Les doxas contre le droit.

On appelle doxa un ensemble d'opinions, de préjugés communs ou particuliers, de présuppositions tantôt généralement admises, tantôt contestées par certains. Pour la doxa gauchiste, les riches sont corrompus, pour la doxa populiste ce sont les parlementaires, pour la doxa nazie ce furent les juifs, pour la doxa écologiste ce sont les producteurs, pour la doxa bigote ce sont les musulmans. Par méthode, le droit tente précisément de dissoudre ces doxas contradictoires dans une règle universelle. Ainsi, pour vivre ensemble, chacun doit observer la loi, toute la loi, mais rien que la loi. Au-delà, la bienfaisance et le mécénat sont disponibles et recommandables. Sinon c’est l’arbitraire, le conflit de diverses doxas antinomiques, c’est-à-dire l’Etat de non-droit. Selon les articles 11 et 12 de la Déclaration des Droits de l’homme : « Nul ne sera condamné pour des actions ou omissions qui, au moment où elles ont été commises, ne constituaient pas un acte délictueux d'après le droit national ou international.»

Plusieurs exemples démontrent que cette prescription est régulièrement violée, même en Suisse. Parmi les scandales récents, il y eut le cas d’école du conseiller fédéral Schneider Amman, optimisant la taxation de sa société en recourant aux paradis fiscaux, et celui du président de la BNS Philip Hildebrand, utilisant les déductions fiscales pour payer un impôt dérisoire. Après une révélation médiatique de leurs pratiques, qui furent jugées méprisables, il s’est avéré ensuite qu’elles étaient parfaitement conformes à la loi. Mais leurs réputations en demeurent entâchées.

De même la mésaventure de la conseillère nationale Margret Kiener Nellen, ne payant pas d’impôts du tout, révéla un paradoxe contraire à la doxa socialiste. Selon celle-ci, les riches devraient payer pour les pauvres, afin de redistribuer les revenus et les fortunes. En réalité les riches, y compris elle-même, parviennent, en toute légalité, à payer moins d’impôts que les citoyens ordinaires, voire pas du tout. Enfin récemment un député de droite du grand Conseil vaudois fit en séance un procès interminable de l’ancien conseiller d’Etat socialiste Pierre Chiffelle, sous le prétexte insidieux que celui-ci touchait sa pension tout en se livrant à une activité d’avocat, ce qui n’a rien d’illégal.

Dans ces deux derniers cas, le discours de droite feint de croire que, selon la doxa socialiste, le respect strict des lois est insuffisant. Un riche devrait payer plus d’impôts que ce qu’il doit exactement ou s’abstenir de toucher la pension qui lui est due. S’il est riche, pèse déjà sur lui un soupçon d’immoralité foncière. Comment est-il possible qu’il soit devenu riche ? Comment peut-on être socialiste et ne pas être pauvre, ce qui constituerait sinon une excuse, du moins une explication ?

Dans tous les cas, on reproche à une personne non pas d’avoir commis un délit au sens de la loi, mais plutôt une faute morale. Les uns, à droite, ont assez de sang-froid pour répliquer que ce reproche ne les concerne pas, certains à gauche tergiversent voire regrettent leur attitude.Or, qui s’excuse, s’accuse. Et l’accusateur, qui est à l’évidence un diffamateur, jouit de la caution de sa victime, trop scrupuleuse. Morale et politique n’ont jamais fait bon ménage. Comment les faire coexister ? Platon, Kant et Machiavel n’ont pas trouvé une solution acceptable. Nous y renoncerons donc.

A n’y rien comprendre

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J’ai sans doute consulté plus de textes traitant de l’économie, qui me fascine, que des sciences naturelles, qui sont mon métier. Il n’y a aucune comparaison entre la pénétration que j’en ai gagnée. La Nature présente certaines régularités, qui permettent souvent de prédire ce qui va se passer. L’économie ressemble à une roulette qui produit des résultats parfaitement aléatoires. On peut la décrire, mais on ne peut ni la prédire, ni la contrôler.

