Nous ne sommes pas coupables

 

En dehors des crises sanitaires et économiques, ce début d’année semble faire la preuve que l’homme occidental aurait changé radicalement dans sa conscience habituelle : personne n’a osé défendre la thèse aberrante selon laquelle la pandémie constituerait la punition collective de nos péchés par une décision divine ou diabolique. C’est une première. Jadis beaucoup de sectes ont proliféré sur ce leurre traditionnel : comme chacun a l’une ou l’autre chose à se reprocher, il est enclin à croire que des esprits l’espionnent et qu’ils lui envoient une épreuve à la fois pour le punir, lui faire faire pénitence et finalement l’absoudre. Par ce mécanisme mental élémentaire les événements prennent un sens et nous acquerrons la posture de manipulateur cosmique.

 

C’est une très vieille manie. On en trouve la première trace écrite dès le chapitre 3 de la Genèse : Adam, incité naturellement par Eve, commet un péché originel. Il est exclu du Paradis terrestre, condamné à travailler tandis que Eve accouchera dans la douleur. Non seulement tous les deux mourront, ce qui n’était pas le cas auparavant, mais ils lègueront leurs tares à toute leur descendance. Cette fable moyen-orientale a créé puis maintenu un biais psychologique chez l’homme occidental : il se sent coupable d’exister tout simplement, il est l’opprobre de la Création, un raté manifeste par sa propre faute.

 

Les théologiens ont brodé abondamment sur ce thème si attachant. Il y a la pittoresque théorie de la prédestination. Le salut éternel d’un individu ne dépendrait pas de ses œuvres mais d’une libre décision de Dieu, arrêtée avant même la naissance de l’homme. Quel que soit le comportement de celui-ci, il est donc sauvé ou damné de toute éternité. Cette thèse a pour point de départ un trait fondamental du christianisme : Dieu sauve même le pêcheur. De là à en déduire qu’il damne le juste parce que tel est son bon plaisir, il y a une marge que la scolastique médiévale, raffolant de constructions purement cérébrales, n’hésita pas à franchir.

 

Dès lors, chaque fidèle ne put manquer de s’interroger dès cette vie sur ce que sera son sort dans la suivante. Dans un premier temps, les pasteurs conseillèrent de travailler sans relâche dans un métier afin d’apaiser l’angoisse. Dans un second temps, ils en vinrent à considérer la réussite matérielle comme un signe de la décision divine et la fortune terrestre d’un fidèle devint une mesure tangible de son élévation spirituelle.

 

En résumé, le salut éternel d’un dévot, ou plutôt l’idée qu’il s’en faisait, finit par dépendre de son acharnement au travail, de l’ampleur de son épargne et de l’habileté de ses placements. Ce contresens d’un contresens fonde la société contemporaine. Dans l’idéologie productiviste, l’homme ne peut se réaliser que par le travail ; son existence perd son sens lorsqu’il cesse de travailler par le chômage ou la retraite ; le travail n’est significatif que s’il est rémunéré financièrement ; la part du revenu qui n’est pas indispensable pour les besoins immédiats doit être épargnée et investie de façon à augmenter la productivité du travail et la reproduction du capital. Ces injonctions, qui n’ont plus rien à voir avec la religion, sont ancrées dans l’inconscient collectif des sociétés industrielles.

 

Pour revenir à la pandémie, il y a eu naturellement des tentatives pittoresques d’y trouver un coupable. Pour Trump, elle est évidemment chinoise. Certains ont raffiné en prétendant que le virus avait été fabriqué de main d’homme dans un laboratoire de Wuhan. Les Chinois ont répliqué en mettant en cause la délégation américaine dans une manifestation sportive sur leur territoire. A l’autre bout de l’échiquier politique des écologistes ont expliqué que le transfert de virus à l’homme était un résultat de la déforestation et de l’extinction des espèces. Enfin d’aucuns ont lié la pandémie à la transition climatique et le présent blog n’a pas fait exception. Ce serait toute l’humanité gaspilleuse et polluante qui serait coupable. On en revient inévitablement au péché originel, qui explique tout parce que l’on ne sait pas ce qu’il est.

