On se souvient toujours de la première fois. Pour tout.

C’était à Genève, en 2008.

Elke Baezner m’avait gentiment conviée à assister au départ de Monsieur F. C’était un collectionneur d’art, âgé de 68 ans, atteint d’un cancer du cerveau en phase terminale. Il souhaitait mourir chez lui. Une ambulance l’a donc transporté depuis une unité de soins palliatifs jusqu’à son domicile genevois. Nous l’y attendions avec une quinzaine de ses amis et son médecin traitant qui, tout comme moi, n’avait jamais assisté à un accompagnement par Exit.

Elke était à la fois présidente de la RTDE (Right To Die Europe), une fédération réunissant les pays qui militent pour légaliser l’euthanasie et le suicide assisté, et accompagnatrice pour Exit-ADMD en Suisse romande. Monsieur F. a demandé à être allongé sur le sofa, près de la fenêtre. C’était le printemps. Il faisait doux. La rue était remplie de passants et on les a regardés ensemble depuis sa fenêtre. Le contraste entre leur vie au quotidien et la mort qui se préparait à quelques mètres d’eux, je crois c’est ce qui nous a le plus ému.

A un moment, il a indiqué d’un geste qu’il était prêt. Elke lui a tendu d’abord un antiémétique, ce qui est essentiel pour ne pas vomir parce que le second produit, létal, est extrêmement amer. Monsieur F. a demandé à trinquer avec nous ; un de ses amis est parti à la cuisine pour chercher une bouteille de porto. « Ce ne sont pas les bons verres », s’est exclamé Monsieur F.

Il souriait. Une jeune femme a éclaté en larmes, il s’est fâché : « Je vous ai dit que je ne voulais pas de pleurs. » Je ne savais pas quoi faire. J’ai pris la jeune femme dans mes bras et je l’ai entraînée à la cuisine. Je lui caressais les cheveux sans rien dire tandis qu’elle sanglotait.

Puis Elke a mélangé la poudre blanche du flacon de Pentobarbital avec de l’eau tiède dans un petit verre. Elle a demandé une dernière fois à Monsieur F. s’il était sûr de vouloir mourir et s’il était bien conscient que cet acte était irréversible. Il a répondu à voix haute : « Oui ». Nous l’avons embrassé, l’un après l’autre. Il a avalé la potion létale, a souri en murmurant : « C’est amer. » Puis il a fermé les yeux, s’est endormi très vite et au bout de quelques minutes, il est mort. Elke a appelé, comme la procédure l’exige, le médecin légiste, la police et puis les pompes funèbres. Tout est allé très vite.

Je croyais n’avoir rien ressenti. J’étais en état de choc. Du coup, Elke m’a emmenée au musée où étaient exposées les œuvres de poterie moderne de la collection de Monsieur F. Avant de mourir, il a voulu faire donation de cette collection à la ville de Genève. C’était une manière pour moi de faire sa connaissance et ma première leçon de ce nouveau métier: on n’accompagne pas quelqu’un qu’on ne connaît pas.

Elke le connaissait pour l’avoir accompagné pendant des mois. Sa maladie avait un pronostic fatal à brève échéance. Son côté gauche était déjà complètement paralysé et il ne pouvait plus se déplacer sans aide.

C’était un amateur d’art, un esthète qui n’a pas souhaité prolonger sa vie au- delà de ce qu’il considérait supportable. Son choix, son corps, sa vie.

 

Un temps pour vivre et un temps pour mourir

J’ai toujours su que j’étais une louve et que mes ancêtres venaient de Sibérie.

Je ne fais plus partie de la meute et le temps est venu pour moi de mourir.

J’ai encore des choses à terminer, donc je me donne encore un an et six mois.

Je vais mourir à Bâle chez Lifecircle. Mon amie Erika Preisig, qui dirige cette association, posera la perfusion et je tournerai le robinet.

D’ici là, j’aurai revu mes fils, mes belles-filles et mes petits-enfants. On aura passé de bons moments ensemble. Enfin, je l’espère. Il n’y a pas de risque zéro et n’importe quoi peut arriver à n’importe qui à n’importe quel moment.

Je ne suis pas prête à vivre vieille trop longtemps. C’est chiant et répétitif. Tout ce qui m’attend, c’est de me déglinguer encore plus. A quoi bon ?

Je veux mettre à profit le temps qui me reste pour écrire un témoignage, des souvenirs aussi. Décrire le parcours tumultueux qui m’a mené de la Chine des concessions à la France et à la Suisse en passant par l’Allemagne et le Venezuela.

En France, on n’a pas le droit au suicide assisté si on a la maladie de Charcot.

En Suisse, le patient éclairé peut décider quand il a assez vécu – la seule condition étant qu’il soit lucide et capable de discernement. Il faut que la demande soit réfléchie, réitérée et qu’elle corresponde à une situation dont le pronostic est fatal.

La vieillesse est une maladie incurable dont le pronostic est toujours fatal. Je pense que c’est au patient adulte et capable de discernement qu’il faut laisser le choix de décider quand la somme de ses souffrances a dépassé la somme de ses plaisirs.

Chaque cas est unique et doit être considéré comme tel. Les associations suisses d’accompagnement au suicide forment des bénévoles qui ont la tâche de distinguer une dépression endogène d’une dépression circonstancielle, de comprendre un diagnostic médical et d’évaluer la durée de l’accompagnement qui peut aller d’une semaine à plusieurs mois selon la gravité de la maladie et la décision libre du patient éclairé.

J’ai été formée à l’accompagnement par Exit en Suisse et je fais de mon mieux pour accompagner des patients français en les écoutant et en les conseillant. C’est souvent tout ce qu’ils demandent : être écoutés en sachant qu’ils pourront un jour appuyer sur la touche étoile, ce qui est interdit en France.

La Suisse est plus réaliste, plus pragmatique et beaucoup plus humaniste. La mort n’y est pas un sujet tabou. Et tout comme aucune femme n’a jamais pratiqué une IVG de gaîté de cœur, aucun mortel ne se résout de gaîté de cœur à mourir. Pourquoi vouloir ajouter une souffrance inutile à ce moment inévitable de notre vie qu’est la mort ?