Introduction au concept d’acratie

Dans le chaos de la gouvernance des nations, il y a un peu de tout : des démocraties, authentiques ou fausses, dans lesquelles le pouvoir appartient au peuple, légitimement représenté au sein d’un parlement ; des aristocraties, qui confisquent le pouvoir pour une classe de privilégiés ; des autocraties dont le pouvoir est concentré entre les mains d’un dictateur ; des ploutocraties où le pouvoir appartient de droit aux plus fortunés ; des bureaucraties où le pouvoir de fait est empoigné par l’administration ; la théocratie enfin confie le pouvoir à des religieux.

La Suisse n’est rien de tout cela, sinon une version extrême de la démocratie, qui ambitionne la dissolution du pouvoir en tellement d’atomes que l’on ne sait plus ni qui décide, ni ce que l’on a décidé, ni le responsable des inévitables échecs. Il faut donc inventer un nouveau mot : la Suisse est une acratie, c’est-à-dire un régime sans organe du pouvoir, la démonstration empirique de ce que l’exercice du pouvoir n’est pas nécessaire.

Au sommet, le peuple, baptisé « souverain »,  prend en dernier recours toute décision en fonction de son bon plaisir. Il est composé d’une minorité très réduite de la population, recrutée au petit bonheur la chance des votations : moins de la moitié des électeurs se dérangent ; ils représentent  un peu plus de cinq millions pour une population de 8,4 millions, soit 70%, et donc 35% des habitants votent. La décision est donc emportée par environ la moitié de ceux-ci, soit de l’ordre de 17% des habitants. Ces électeurs aléatoires s’irritent cependant de leurs propres erreurs : ils en attribuent les effets aux gouvernants et aux parlementaires, dont la fonction consiste à assumer la responsabilité de décisions prises par un souverain versatile.

En première ligne,  le Conseil fédéral est un exécutif faible, sans autorité et sans prestige : il n’a ni chef, ni équipe, ni programme, ni majorité parlementaire ; comme tous les partis en sont aucun n’est ni dans la majorité, ni dans l’opposition. Ce principe de  concordance vise à ce que la Suisse soit gouvernée au centre. Il est contrefait par la cohabitation acrobatique entre partis extrêmes de plus en plus distants. Dès lors, les décisions difficiles sont bloquées très longtemps : elles finissent par être prises dans l’urgence, pendant les intervalles des sessions parlementaires.

 Un étage plus bas, le parlement fédéral est organisé selon le mythe de la milice, qui signifierait une liaison directe avec le peuple parce qu’elle refuse tout professionnalisme des parlementaires. Dès lors, l’assemblée est composée en majorité d’indépendants en écartant forcément le peuple des salariés car aucune entreprise ne peut se passer d’un collaborateur une centaine de jours ouvrables par an. Si d’aventure un parlementaire jouit d’une compétence particulière, elle le disqualifie pour  la commission où il pourrait en faire usage. Quoique la population soit quadrilingue, les débats se déroulent surtout dans un charabia intermédiaire entre l’allemand et les dialectes locaux. L’armée, orgueil de la nation, se prétend la meilleure du monde, et préserve jalousement cette réputation en se maintenant à l’intérieur des frontières et à l’écart des conflits.

Plus au ras des pâquerettes encore, la puissance des partis est proportionnelle à la médiocrité des arguments de campagne et à l’investissement financier dans la propagande. Des initiatives populaires servent à recruter de futurs électeurs en inventant des problèmes inexistants et donc insolubles par définition. Le résultat concret est la multiplication de lois, rédigées en trois langues nationales, qui font foi toutes les trois, comme s’il était possible de réaliser des traductions parfaites. Ce flou linguistique permet de donner la priorité aux préjugés sur la réalité et aux émotions sur la raison. Plus ces lois sont longues et compliquées, moins elles sont précises et plus elles offrent d’opportunités de les contourner, ce qui est le véritable objectif du législatif.

Pour l’observateur distant, ce régime semblerait donc impuissant et néfaste. Mais à l’expérience, on réalise au contraire que c’est le plus efficace, le plus raffiné, le plus solide de tous les agencements politiques. Churchill avait déjà dit que la démocratie est le pire des régimes si l’on excepte tous les autres. Le génie helvétique consiste à pousser cette remarque dans ses derniers retranchements, en concevant l’acratie. Ce régime fonctionne à l’image de la Nature, créant la vie au hasard. Si la sagesse des nations affirme que le pouvoir corrompt et que le pouvoir absolu corrompt absolument, la réussite de la Suisse résulte de cette acratie, qui est l’absence de tout pouvoir organisé. Un bateau ivre finit toujours par arriver à destination s’il navigue assez longtemps, en évitant les tempêtes et les récifs.

 

Jacques Neirynck

Jacques Neirynck est ingénieur, ancien conseiller national PDC et député au Grand Conseil vaudois, professeur honoraire de l'École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), d'origine belge, de nationalité française et naturalisé suisse. Il exerce la profession d'écrivain.

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