Exemple : l’abandon du taux-plancher par la BNS le 15 janvier. Comme un dirigeant avait vertueusement proclamé une semaine plus tôt la volonté de n’en rien faire, la décision était par nature imprévisible, tout avait été utilisé jusqu’au mensonge pour qu’elle le soit. Mais les conséquences ne le sont pas moins. Bien entendu les placements en euro ont automatiquement perdu au moins 15% de leur valeur exprimée en CHF. Cela se comprend. Mais simultanément les actions suisses en ont perdu autant. Les investisseurs individuels, comme les caisses de pension, comme la BNS, n’y ont rien gagné mais seulement perdu. Par ailleurs, la Migros premier distributeur en Suisse a déjà annoncé aux consommateurs qu’elle ne répercuterait guère – et en tous cas pas tout de suite- la diminution du coût des importations aux consommateurs. Et les entreprises annoncent des délocalisations et des suppressions d’emploi. A la roulette économique il n’y a que des perdants.

L’économie ressemble à un moteur qui serait commandé par une pédale dite d’accélérateur et une autre dite de frein, mais sans que l’on sache à quoi elles correspondent réellement. On peut freiner avec l’accélérateur et accélérer avec le frein, voire faire exploser le moteur avec l’une ou l’autre. A quoi sert-il de mettre un individu prétendument compétent au volant ? Autant avouer qu’il n’y a pas de pilote. Et qu’il n’y a pas de plan du moteur et qu’il n’y a pas de concepteur.

Comme ce serait plus simple de reconnaître la réalité selon laquelle notre économie est à ce point imbriquée dans l’Union européenne que nous ne pouvons plus prétendre à une autonomie en matière de changes. Comme cela aurait été plus naturel d’entrer dans la zone euro, c’est-à-dire de rejoindre l’Union européenne. En politique, le déni de réalité n’est jamais qu’une solution provisoire, menant à des révisions déchirantes. On peut mentir à tout le monde pendant un certain temps, on peut mentir à certains tout le temps, mais on ne peut pas mentir à tout le monde tout le temps. On devrait au moins ne jamais se mentir à soi-même.

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Une réponse de la Suisse aux attentats islamistes

 

 

Selon l’alinéa 3 de l’article 72 de la Constitution fédérale « la construction de minarets est interdite ».[. Cette prescription indécente résulte d’un vote populaire, acquis en 2009 à une large majorité du peuple et des cantons, contre l’avis du Conseil fédéral et du parlement et salué unanimement par les partis fascistes de l’étranger. Les événements de la semaine passée à Paris motivent l’occasion de revenir sur cette erreur politique et de la corriger.

Aussi longtemps que la communauté musulmane sera discriminée en Europe, où que ce soit, de quelque façon que ce soit, des vocations de terroristes surgiront. Des esprits faibles sont susceptibles d’être endoctrinés à bon compte. La Suisse, neutre en principe, risque de devenir une cible symbolique. Si un attentat s’y produit, les initiateurs de cette clause en seront responsables.

La riposte au terrorisme n’est jamais la vengeance du pays agressé, parce que c’est précisément le but visé par ces criminels égarés.  La réplique intelligente et efficace consiste à prendre le contrepied de la violence subie. A prévoir bien sûr des mesures de protection de la population, mais aussi à respecter et à intégrer la communauté musulmane dans la nation, mieux que de l’en exclure. Elle est la première offensée par des meurtres qui visent à la bafouer, à décrier sa religion, à la présenter comme un ennemi de l’intérieur et à inscrire ce verdict infâmant dans la Constitution.

C’est exactement dans ce piège que tomba en 2009 l’initiative antiminarets. Certains initiateurs furent peut-être assez cyniques pour espérer qu’elle susciterait des troubles allant jusqu’à l’attentat meurtrier. Il en serait résulté des bénéfices électoraux pour la mouvance fasciste de la politique. Cette espérance a été déçue : la communauté islamique s’est murée dans sa dignité offensée.

Il est maintenant temps de corriger cette grave erreur politique. Le peuple a eu le dernier mot dans cette affaire mais il n’a pas eu raison. Il a été trompé. Il est temps de lui dire la vérité. Il faut expliquer que l’Islam est la troisième confession du pays, qu’elle prône l’amour du prochain autant que le christianisme et qu’elle ne peut plus être isolée jusqu’au niveau constitutionnel. Il faut que le Conseil fédéral lance une initiative pour supprimer ces six mots qui déshonorent notre loi fondamentale. Quels sont les partis, les Eglises, les associations qui soutiendront cette proposition ? Et qui s’y opposera ?

