourra être mobilisée tout au long de la vie de chacun-e.

Une formation initiale pour chaque reconversion : possible ?

Le premier métier peut aisément s’apprendre lors d’une formation initiale traditionnelle (en école ou duale), mais il n’est pas souvent possible de stopper son activité professionnelle pour se perfectionner ou se réorienter. Si certaines entreprises soutiennent activement la formation continue de leurs employé-e-s, pour leur permettre de tenir à jour leurs compétences et de s’approprier les nouvelles techniques et technologies de la branche, rares sont celles qui soutiennent les reconversions hors de leur champ d’activité. Ainsi, en parallèle d’une éventuelle formation continue formelle, des compétences d’autoformation sont de plus en plus utiles, voire vitales.

Apprendre à apprendre un métier prépare la personne pour toute sa vie, alors que lui faire apprendre un métier la prépare pour un moment défini, Christophe Gremion

Pour l’employeur, même lorsque le métier perdure, pouvoir engager des personnes capables d’effectuer les tâches prescrites est naturellement important, mais ce n’est souvent plus suffisant. Comme les métiers, les outils, technologies et situations rencontrés changent en permanence. Dès lors, la capacité à s’adapter à la nouveauté et à l’imprévu est une qualité très prisée qui requiert de nouvelles aptitudes et compétences : savoir analyser une situation, apprendre de ses erreurs, prendre des décisions responsables et éthiques, adopter une posture réflexive[2]

Posture réflexive et éthique, des signes de professionnalisation de tous les métiers ?

Nous l’avons vu, les métiers et les situations changent si vite qu’ils rendent souvent le travail imprescriptible. Enfin non, ce n’est tout à fait exact, il existe encore de nombreuses activités prescriptibles, mais elles sont de moins en moins souvent confiées aux humains. Toute action facilement prescriptible semble être confiée à un ordinateur, à un robot. L’émission de l’angle Eco le montre bien lorsqu’il s’agit de la disparition des chauffeurs de camion aux USA ou des conducteurs de bus dans les grandes villes.

Alors oui, de nombreux métiers se professionnalisent. Les tâches répétitives et simples sont fréquemment confiées aux machines alors que les plus complexes (créativité, inventivité, résolution de problème…) nécessitent encore l’intervention d’une personne.

Nos jeunes n’auront-ils plus de travail à terme ?

Il semble que, pour le moment, le travail ne soit pas à manquer. Il va par contre se transformer grandement comme nous venons de le voir. Le cas des chauffeurs de camions, remplacés par des ingénieurs qui tentent d’apprendre à ces mêmes camions à se conduire de manière autonome, est révélateur. Les personnes faiblement qualifiées – ou faiblement outillées pour se (re)qualifier elles-mêmes – vont rencontrer de grandes difficultés. Chômage technologique, difficultés pour les personnes qui ont les qualifications les plus faibles, ne pas être capable d’apprendre par soi-même tout au long de la vie risque bien de devenir source de nouvelles inégalités sociales.

On ne peut apprendre aux apprenti-e-s que les compétences utiles et connues aujourd’hui, mais en sachant que, arrivés sur le marché du travail, ces compétences seront sûrement déjà obsolètes… d’où ce besoin d’apprendre à apprendre, de cultiver sa curiosité, toujours rechercher la qualité, cultiver son niveau d’exigence envers son propre travail. C’est là que réside certainement ce nouveau paradigme pour l’école et, peut-être surtout, pour la formation professionnelle.

En quoi ce paradigme change-t-il l’organisation de la formation ?

Nous pouvons imaginer ces changements selon au moins deux points de vue : celui des personnes en formation et celui des formatrices et formateurs.

Pour les personnes en formation, de moins en moins de mémorisation et d’application, et un développement nécessaire de leur posture réflexive. Dans les années 80, Schön (1994) s’est largement inspiré des travaux de Dewey (la théorie de l’enquête) pour montrer que l’applicationnisme ne répondait plus aux besoins des praticiens. Ceux-ci se doivent, par une réflexion dans, sur et pour l’action, de trouver des réponses efficaces et crédibles à des problèmes qu’ils n’ont encore jamais rencontrés.

