Confiance et transparence dans la société numérique

2018 aura été une année charnière pour les plateformes de réseaux sociaux, et sera probablement perçue dans la futur comme l’année de la défiance vis-à-vis des technologies numériques. Des scandales à répétition (Cambridge Analytica, campagnes de désinformation multiples), des vols massifs de données, et une cybercriminalité en hausse nous ont amené à questionner notre utilisation des réseaux sociaux, et plus particulièrement notre confiance portée à ces technologies. En d’autres termes, 2018 aura mis sur la table les questions de confiance et de transparence dans la société numérique. Celles-ci ne sont bien entendu pas nouvelles, mais trois caractéristiques de la société numérique nous incitent à les reconsidérer: interconnectivité, désintermédiation, et limitation du droit à la vie privée.

Tout d’abord, concernant l’interconnectivité, quelques chiffrent nous permettent de l’illustrer au niveau mondial. 95% de toutes les informations produites sont numérisées, et donc enregistrées quelque part dans le monde par une (souvent plusieurs) entreprise(s) technologique(s). 4,5 milliards d’individus utilisent une (souvent plusieurs) plateforme(s) de réseaux sociaux. 7 milliards d’appareils mobiles sont aujourd’hui en circulation, ce qui signifie que nous sommes tous connectés sur la planète: peut-être pas chaque famille, mais en tout cas tous les villages du monde.

Deuxièmement, ces plateformes ont amené à une progressive désintermédiation de la distribution de l’information: plus de journaliste et d’éditeur pour vérifier les informations distribuées aux citoyen-ne-s. La désintermédiation peut être perçue comme positive car elle permet justement de nous mettre en lien direct avec les leader politiques et les organisations (publiques et privées). C’est un élément positif qui peut permettre par exemple de donner davantage de voix aux initiatives de la société civile. Cependant la désintermédiation présente aussi des inconvénients.

D’une part, si nous devenons à la fois récepteur, producteur et distributeur d’information, cela implique une certaine difficulté à vérifier la véracité de l’information qui est distribuée. Il faut noter ici qu’il est souvent compliqué pour un utilisateur lambda de réseaux sociaux de vérifier les informations: il ou elle n’a pas forcément les outils ni le temps pour le faire. Les campagnes de désinformation peuvent ainsi se développer sans limite.

D’autre part, nous sommes très largement influencés par nos émotions. Ainsi une fausse information peut nous toucher, nous marquer, même si une explication rationnelle vient nous prouver l’inverse ultérieurement. Le décalage dans le temps, et l’impact de l’émotion engendrée par les fausses nouvelles limitent les résultats des initiatives de vérification de l’information (fact checking).  Ainsi, il est difficile de contrer les campagnes de désinformation, d’une part car leur contrôle est difficile dans l’immense océan d’information dans lequel nous sommes immergés chaque jour, et d’autre part car toute réponse tardive et rationnelle ne nous touche pas avec la même intensité. Les exemples récents de votation ou d’élection comme le Brexit, les élections de Donald Trump et de Jair Bolsonaro nous montrent comment la maitrise de la distribution d’information sur les réseaux sociaux peut avoir un impact majeur sur la décision du citoyen.

En parallèle, un autre phénomène s’est associé à l’interconnectivité et à la désintermédiation : la limitation du droit à la vie privée. Ce troisième phénomène est issu de deux facteurs. Premièrement, après le 11 septembre 2001, les États et les citoyen-ne-s ont convenu de limiter les droits à la vie privée au profit de la sécurité, ce qui a conduit à la mise en place d’une bureaucratie mondiale de la surveillance, dotée à la fois d’un pouvoir étendu, et d’un contrôle démocratique limité (NSA aux États-Unis, mais également dans la plupart des autres États). Deuxièmement, les innovations technologiques ont permis l’émergence de géants technologiques comme Google et Facebook, dont les modèles économiques sont basés sur la captation et la gestion de données personnelles. Ces entreprises réalisent la majorité de leur bénéfice grâce aux données individuelles (à titre d’exemple, 91% des bénéfices de Google proviennent de la publicité et des activités liées aux données [1]).

Ainsi, si nous sommes tous connectés et en grande partie sur les réseaux sociaux, que la presque totalité de l’information est numérisée, et que la sphère privée est peu protégée, les questions de transparence et de confiance sont (et doivent être) au coeur du débat. Il est en effet temps que nous réfléchissions à quel type de société numérique nous souhaitons pour demain et les générations à venir. C’est à nous de le définir. Comme le mentionne Keith Weed, le CMO d’Unilever, “Il faut agir rapidement pour reconstruire la confiance, avant qu’elle ne soit brisée pour toujours”(cité par le Hub Institute, 2019).

Nous commençons donc une année 2019 sur de nouvelles bases: une meilleure compréhension des tenants et aboutissants de ces plateformes et de leur modèle économique. Ceci doit nous permettre de continuer le débat autour des questions de transparence et de confiance au sein de la société numérique. Et de définir le rôle que nous souhaitons donner à ces plateformes qui ont pris une telle place dans nos vies.

[1]Voir le livre de Manuel Castells « Rupture: The Crisis of Liberal Democracy », Wiley, 2017.

Jérôme Duberry

Jérôme Duberry est enseignant-chercheur Post-Doc au Centre de Compétences Dusan Sidjanski en Études Européennes, Global Studies Institute, Université de Genève, et chercheur associé à l’IHEID. Ses activités de recherche s'articulent autour de la convergence entre technologies numériques, politique et développement durable (ODD).