 

Tuer au nom de Dieu?

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L’attentat de Paris n’est pas une affirmation de l’Islam, si on fait l’effort d’apprendre cette religion et si on la prend dès lors au sérieux. En revanche, cet acte de barbarie reproduit un schéma universel et éternel, le meurtre au nom de Dieu. A un moment ou l’autre de leur histoire, toutes les religions ont été impliquées dans ce détournement spirituel. Et la guerre devient alors absolue, puisqu’elle ne se limite pas à un conflit d’intérêt, mais devient une croisade, laïque (le communisme, le nazisme) ou religieuse (Saint-Barthélemy, guerre de Kappel, djihad, etc). Du XVIe au XVIIIe siècle, l’Europe a été le théâtre de cette folie. Son ultime avatar en Suisse est l’odieux article constitutionnel interdisant la construction de minarets.La majorité du peuple suisse, qui ne pratique plus aucune religion, ne supporte pas qu’une autre tradition surgisse en son sein.

 Il est donc nécessaire de clarifier, de vérifier et de purifier ce que les hommes appellent religion. Et cela vaut pour toutes les confessions, y compris le christianisme avec ses différentes chapelles. Le critère d’une fausse religion est sa prétention à être unique. La marque des vraies religions est la tolérance, l’humilité et le respect des autres confessions. Il faut que chaque croyant reconnaisse que tout autre croyant lui est semblable, ni inférieur, ni supérieur, mais autre, inscrit dans une tradition différente. Il n’est donc pas nécessaire ou essentiel de le convertir. La personne qui prétend avoir une ligne directe avec le Ciel est au bord de la folie et peut devenir meurtrière avec la meilleure conscience du monde. Elle finit par croire qu’elle garantit son salut éternel en envoyant les infidèles dans l’autre monde.

Ceci vaut aussi pour ce qu’il faut bien appeler des religions laïques, qui nient la transcendance, et la remplacent par une idéologie : le racisme, la nationalisme, le marxisme, le productivisme, l’écologisme. Les sociétés évoluées négligent par trop leur hygiène spirituelle. Par un paradoxe révélateur, elles sont souvent crédules face à des superstitions grossières comme l’horoscope, la numérologie, la voyance, la télépathie, la géomancie, l’imposition des mains par un rebouteux. Férues de rationnel, elles succombent au déraisonnable. Et elles suscitent en leur sein des jeunes affolés par leur vide spirituel. Ce sont eux qui se jettent dans le djihad en désespoir de cause.

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Pour une séance parlementaire d’injures choisies

Lorsque la presse a rapporté les vœux du pape François à la Curie, j’ai d’abord vérifié mentalement que nous n’étions pas le premier avril. Jamais pareil réquisitoire ne fut dressé à destination de cardinaux, qui se font appeler « Eminence » et qui ont rang princier de successeurs au trône pontifical : « Alzheimer spirituel, faces d’enterrement, schizophrènes intellectuels, terroristes du bavardage, pétrifiés mentaux, carriéristes arrogants, hypocrites menant une vie dissolue ». On se serait cru dans un film de Michel Audiard plutôt que lors d’une réunion protocolaire dans le milieu feutré du Vatican. Cela fit un bien immense à une foule de personnes, catholiques ou non, en déclenchant une franche rigolade. Le gendarme moral rossé par un polichinelle en soutane blanche.

On devrait en prendre de la graine en politique suisse. Les languissantes séances du parlement fédéral ne sont jamais interrompues par des échanges divertissants, versant dans l’insulte directe rendue admissible par la forme. Appeler un conservateur « pétrifié mental », lui coupe l’herbe sous les pieds : il ne dispose pas de la culture orale, de l’invention poétique et du sang-froid pour répondre du tac au tac. Tout est dans la manière. On peut tout dire à n'importe qui, mais pas n’importe comment.

J’ai rêvé que Simonetta Sommaruga, présidente en 2015, se livre au même exercice lors de la prochaine session parlementaire. En balayant l’hémicycle de la droite à la gauche, elle pourrait énumérer les vices respectifs des partis : fossoyeurs de la Suisse, apprentis despotes, bouseux; suceurs de sang du peuple, résidus de l’histoire, bas de plafond; grenouilles de bénitier, conçus sans joie, calotins; prometteurs de beaux jours, idéologues attardés, comitards ; écocentristes, arriérés mentaux, exhibitionnistes. D’un seul coup, on se mettrait à mieux respirer en expulsant les non-dits étouffants. "Ce qui se conçoit bien s'énonce clairement et les mots pour le dire arrivent aisément". Après une telle séance de défoulement, on pourrait résoudre des problèmes réputés insolubles : Europe, assurance maladie, pensions, procréation médicalement assistée, immigration.