Longtemps, l’analyse du travail (que faut-il faire dans cette situation) était la tâche des didacticiens et des formateurs. Ils analysaient puis transposaient en situations didactiques afin de permettre l’apprentissage, la découverte ou l’entraînement. Mais face à des métiers qui n’existent pas encore, cette didactique professionnelle montre quelques limites. Dès lors, l’analyse du travail attendu et l’analyse du travail exécuté (analyse de l’activité) deviennent les outils que la personne en formation mobilise pour exercer son autoévaluation. Il y a une passation de pouvoir entre l’institution formatrice et la personne qui se forme.

Pour les formateurs, cette relative perte de pouvoir se traduit par un changement de rôle considérable. La priorité n’est plus d’analyser l’activité des personnes, mais de les mettre en activité, par l’alternance entre savoirs théoriques et savoirs pratiques (Gremion et Zinguinan, 2021) afin de leur permettre d’analyser elles-mêmes leur travail et ainsi de les outiller pour développer ses compétences de manière autonome, tout au long de la vie, se mettre au service de la construction de la compréhension de l’exigence, accompagner (et non pas guider comme le disait Vial) à mener ce travail d’enquête sur sa propre pratique. Plutôt que transmettre – qui a été longtemps le verbe qui décrivait le mieux le travail d’un enseignant – son accompagnement vise à permettre aux personnes en formation d’intégrer, de s’approprier les étapes de la démarche d’enquête (Dewey), traduit par Thievenaz (2017) par le cycle suivant : 1) observer la situation > 2) décrire > 3) analyser > 4) interpréter > 5) formuler des hypothèses > 6) expérimenter > 7) puis 1’) observer la nouvelle situation.

Un cycle d’apprentissage reconnu comme efficace pour soutenir le développement de l’intelligence pratique et du jugement, source de ce que les anciens appelaient la phronesis (Meharez Frey, 2021).

Le nouveau rôle d’accompagnateur : Apprendre à apprendre un métier prépare la personne pour toute sa vie, alors que lui faire apprendre un métier la prépare pour un moment défini.

Références

L’angle Eco : le travail c’est fini  https://www.youtube.com/watch?v=acusYc-pRms

Gremion, C. et Zinguinan, M. (dir.). (2021). Lorsque l’alternance vient soutenir la professionnalisation. Pratiques et formation des enseignants en questions, 27. http://revuedeshep.ch/no-27-lorsque-lalternance-vient-soutenir-la-professionnalisation/

Meharez Frey, A. (2021). Entre professionnalité et phronesis: un pari pédagogique. Dans C. Gremion et C. de Paor (dir.), Évaluer la professionnalité émergente. De Boeck Education.

Runtz-Christan, E. et Coen, P.-F. (dir.). (2021). Collection des concepts-clés de la formation des enseignantes et enseignants en Suisse romande et au Tessin. LEP Loisirs et pédagogie.

Schön, D. A. (1994). Le praticien réflexif : à la recherche du savoir caché dans l’agir professionnel. Éditions Logiques.

Thievenaz, J. et Mayen, P. (2017). De l’étonnement à l’apprentissage: Enquêter pour mieux comprendre (1er édition). DE BOECK SUP.

Vial, M. (2007). Guider ou accompagner en VAE ? Pratiques de formation-Analyses, 21‑38.

Publications de Christophe Gremion sur son site http://www.gremion.org et à la HEFP https://www.hefp.swiss/person/gremion-christophe

[1] Source : https://photo.capital.fr/20-nouveaux-metiers-du-numerique-qui-recrutent-et-comment-s-y-former-21399#le-numerique-est-l-un-des-secteurs-qui-recrutent-le-plus-en-france-379220

[2] Réflexivité, professionnalisation, accompagnement… des termes issus des sciences de l’éducation et qui trouvent leurs définitions dans Runtz-Christan, E. et Coen, P.-F. (dir.). (2021). Collection des concepts-clés de la formation des enseignantes et enseignants en Suisse romande et au Tessin. LEP Loisirs et pédagogie.

Laura Perret

Responsable nationale du secteur Formation et membre de la direction de la Haute école fédérale en formation professionnelle (HEFP), Laura Perret est une experte du système suisse de formation. Elle allie sa passion pour l’humain et sa vocation pour la formation afin de permettre aux personnes de se former à leur métier de coeur et aux entreprises/organisations de disposer de professionnels qualifiés pour réaliser leur vision. Elle est aussi coach, superviseure, facilitatrice et formatrice d’adultes.