Sélectivité sociale: quand la formation aggrave les inégalités sociales

En Suisse, il est possible de prédire avec une grande précision les voies de formation suivies en se basant sur les ressources socioéconomiques, le niveau de formation des parents et le genre. Ce phénomène s’appelle la sélectivité sociale.

Mauvaise nouvelle ! Si vous pensiez que la formation augmente les chances sur le marché de l’emploi, le revenu, la situation personnelle et sociale ainsi que la mobilité, alors vous serez déçu-e ! Un récent rapport du Conseil suisse de la science (CSS) sur la sélectivité sociale [référence] nous apprend qu’il suffit de connaître la situation socioéconomique, le niveau de formation des parents et le genre pour prédire à l’avance et de manière précise le parcours de formation des individus.

Cela signifie que quelles que soient leurs aptitudes et leurs efforts, tous les citoyens ne sont pas égaux concernant l’accès à la formation, la réussite des études et l’obtention d’un diplôme. Les chances de réussite dépendent du niveau socioéconomique, de l’origine migratoire, du niveau de formation des parents et du genre. Ces facteurs, qui font partie de la donne de départ et ne dépendent en rien des individus eux-mêmes, ont des conséquences durables sur la vie professionnelle et la retraite.

Quels facteurs sont en jeu ?

La sélectivité sociale commence dès le plus jeune âge, avant même l’entrée dans le système de formation, et s’amplifie à chaque transition vers un niveau supérieur de formation. Elle se produit à tous les niveaux de formation et dans toutes les transitions.

Avec les mêmes aptitudes et motivations, les jeunes issus de milieux sociaux défavorisés choisiront les voies les moins exigeantes et les moins risquées, et délaisseront tendanciellement les études supérieures. Ils se décideront souvent pour une formation courte et bon marché en raison de la pression financière et des chances de réussite estimées plus faibles.

Les jeunes issus de la migration choisiront pour leur part plus facilement la maturité gymnasiale et les études universitaires en raison notamment du manque de connaissance des parents de la formation professionnelle et de la crainte de la discrimination sur le marché du travail en cas de faible niveau de qualification.

Un manque de places d’apprentissage est aussi à déplorer pour les jeunes issus de milieux défavorisés ou de la migration. C’est une forme de discrimination.

Les enfants de parents avec une formation académique ont 7 fois plus de chances d’aller au gymnase et 5 fois plus de chances de suivre une formation académique que ceux dont les parents ont un faible niveau de formation. Alors que les jeunes dont les parents ont un faible niveau de qualification ont plus de chances de suivre une formation professionnelle.

Constat d’échec cinglant

La sélectivité sociale a une incidence négative sur le parcours de formation individuel, le système de formation, l’économie, et la société. Le système de formation non seulement reproduit les inégalités sociales, mais les accentue. C’est un constat d’échec absolument dramatique !

La sélectivité sociale est en contradiction directe avec le principe d’égalité inscrit dans la Constitution fédérale. En effet, le système de formation devrait garantir une égalité des chances équitables lors du passage à un niveau supérieur de formation, indépendamment de l’origine et du statut socioéconomique des parents.

Or, il n’existe pas de politique sociale visant à éliminer les inégalités sociales en Suisse, que ce soit au plan fédéral ou au plan cantonal. L’efficience du système de formation suisse est clairement insuffisante.

Il est urgent d’agir !

Pour renverser cette tendance, il est impératif de provoquer une prise de conscience collective et rapide de l’ampleur du problème afin qu’il devienne une priorité politique. Chaque acteur doit se sentir responsable, faire sa propre analyse et assumer sa part du travail : la Confédération, les cantons, les partenaires sociaux, les partis politiques, les organisations du monde du travail, les entreprises formatrices, les institutions de formation, etc.

Un objectif politique d’égalité de chances doit être défini et ancré dans les bases légales, notamment, mais pas seulement, dans les lois qui régissent la formation. Comme l’argent est le nerf de la guerre, il faut se donner les moyens financiers pour atteindre cet objectif. L’égalité des chances doit devenir un thème prioritaire dans la préparation du prochain message Formation, Recherche et Innovation 2021-2024.

Recommandations du Conseil suisse de la science

Le CSS émet les recommandations suivantes :

  • Prendre des mesures contre la discrimination due à l’origine sociale et assurer la coordination entre la Confédération et les cantons ;
  • Intégrer l’objectif d’égalité des chances dans le Message FRI 2021-2024. Celle-ci devrait déjà être réalisée avant l’entrée dans le système de formation. Par conséquent, il faut encourager l’éducation de la petite enfance ;
  • Encourager de manière ciblée l’acquisition des langues chez les enfants socialement défavorisés ;
  • Sensibiliser les enseignants à la problématique de la sélectivité sociale ;
  • Examiner les procédures de sélection et les passages à un niveau de formation supérieur sous l’angle de la sélectivité sociale ;
  • Encourager l’égalité des chances via un soutien organisationnel (plateformes, réseaux) et des subventions ;
  • Encourager la recherche d’accompagnement de mesures visant à réduire la sélectivité sociale et effectuer un monitoring.