Le vin vaudois ne procure pas d’ivresse

Le mardi 16 décembre, le Grand Conseil vaudois a été le lieu d’une séance où toutes les limites de la démocratie représentative furent franchies par une assemblée devenue carrément ludique aux approches des vacances de Noël.

Prenez un objet dérisoire, digne tout juste d’un pastiche lors d’une revue : faut-il interdire la vente d’alcool au détail durant la nuit ? La cible de cette prohibition vise les jeunes de 18 à 25 ans, qui ont une fâcheuse tendance à s’enivrer sur la voie publique plutôt que dans les établissements destinés à cet usage. A cet âge, ils sont désargentés (pas tous) et achètent alors les boissons dans le commerce (à l’emporter selon le langage local), plutôt que de les consommer dans des boites de nuit.

Ah mais ! Les impertinents ! Comme s’il suffisait d’avoir du vague à l’âme, de l’angoisse devant l’avenir, de la déprime après une rupture, des difficultés professionnelles pour s’enivrer à bon compte. Il y faut des ressources financières. D’ailleurs, si les candidats poivrots en disposaient, ils ne s’enivreraient que de façon civilisée, en bonne compagnie, en faisant fructifier nos débits de boisson, qui sont faits pour cela. L’ivresse est réservée à ceux qui en ont les moyens ou à ceux qui, s’ils ne les ont pas, font preuve de prévoyance et achètent ce qu’il faut avant 20 heures.

Et donc pendant trois heures d’horloge 150 députés se sont déchirés sur cet enjeu de civilisation. Les uns à gauche plaidaient sournoisement la cause de la santé publique en prétendant faire le bonheur de la jeunesse dissipée. Les autres à droite défendaient tout simplement la liberté du petit commerce, qui compose leur électorat. En fin de course, un compromis boiteux, insatisfaisant pour les deux parties, a été atteint. De nuit on ne vendra pas d’alcool, sauf le vin pour soutenir nos vignerons menacés par la décrue de l’alcoolisme. Un Vaudois de vieille souche rajouta même une couche, en proposant que seul le vin vaudois soit exclu de la prohibition. La proposition ne fut cependant pas retenue, ce qui plaide pour un reste de discernement du Conseil. Un petit plaisantin demanda s’il serait encore légal de vendre des pralines à la liqueur. L’année prochaine, on recommencera un troisième débat sur le même sujet .J’ai admiré le flegme du Conseiller d’Etat Philippe Leuba, qui parvint à maîtriser une légitime irritation.

A 17 heures, tous partis confondus, le Grand Conseil s’est précipité à la buvette pour une collation bien arrosée. Je n’y ai pas participé. Depuis je bois même de moins en moins. Cela me questionne. Est-ce que, par solidarité avec les jeunes, je m’interdirais tout excès ? Est-ce que je retombe dans ma jeunesse désargentée?

Une tête qui dépasse trop

Le président de l’EPFL, Patrick Aebischer, deviendra président du comité consultatif de Novartis Venture Fund. Cela va de soi. Il en a la compétence et le dynamisme. En quinze ans, il a transformé l’EPFL du rang de bonne école d’ingénieurs en une université de technologie qui est parmi les meilleures au monde. Il faut souhaiter que cette expérience se déploie dans un environnement au niveau mondial.

Or, cette évidence a été contestée. Tout d’abord par des journalistes qui m’ont interrogé pour savoir si je n’y voyais pas d’inconvénients, quels étaient les risques de perte d’indépendance et de conflit d’intérêt. Bien entendu cette campagne de presse fut relayée par une question parlementaire lors de la séance du 8 décembre. Comment peut-on imaginer qu’un scientifique de haut niveau puisse prendre des décisions ou les influer dans le sens d’un intérêt particulier, contraire au mouvement général de la recherche ? Il faut vivre dans un univers très particulier, peuplé d’intérêts catégoriels, de corruptions insidieuses et de dénis de réalité. C’est l’univers de la politique tel qu’il est perçu par les médias. C’est la vision populiste des pense-petits, humiliés par leur propre ignorance, jaloux du savoir, soupçonneux de la réussite.