 

Tout cela n’est pas sérieux. L’humanité a affronté des fléaux et elle en affrontera encore. Pour lutter contre un tsunami, il faut construire des digues. Pour maîtriser une pandémie, il faut des masques, des désinfectants, des surblouses, des services d’urgence, assez de médecins et d’infirmières, un système d’alerte précoce, une recherche fondamentale sur les virus et les vaccins, un confinement à temps. Il faut aussi et surtout une instance de décision qui ne soit pas politique mais professionnelle,  compétente et souveraine. Daniel Koch a endossé au fil des semaines cette figure charismatique, comme un autre général Guisan. En un mot, il faut impérativement cesser de nous sentir coupables pour devenir vraiment responsables.

 

 

 

 

 

Jacques Neirynck

Jacques Neirynck est ingénieur, ancien conseiller national PDC et député au Grand Conseil vaudois, professeur honoraire de l'École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), d'origine belge, de nationalité française et naturalisé suisse. Il exerce la profession d'écrivain.

13 réponses à “Nous ne sommes pas coupables

  1. Vous dits
    “ L’humanité a affronté des fléaux et elle en affrontera encore” mais l’humanité n’a jamais aussi mal traité ses animaux. Qui a pensé aux poulets en batterie ou vaches laitières séparées rapidement de leur agneau pendant la pandémie ? Revenons vite aux luttes essentielles pour l’humanité.

    1. “[…] l’humanité n’a jamais aussi mal traité ses animaux.”
      Joli lapsus. 😉
      Certes, un éleveur “posséde” son cheptel et une dame est la maîtresse de son chat, chien, etc.
      Mais (tous) les animaux ne sont heureusement pas la propriété de l’humanité.

    2. Les vaches laitières font maintenant des “agneaux” !?! L’image se veut-elle biblique ?!?
      Si vos “luttes essentielles” – lesquelles à propos ? – sont aussi surréalistes, ne comptez pas sur moi !

  2. On ne réveille pas le chat qui dort ! A quoi sert de remuer toutes ces vieilles croyances absurdes qui nous ont déjà fait perdre des siècles de connaissances …
    M. Neirynck , comme Don Quichotte , continue inlassablement de lutter contre une pandémie à coup de masques ! Il aurait du se renseigner auprès des experts pour connaitre toutes les mesures pharmaceutiques disponibles et dont personne ne parle .
    Ce n’est plus qu’une cacophonie de discours contradictoires et absurdes tels qu’on les trouve chez le roi Ubu !!!

  3. Très justement vous mettez encore le doigt sur un problème de responsabilité:
    “Pour maîtriser une pandémie, il faut aussi et surtout une instance de décision qui ne soit pas politique mais professionnelle, compétente et souveraine!”
    En Suisse nous avons trop de fonctionnaires fédéraux et cantonaux qui ne fonctionnent qu’en fonction des intérêts particuliers de corporations, de lobbyistes ou même d’individus plus ou moins influents.
    Donc nous pouvons mettre en doute leur indépendance politique, leur professionnalisme et leur compétence sur toutes les prises de décisions ainsi que leur capacité de gestionnaire de l’affaire publique.

  4. Enfin un article qui freinera peut-être quelque peu cette insupportable ardeur de journalistes saisissant l’occasion de la pandémie pour nous offrir leur vision d’un nouveau monde, tout en fournissant la trousse de remèdes issus de leur riche imagination. Depuis deux mois ce journal me remplit les oreilles en abordant tous les domaines possibles où finalement le virus serait presque bénéfique pour nous sauver du pire. Mais pour ouvrir les yeux sur la réalité présente, s’organiser pour traiter les informations autrement qu’en les déposant comme des ports de fleurs sur une allée de promenade, ils ne s’investissent pas. C’est donc dans la zone des auteurs de blogs, en bas de page, qu’il faut aller pour trouver moins divertissant mais plus sérieux. Je crois que finalement, pour reconnaître de la valeur à ce journal, il faut être une femme de moins de quarante ans qui se déplace à vélo, mange des légumes, se regarde nue dans le miroir au lieu d’aider ses enfants à rédiger leurs devoirs, va à la fête de désobéissance civile plutôt que de relire les aventures de Fantômette… Bon, il n’est pas nécessaire que je continue la liste, ce seront les prochains sujets d’articles du Temps.

    1. “Depuis deux mois ce journal me remplit les oreilles…”

      Et pour les yeux, vous lisez la radio? Ou est-ce la version romande de l’audio-visuel, l'”écoutez-voir” qui vous inspire votre hantise du virus de l’info?