Le CSS propose également de réduire les coûts de formation (supprimer les taxes d’études) et informer intensivement sur la valeur de la formation supérieure pour les individus, la politique, l’économie et la société. Il propose aussi d’organiser des séances d’informations ciblées sur les jeunes des milieux défavorisés et prendre des mesures pour compenser les désavantages liés à l’origine sociale.

Références

Rapport sur la « Sélectivité sociale » rédigé par les experts Rolf Becker et Jürg Schoch sur mandat du Conseil suisse de la science (CSS). Publication en décembre 2018.

 

 

Laura Perret

Responsable nationale du secteur Formation et membre de la direction de la Haute école fédérale en formation professionnelle (HEFP), Laura Perret est une experte du système suisse de formation. Elle allie sa passion pour l’humain et sa vocation pour la formation afin de permettre aux personnes de se former à leur métier de coeur et aux entreprises/organisations de disposer de professionnels qualifiés pour réaliser leur vision. Elle est aussi coach, superviseure, facilitatrice et formatrice d’adultes.

5 réponses à “Sélectivité sociale: quand la formation aggrave les inégalités sociales

  1. Conseil aux femmes qui pourraient en avoir le goût, apprenez menuisier, électricien, serrurier ou que sais-je.
    Ce sont toutes des professions promises à un bel avenir, car avec le mainstream d’être universitaire pour réussir, ce sont des professions (comme c’est déjà le cas en UK-US) qui vont manquer.

    P.S. c’est sans doute pour ça que l’accord-cadre est tant plébicité, soit pour pouvoir importer les dites profession de l’est, à bon compte!

    A bon entendeuse 🙂

    1. P.S. Et non que mon comment soit considéré comme machiste, si les femmes veulent être ingénieures, chirurgiennes, cosmonautes ou autre, c’est leur droit et il faut tout faire pour qu’elles le soient

    2. Cher Monsieur,

      Je vous remercie de votre commentaire. Je suis d’accord que la dimension genre joue un rôle important et qu’il est temps de dépasser la logique des métiers dits “féminins” ou “masculins”. Les femmes qui s’intéressent à des métiers tels que menuisier, électricien ou serrurier devraient être encouragées et soutenues pour les apprendre et les exercer, tant dans leur famille, à l’école professionnelle que dans l’entreprise formatrice. Au même titre que les hommes qui souhaitent devenir infirmiers ou hommes sages-femmes (la dénomination du métier pourrait éventuellement être repensée…).

      S’agissant de l’accord institutionnel, l’USS s’y oppose parce qu’il ouvrirait la porte à la sous-enchère salariale. Il est indispensable que les personnes qui travaillent en Suisse reçoivent des salaires suisses, ce que les mesures d’accompagnement garantissent.

      Meilleures salutations

  2. “Encourager de manière ciblée l’acquisition des langues chez les enfants socialement défavorisés”

    C’est la nouvelle expressoin pour dire “étrangers” ?
    J’avoue, je suis resté à piscine plutôt que “milieu aquatique profond standardisé”….

    Et vous croyez vraiment que c’est + d’argent public qui aidera à briser les destins sociaux ? alors que les personnes qui en ont le plus besoin sont précisément celles qui ne savent pas comment remplir vos jolis formulaires pour demander de l’aide ? même quand ils sont écrits en langue pour benets (recte: langage simplifié) …
    … ou voulez-vous encore plus de fonctionnaires pour qu’ils fassent des maraudes sociales (mais attention, derrière leur ordinateur, car il ne faudrait quand même pas qu’ils tombent en burn-out en allant au contact de … pauvres. Cela pourrait les traumatiser).

    Et si, à la place, nous essayons de maintenir la valeur des CFC, de se battre pour des salaires justes et d’encourager un enfant à briser des plafonds de verre, par son travail, son courage, son abnégation … plutôt que par un saupoudrage généralisé d’argent public? Mais, attendez, c’est vrai, c’est gratuit, c’est l’Etat qui paie 🙂

    1. Chère Madame,

      Je vous remercie de votre commentaire. L’expression “enfants socialement défavorisés” ne signifie pas “étrangers”, mais désigne des enfants issus de familles ayant un faible revenu et une situation socioéconomique difficile. Je suis d’accord avec vous sur le fait qu’il faut maintenir la valeur des CFC et se battre pour des salaires justes. C’est d’ailleurs ce que nous faisons à l’USS en combattant toutes les détérioration des conditions de travail, y compris des salaires. Et oui, là encore, vous avez raison, il est important d’encourager les jeunes pour réussir leur parcours de formation et professionnel. Seulement voilà… il y a des jeunes qui sont moins bien lotis que d’autres. Et eux ont besoin d’être soutenus pour dépasser des barrières injustes. C’est pour garantir l’égalité des chances que les pouvoirs publics doivent mettre la main au porte-monnaie. Sans saupoudrage, mais avec des investissements ciblés et efficaces.

      Meilleures salutations

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