Ceux, qui barbotent dans leurs échecs, ne supportent pas le succès des meilleurs. Ils rêvent d’un univers à la soviétique où les rênes du pouvoir sont entre les mains de médiocres à leur image. Ils les élisent, ils les propulsent dans les exécutifs, ils supportent leurs gaffes sans même s’en rendre compte et les attribuent à leurs adversaires. Quand le peuple prend le pouvoir, il coupe toutes les têtes qui dépassent pour propulser un cul-de-jatte intellectuel.

Une très longue loi pour un très court résultat.

La meilleure partie de la première semaine de décembre du Conseil national sera consacrée à la stratégie énergétique 2050. La loi s’étale sur 118 pages, elle requerra vingt heures de débat et des dizaines de votes. Le résultat sera mitigé: on aura précisé qui paiera quoi mais pas ce que l’on a décidé résolument de faire. La volonté du Conseil fédéral de publier enfin un plan de reconversion énergétique s’est heurtée à de nombreuses motions de minorité de la droite conservatrice qui témoignent d’une ignorance des données purement techniques.

La réalité du monde physique est remplacée par des illusions naïves :

1. Le marché et la recherche garantiront un approvisionnement indéfini en ressources fossiles, charbon, gaz, pétrole et uranium. Il en existe une source infinie, qu’il est légitime de consommer aussi longtemps qu’on y trouve un profit immédiat

2. Il est impossible de se passer du nucléaire, énergie durable, sûre, bon marché et non polluante

3. Les énergies renouvelables sont diffuses et trop coûteuses à récupérer. Sur base de la première illusion, le système technique de la Suisse fonctionne actuellement à 80% sur du non renouvelable.

Or, quoi que l’on fasse, quelque technologie neuve que l’on invente, quelques gisements nouveaux que l’on découvre, il existe, quelque part dans le sol, un baril de pétrole ou une tonne d’uranium qui n’apportera pas plus d’énergie dans le système technique qu’il n’en aura coûté à extraire, à transporter et à raffiner. Le Conseil fédéral propose de passer à 60% de non renouvelable en 2050. Ce n’est certainement pas faire preuve de témérité mais d’un aveuglement que l’histoire à venir mettra en évidence.

Pour achever de noyer le poisson, la commission en charge du dossier a renoncé à fixer des objectifs chiffrés. Les valeurs annoncées d’économie et de production de renouvelable ne sont plus des « objectifs » mais des « valeurs indicatives de consommation ». En d’autres mots on sait déjà que les objectifs annoncés ne seront pas atteintes et qu’il faut les rétrograder au rang de velléités.

La seconde illusion, c’est-à-dire l’énergie nucléaire, s’est révélée décevante au point que, cinquante ans après que le premier réacteur ait divergé, on ne produise toujours que 5 % de l’énergie de la planète par ce moyen, autant que ce que l’on produit en brûlant du bois, de la tourbe ou de la bouse de vache. Il s’agit d’une ressource énergétique tout à fait marginale, mais qui est à la fois coûteuse et très dangereuse, en fait coûteuse parce que dangereuse.

Le coût réel est dissimulé pour deux raisons : tout d’abord la charge du démantèlement des centrales existantes sur des décennies et celle de gestion des déchets, qui s’étendra sur des dizaines de millénaires, reposera sur des générations qui ne sont pas encore nées, qui ne peuvent faire entendre leur point de vue et qui ne tireront aucun bénéfice de la production de cette énergie.

Une seconde fois le coût est dissimulé par la confusion entre deux composantes du risque : sa gravité (son potentiel de destruction) et sa probabilité (le risque que cela arrive). La gravité d’un Fukushima à Mühleberg est maximale : il faudrait évacuer définitivement Berne, Fribourg, Neuchatel et Bienne, selon les plans actuels, soit un million de personnes pour lesquelles aucun plan n’est disponible. La probabilité est considérée comme très faible avec une certaine légèreté : en fait sur 500 réacteurs en service, 5 ont eu un accident majeur avec fusion du cœur, soit 1%. Comme nous avons cinq réacteurs sur notre territoire, cela signifie que nous avons une chance sur vingt d’éprouver ce type d’accident. En supposant même que le risque soit proche de zéro, le produit de l’infini par zéro n’est pas zéro en bonne mathématique. La vraie valeur est estimée par les assurances qui refusent actuellement d’assurer le risque réel. S’il était assuré, le nucléaire serait hors de prix.