      Si vous voulez découvrir une critique mordante de la presse, lisez “Scoop” d’Evelyn Waugh. L’auteur s’est inspiré de son expérience comme correspondant étranger à Djibouti pendant la guerre d’Abyssinie pour écrire ce roman paru en 1938, et qui n’a pas vieilli. Il a été adapté en 1987 à la télévision (“Scoop”, téléfilm britannique réalisé par Gavin Millar, avec Michael Maloney et Michael Hordern).

      1. Je comprends votre surprise, vous savez depuis longtemps que l’on voit avec les yeux, entend avec les oreilles, et qu’en prolongement de ces capteurs il y a le cerveau qui s’étudie difficilement en se référant à des manuels d’enseignement du français classe de sixième. Et puisque pour vous mon expression n’a pas de sens, je vous propose d’élargir vos critiques subtiles d’humour à des personnes plus importantes que moi. Trouvez un journal littéraire et rédigez un commentaire pour faire part de votre difficulté à comprendre la comique citation de Saint-Exupéry : « On ne voit bien qu’avec le cœur ». Ou mieux, si vous n’obtenez pas de réponse satisfaisante, posez la question à un neurologue : « Saint-Exupéry parvenait-il à voir le bout de son nez avec son cœur ? Ou était-il nul en français ? »

        1. Susceptible? La remarque de Marlakem était tout-à-fait pertinente et faite avec humour. Si vous ne supporter pas ce genre de “retour”, alors abstenez.vous de commenter ici.

        2. Susceptible…!?? Non, votre expression n’a effectivement pas de sens et votre analogie avec Saint-Exupéry n’est guère convaincante et même prétentieuse. Le “coeur” n’est pas l’organe mais les vertus bienveillantes qui lui sont associées et je peine à trouver les vertus symbolisées par vos “oreilles” qui donneraient une puissance littéraire édifiant à votre propos.
          Faire chic c’est bien pour autant que cela fasse mouche…

  5. Avant, par ignorance, on suivait sans sourciller (ou très peu) ce que disaient ceux qui “savaient”, les érudits de tous bords.
    Cela nous a mené, comme vous le dites, à “Ces injonctions, qui n’ont plus rien à voir avec la religion, (qui) sont ancrées dans l’inconscient collectif des sociétés industrielles.”

    Aujourd’hui, un nouveau dieu a émergé, il s’appelle internet. Mais on ne le vénère pas, on l’utilise. On peut y trouver les réponses à toutes les questions que l’on se pose, y compris existentielles.
    Mais il y a tellement d’informations, qu’on y trouve tout et son contraire, et en quantité. Des milliers d’experts en tous genres répondent, analysent, prouvent, dénoncent, …
    Dès lors, qui croire?

    le débat sur l’utilisation de la chloroquine en est un bon exemple: l’étude du Lancet (facile à trouver sur le net…) qui enterre ce médicament est validée sur des milliers de pages, mais aussi mise en doute ou dénigrée sur d’autres milliers de pages. Le PR Raoult subit le même tarif.
    Alors, qui croire ? A qui faire confiance ?
    Nous avons fait confiance au CF et à D. Koch, et il faut raisonnablement admettre que nous avons bien fait, en regardant ce qui se passe autour de la Suisse.
    Mais il y a bien des fois dans l’histoire où cette confiance a été utilisée à mauvais escient…

    Au bout du compte, on ne peut croire qu’en notre propre discernement, le fameux libre-arbitre, qui nous permet de questionner, mettre en doute, se faire son propre jugement, et agir en bonne conscience, y compris pour élire ceux en qui nous placerons notre confiance.

    Cela nous rendra responsables.

  6. Et si la solution n’était pas de dire “nous sommes tous coupables”.
    Car au final, la faute n’est jamais de personne.

    On sponsorise à coup de milliards des compagnies étrangères comme Swiss, sans doute des banques comme des assurances et la queue des mords-moi-le noeud, crevars de faim s’allonge, en Suisse comme partout dans le monde.

    On décime les espèces autant que les peuples, inclus autochtones, les ressources, mais c’est la croissance, dont on espère qu’elle va repartir de plus belle, la tête dans le mur.

    Ce quotidien, dont on ne sait plus vraiment a qui il appartient, fait du greenwashing, mais c’est dans l’air du temps si végane.

    Bedos est mort, mort aux Bedos, saltimbanques du rien!

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