Résumons. Supposons un instant que la Planète Terre soit une SA, pour laquelle le bilan se calcule non par des francs mais par l’énergie. Son capital est composé de charbon, gaz naturel, pétrole, uranium. Son revenu est représenté par le rayonnement solaire et la géothermie. Aujourd’hui, pour la Planète SA, les dépenses courantes ne représentent que 1% du revenu parce que le rayonnement solaire n’est pas capté : l’entreprise est gérable. Mais ces dépenses sont en fait couvertes à 95% en puisant dans le capital : la planète est mal gérée. Pour la Suisse nous fonctionnons en bénéficiant de 20 % de revenu et en puisant à 80% dans le capital : c’est un peu mieux mais ce n’est pas satisfaisant. On ne sait pas jusqu’où le capital permettra de couvrir les dépenses. Toute gestion saine d’une entreprise consiste à couvrir les dépenses par le revenu et à investir le capital pour accroître le revenu. On puise sans compter dans un capital, découvert au début de la révolution industrielle, pour financer les dépenses courantes. Pour une firme ordinaire, c’est la voie assurée vers la faillite

Tel est l’enjeu, qui est grave. Il dépasse infiniment ce que nous percevons de la réalité future. Il dépasse infiniment les querelles de chapelle entre droite et gauche. Maintenant que nous savons les risques que nous courons et les coûts qui ne sont pas couverts, nous réalisons, mais un peu tard, que ces centrales n’auraient même pas dû être construites et qu’il faut donc les arrêter le plus vite possible.

L’ivresse bien tempérée à la vaudoise

Le mardi après-midi 25 novembre, le Grand Conseil vaudois s’est enlisé dans un débat marathon portant sur un objet dérisoire. Ce fut une application édifiante d’un principe énoncé jadis par l’immortel Northcote Parkinson : le travail se dilate pour occuper le temps disponible. Ainsi le conseil d’administration d’une entreprise accepte en cinq minutes l’achat d’un superordinateur car aucun administrateur n’est compétent et que tous gardent un silence prudent. En revanche la distribution gratuite d’une tasse de café à dix heures du matin au personnel suscite un débat passionné, car tous les administrateurs savent ce que c’est qu’une tasse de café.

Le 25 novembre les députés vaudois se sont empoignés sur un sujet passionnant : la vente « à l’emporter » des boissons alcooliques doit-elle être limitée dans le temps et dans l’espace ? Faut-il interdire entre 20 heures et 6 heures la vente sur tout le canton ou bien entre 4 et 6 heures à Lausanne ? Entre ces propositions extrêmes tous les intermédiaires furent envisagés. Chacun y alla d’une déclaration la main sur le cœur invoquant tantôt la liberté du commerce et des citoyens, tantôt la protection de la santé des jeunes et de la tranquillité des dormeurs.

Bien entendu, cela n’interdit ni de vendre ces boissons dans les bars, ni de faire des provisions avant les heures interdites. Bien entendu, il ne fut pas question d’interdire la vente du vin, produit noble du terroir vaudois par opposition à la bière des barbares du Nord et à la vodka des arriérés de l’Est. Il n’est pas question d’interdire l’ébriété pourvu qu’elle profite aux tenanciers des bistrots et aux vignerons bien de chez nous. Il n’est pas question non plus de l’interdire aux jeunes gens nantis d’un sens de l’anticipation s’étendant sur plus que quelques minutes.

Oui à la biture planifiée par des individus au portefeuille bien garni, non au réflexe improvisé du minus désargenté. Oui au vin blanc, non au scotch. Le vice est admissible s’il s’accompagne d’un respect du commerce local. Les jeunes doivent apprendre à rester à leur place : aux âmes bien nées le privilège de l’éthylisme distingué, aux impécunieux l’obligation d’une vertueuse abstinence propice à leur fonction sociale de soutiers de l’abondance.

Le droit ecclésial peut-il primer le droit civil?

En Suisse, la Confédération n’entretient pas directement de lien avec les Eglises, mais laisse ce soin aux cantons afin d’éviter des conflits entre confessions, qui entrainèrent une guerre civile en 1847 encore. Les cantons adoptent des politiques variables allant de la séparation Etat-Eglise des cantons de Genève et Neuchâtel jusqu’au soutien simultané des Eglises catholiques et réformées ainsi que de la communauté israélite par le canton de Vaud au niveau de 61 millions de CHF. Dès lors le pouvoir cantonal exerce une tutelle discrète tant il est vrai que celui paie est celui qui commande : à titre d’exemple l’évêque Wolfgang Haas, nommé évêque de Coire en 1990, déplut à une majorité de paroissiens. Il fut déplacé en 1997au Liechtenstein promu pour l’occasion au rang d’archidiocèse, suite aux pressions des cantons du diocèse de Coire.

 

La direction des Eglises cantonales est ainsi partagée entre les autorités ecclésiales, uniquement responsables du spirituel, et les corporations ecclésiastiques, en charge de la gestion matérielle, qui représentent par ce détour les fidèles. Récemment une manifestation de cette dyarchie s’est produite dans les cantons de Bâle-Ville et de Bâle-Campagne. Les catholiques ont accepté, par respectivement 81,8 % et 87,4 % de oui, une initiative pour l'égalité entre les femmes et les hommes dans l'Eglise. Elle demande un accès au sacerdoce non lié à l'appartenance sexuelle ou à l'état civil, c’est-à-dire l’ordination de femmes et aussi d’hommes mariée. Le parlement de l'Eglise catholique romaine de Bâle-Ville avait reconnu en 2012 la validité de cette initiative.

 

Pour la première fois dans le monde, une demande formelle de chrétiens pour l’égalité face au sacerdoce a donc été inscrite dans une constitution de droit public ecclésiastique. Cette décision n'aura pas d'effet direct au plan ecclésial. En raison de la séparation des pouvoirs, les corporations ecclésiastiques ne sont pas en mesure d'imposer à l'évêque de Bâle l'ordination de femmes prêtres, contraire au droit canonique promulgué Par le Vatican. Les initiateurs de cette consultation soulignent cependant dans un communiqué de presse que c'est un signal indiquant, « face à la constitution hiérarchique et patriarcale de l'Eglise, que le peuple de l'Eglise souhaite ardemment un changement des critères d'accès à la prêtrise (…) Selon le désir des femmes et des hommes catholiques des deux cantons de Bâle-Ville et de Bâle-Campagne les femmes doivent pouvoir participer d'une façon égalitaire aux décisions prises par l'Eglise. Nous souhaitons une orientation suivant la pratique du début du christianisme, dans laquelle le célibat obligatoire des prêtres n'était pas encore légiféré et ou les croyants pouvaient élire une femme pour la direction de la communauté. Nous espérons que ce signe sera compris par les organes de décision exclusivement masculins de notre Eglise. Nous espérons aussi que d'autres Eglises cantonales vont suivre. »

 

Le sentiment démocratique est à ce point constitutif de la culture helvétique que ce genre de consultation ne restera pas indéfiniment lettre morte. En particulier les évêques participant à un synode romain se sentiront tenu d’en tenir compte. Le pouvoir ecclésial sera obligé tôt ou tard de s’aligner sur les avancées de la société civile, dont l’égalité de tous est un des acquis les plus tangibles. Ainsi l’article 5 de la loi vaudoise sur la relation entre Etat et Eglises spécifie : « La communauté requérante reconnaît le caractère contraignant de l'ordre juridique suisse, en particulier les droits constitutionnels, en matière de religion et de croyance ainsi que le droit international ayant trait aux droits de l'Homme et aux libertés fondamentales, droit qui instaure l'interdiction de toute forme de discrimination, en particulier entre les femmes et les hommes dans la société. »

Ce texte est-il contraignant au point de refuser la reconnaissance d’institution de droit public à une Eglise qui discrimine entre hommes et femmes ? Manifestement pas selon la jurisprudence actuelle du canton de Vaud. Restera-t-elle immuable ? Quelle attitude prendrait le canton si une clinique, une école, un EMS pratiquait une forme quelconque de discrimination ? Telle est la question, d’autant plus que la majorité des fidèles de cette Eglise s’insurgent contre cette différenciation.